Chapitre XXIII

Dans lequel on démontre administrativement qu’il est parfois aussi difficile d’entrer en prison que d’en sortir.

Mettant de nouveau à contribution ce curieux privilège dont j’ai parlé plus haut et qui confère aux romanciers le pouvoir de jouer avec le temps comme avec l’espace, je vais, messieurs et dames, si vous y consentez, vous rajeunir pour un instant de vingt-quatre heures.

Reprenons les choses où elles en étaient quand notre vieux camarade Jules Fléchard, après l’impressionnante scène des aveux chez les Chaville, se dirigea résolument vers le Parquet, à la fois soutenu par le doux souvenir d’Arabella lui murmurant : Courage, ami (de quelle voix, à ciel !) et par les civiques exhortations de Me Guilloche, son avocat improvisé. Au Parquet, ces messieurs furent reçus froidement.

En l’absence du procureur, un vieux commis-greffier tenta de leur démontrer la parfaite inanité de leur démarche.

– Croyez-moi, mes amis, rentrez chez vous et ne reparlons plus de cette affaire.

– Mais pourtant...

– Ce sera beaucoup plus raisonnable. Le tribunal s’est trompé, dites-vous, en condamnant Blaireau à votre place, c’est bien possible ; mais c’est une affaire entre le nommé Blaireau et vous, monsieur Fléchard.

– La question est plus haute, protestait l’avocat.

– Non, mon cher maître, la question n’est pas si haute que vous le dites. Blaireau a fait trois mois de prison pour le compte de M. Fléchard, c’est à ce dernier à dédommager Blaireau. À raison de vingt sous par jour (et c’est bien payé), cela nous fait une somme de quatre-vingt-dix francs. Mettons cent francs pour faire un compte rond. Donnez cent francs à Blaireau et ne parlons plus de cette affaire-là !

– Nous reviendrons demain matin, et nous verrons si M. le procureur tiendra le même raisonnement que vous.

– S’il en tient un autre, il aura tort et servira mal les intérêts de la justice, intérêts plus considérables et plus augustes que ceux d’un simple citoyen comme vous, soit dit sans vous fâcher, monsieur Fléchard.

Et, se levant, le vieux greffier leur indiqua que l’entrevue avait pris fin.

Le professeur de gymnastique passa une mauvaise nuit.

Si pourtant les magistrats se refusaient à prendre au sérieux ses déclarations, si on ne consentait pas à le mettre en prison, que dirait Arabella de Chaville ?

Car ce qu’elle aimait en lui – et il le comprenait bien – c’était la victime autant que le héros.

Sans prison, pas de mariage.

De la naissance et de la particule, la romanesque jeune fille pouvait se moquer, mais pas de l’auréole !

Une auréole ! L’auréole du martyre, il la fallait à Fléchard, coûte que coûte !

Une auréole ! une auréole ! mon royaume pour une auréole !

Aussi, dès le lendemain matin, frappait-il à la porte du procureur.

– Ah ! s’écria le magistrat, c’est vous le nommé Fléchard (Jules) ! Eh bien, le nommé Fléchard (Jules) a raté une belle occasion de se tenir tranquille ! Juste au moment des vacances ! C’est cette époque-là que vous choisissez pour faire ce joli coup !

Fléchard répondit en baissant la tête :

– Monsieur le procureur le remords ne choisit pas son jour.

– Le remords ? Ah ! fichez-moi la paix avec votre remords. Le remords de quoi ? D’avoir administré une raclée à cet idiot de garde champêtre ? D’avoir laissé condamner à votre place cette fripouille de Blaireau ? Il n’y a pas de quoi fouetter une puce, dans tout cela. Allons, mon ami, rentrez chez vous, et qu’il ne soit plus jamais question de cette ridicule histoire !

– Je vous demande bien pardon, monsieur le procureur, de ne pas être de votre avis, mais je tiens à être incarcéré au plus vite.

– Incarcéré ? non ! Enfermé dans une maison de fous, plutôt ! Allez-vous-en, mon ami, allez-vous-en !

– Monsieur le procureur, je vous préviens que si vous ne voulez pas me mettre en prison, je m’adresserai à une juridiction supérieure.

– On vous enverra promener.

– Je ne me laisserai pas rebuter.

« Et j’irai, s’il le faut, Jusqu’au garde des Sceaux !

