XL Le jeu

« Je plains, disait quelqu’un, un homme qui vit seul, qui n’a pas de besoins ni d’inquiétudes que ses ressources ne puissent calmer, je le plains dès que l’âge ou la maladie le toucheront un peu ; car il pensera trop à lui-même. Un père de famille, toujours soucieux, et qui n’arrive point à se délivrer de ses dettes, est bien plus heureux malgré l’apparence, parce qu’il n’a point le temps de penser à ses digestions. » Voilà une raison de se conserver quelques petites dettes, ou de se consoler si on en a.

Quand on conseille aux hommes de rechercher une vie moyenne, tranquille et assurée, on ne leur dit pas assez qu’il leur faudra aussi beaucoup de sagesse pour la supporter. Le mépris des richesses et des honneurs est facile en somme ; ce qui est proprement difficile, c’est, une fois qu’on les méprise bien, de ne pas trop s’ennuyer. L’ambitieux court toujours après quelque chose où il croit qu’il trouvera un bonheur rare ; mais son principal bonheur c’est d’être bien occupé ; et même quand il est malheureux de quelque déception, il est encore heureux de son malheur. C’est qu’il y voit remède ; et le vrai remède, c’est qu’il y voie remède. La nécessité étalée comme un grand pays, bien au clair, et hors de nous, vaut toujours mieux que cette nécessité repliée que nous sentons au creux de nous.

La passion du jeu fait voir ce besoin d’aventure tout nu, en quelque sorte, sans aucun ornement étranger ; car le joueur n’a jamais de sécurité, et je crois que c’est cela même qui l’intéresse. Aussi le vrai joueur n’aime pas trop ces jeux où l’attention, la prudence, le savoir-faire corrigent beaucoup la chance. Au contraire, un jeu comme la roulette, où il ne fait qu’attendre et risquer, le transporte d’autant plus. Ce sont des catastrophes, voulues en un sens ; car il se dit à chaque instant : « Le coup prochain me ruinera peut-être, si je le veux bien. » C’est comme un voyage d’exploration très dangereux, mais avec cette condition que, d’un seul consentement de pensée, on se retrouverait en sûreté chez soi. Mais c’est ce qui explique aussi l’attrait des jeux de hasard ; car rien n’y force, et l’on ne risque que si l’on veut. Cette puissance plaît.

La guerre a sans doute quelque chose du jeu ; c’est l’ennui qui fait la guerre. Et la preuve en est que c’est toujours l’homme qui a le moins de travaux et de soucis qui est le plus guerrier. Si on saisissait bien ces causes, on serait moins touché par les déclamations. L’homme riche et oisif paraît bien fort lorsqu’il dit : « La vie est facile pour moi ; si je m’expose à tant de périls, si j’appelle de tout mon cœur ces risques effrayants, il faut donc que j’y voie quelque raison invincible ou quelque nécessité inévitable. » Mais non. Ce n’est qu’un homme qui s’ennuie. Et il s’ennuierait moins s’il travaillait du matin au soir. Ainsi l’inégale répartition des biens a par-dessus tout cet inconvénient qu’elle condamne à l’ennui un grand nombre d’hommes bien nourris ; d’où ils arrivent à se donner des craintes et des colères qui les occupent. Et ces sentiments de luxe sont le plus lourd fardeau des pauvres gens.

1er novembre 1913

Share on Twitter Share on Facebook