LXXXVI L’art de se bien porter

L’égalité d’âme ne reçoit pas, en général, de récompenses extérieures ; mais elle est certainement favorable à la santé. Un homme heureux se laisse oublier ; la gloire le viendra chercher quarante ans après sa mort. Mais contre la maladie, plus intime que l’envie et bien plus redoutable, le bonheur est la meilleure arme. Contre quoi l’homme triste trouve à dire que le bonheur est un effet et non une cause ; c’est trop simplifier. La force fait qu’on aime la gymnastique ; mais la gymnastique volontaire donne force. Bref, il y a certainement une attitude viscérale, s’il est permis d’ainsi dire, qui favorise le combat et l’élimination, et une autre, contraire, qui étrangle et empoisonne celui qui la prend. Sans doute on ne peut pas étirer et masser ses propres viscères comme on étend les doigts ; mais comme la joie est le signe évident d’une bonne attitude viscérale, on peut parier que toutes les pensées qui vont à la joie disposent aussi à la santé. Il faudrait donc se réjouir lorsque l’on est malade ? Mais cela, dites-vous, est absurde et impossible. Attendez. On a assez dit que l’existence de l’homme de guerre, les projectiles mis à part, était bonne pour la santé. J’ai pu m’en rendre compte, ayant mené pendant trois ans l’existence du lapin de garenne, qui fait trois tours dans la rosée, et rentre en son trou au moindre bruit. Trois années sans ressentir autre chose que la fatigue et le besoin de dormir. Or, j’avais l’estomac de mon siècle, et je traînais une maladie mortelle depuis mon âge de vingt ans, comme tous ceux qui pensent sans agir. On a bientôt dit que cette prospérité du corps tient à l’air campagnard et à la vie active ; mais j’aperçois d’autres causes. Un caporal d’infanterie, le même qui me disait : « Nous n’avons plus peur ; nous n’avons plus que des transes », vint un jour à mon abri avec un visage qui exprimait le bonheur. « Cette fois, dit-il, je suis malade. J’ai la fièvre ; le major me l’a dit ; je le revois demain. C’est peut-être la typhoïde ; je ne tiens plus debout ; le paysage tourne. Enfin c’est l’hôpital. Après deux ans et demi de boue, j’ai bien mérité cette chance-là. » Mais je voyais bien que la joie le guérissait. Le lendemain il n’était plus question de fièvre, mais bien de traverser les agréables ruines de Flirey, et pour gagner une position encore pire.

Ce n’est pas une faute d’être malade ; la discipline ne peut rien dire contre, ni l’honneur. Quel est le soldat qui n’a point guetté en lui-même, dans les transports de l’espérance, les symptômes d’une maladie, même mortelle ? On finit par penser, en ces jours atroces, qu’il est bien agréable de mourir de maladie. De telles pensées sont bien fortes contre toute maladie. La joie dispose le corps, en son intérieur, mieux que le plus habile médecin ne saurait faire. Ce n’est plus cette peur d’être malade qui aggrave tout. S’il y eut, comme on dit, des solitaires qui attendaient la mort comme une grâce de Dieu, je ne m’étonne pas qu’ils soient morts centenaires. Cette durée que nous admirons chez les vieillards, quand ils ont fini de s’intéresser à quelque chose, vient sans doute de ce qu’ils ne sentent plus la peur de mourir. Choses qu’il est toujours bon de comprendre, comme il est bon de comprendre que la raideur, qui vient de peur, fait tomber le cavalier. Il y a un genre d’insouciance qui est une grande et puissante ruse.

28 septembre 1921

Share on Twitter Share on Facebook