– Écoutez, Fléchard, voulez-vous être raisonnable et remettre cette affaire-là à plus tard, après les vacances ?

– Je veux coucher en prison, ce soir même.

– Je commence à croire que j’ai devant moi un dangereux monomane. Gare la douche !

– Merci bien, j’en ai pris une ce matin.

– Pas assez forte, sans doute. Allez-vous-en !

Et, saisissant Fléchard par le bras, le magistrat mit notre pauvre ami à la porte.

Dans l’après-midi, Fléchard prit une résolution héroïque.

Après avoir composé un petit ballot d’effets de rechange et d’objets de toilette, il se dirigea vers la prison.

M. Bluette, pensait-il, est un excellent garçon. Je le connais, il ne me refusera pas de m’admettre dans son établissement, au moins pour quelques jours.

En chemin, il rencontra le maire, furieux, qui lui dit :

– Ah ! vous voilà, vous ! vous pouvez vous vanter d’en avoir fait, un joli coup ! Il y a devant la prison au moins trois cents imbéciles qui attendent la sortie de Blaireau pour le porter en triomphe.

Malgré tout son ennui, Fléchard ne put s’empêcher de dire :

– Ça va être très drôle ! éclata-t-il.

– Très drôle, en effet ! Ah ! si nous avions de la troupe à Montpaillard, c’est moi qui ferais fusiller tous ces gars-là !

– Vous n’y allez pas de main morte, monsieur le maire !

– Voyons, Fléchard, soyez sérieux. Tenez-vous toujours à vous déclarer coupable ? Il est encore temps.

– Plus que jamais, monsieur le maire, et je vais de ce pas me constituer prisonnier.

– Alors, que tout le désordre qui va révolutionner Montpaillard retombe sur votre tête !

À la prison, Fléchard trouva Bluette, tourmenté, inquiet et, contrairement à son habitude, de fort méchante humeur.

Et il y avait de quoi ! Cet inspecteur, qui tombait juste sur Alice déguisée en détenu ! Qu’est-ce qui allait résulter de cette aventure ? Mon Dieu ! Mon Dieu ! La révocation, sans nul doute.

– Vous, Fléchard ! que désirez-vous ?

– Vous êtes sans doute au courant de la situation, monsieur le directeur ?

– L’affaire Blaireau, oui ; c’est vous le coupable ?

– Parfaitement.

– Et après ?

– Après ? ... Je viens me constituer prisonnier.

– Avez-vous un papier ?

– Non, monsieur le directeur.

– Une lettre, un mot du Parquet ?

– Je n’ai rien.

– Et vous vous imaginez que je vais vous coffrer comme ça, de chic ? Vous êtes étonnant, ma parole d’honneur !

–Alors, il faut des recommandations, maintenant, pour entrer en prison ?

– Mais, certainement !

– Toujours la faveur alors ! Le népotisme ! Pauvre ! pauvre France !

– Au revoir, Fléchard, tâchez de vous faire une raison.

– C’est bien entendu, vous ne voulez pas me recevoir ?

– Je vous dis que non, là ! ... Fichez-moi le camp !

On venait de frapper à la porte du bureau.

– Ah ! c’est encore vous, Blaireau, que désirez-vous ?

– Ça n’est pas pour vous faire un reproche, monsieur le directeur mais je trouve que vous y mettez du temps à me relâcher !

– Impossible avant que j’aie reçu l’ordre du Parquet.

– Ah, nom d’un chien ! C’est trop fort ! Non seulement j’ai fini mon temps, mais encore je suis reconnu comme innocent, et on ne veut pas me lâcher ! C’est trop fort ! mille pétards de bon sang ! C’est trop fort ! On n’a jamais rien vu de pareil !

– Mon cas à moi, s’écria Fléchard, est encore plus fort ! Je suis coupable et on ne veut pas me coffrer !

– Mon pauvre ami, dit Bluette, si on devait mettre tous les coupables en prison, on n’y arriverait pas.

– Ah ! elle est propre, la justice ! Pauvre France !

Et il murmura :

– Que va penser Arabella ?

Blaireau, lui, était arrivé au comble de l’exaspération.

– Ah ! oui, pauvre France ! c’est bien le cas de le dire !

« Attends un petit peu que je sois sorti de prison, et puis je vais te l’arranger le gouvernement !

Quant à Fléchard, il regagna son domicile d’un air plus las encore et plus navré que de coutume.

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