Chapitre XXVII

Dans lequel, par une faveur spéciale, le lecteur sera introduit, avant l’ouverture des bureaux, au sein de la fête donnée en l’honneur et au profit de Blaireau.

– Mesdemoiselles, messieurs, voici une fête qui s’annonce à merveille !

– Oh ! oui, monsieur le baron, et un temps superbe, par-dessus le marché !

– Allons, ne perdons pas de temps. Il est une heure et demie et c’est à deux heures précises qu’on ouvre les grilles. Ne nous laissons pas devancer par la foule. Mesdames et mesdemoiselles, veuillez vous installer à vos comptoirs respectifs. Les commissaires, où sont nos commissaires ?

Quelques grands dadais s’avancent.

– Voici, monsieur le baron, nous sommes là.

– Ah ! parfaitement ! vous avez vos insignes, messieurs ?

– Oui, monsieur le baron.

– Alors tout va bien... Je n’aperçois pas nos petites cabaretières.

– Elles sont en train de mettre leur tablier.

Plusieurs jeunes filles arrivent, jolies comme des cœurs et si fraîches !

– Ah ! les voici ! Elles sont charmantes, nos petites cabaretières ! Mesdemoiselles, c’est entendu, n’est-ce pas ? Toutes les consommations vendues à votre bar, un franc. vendez du champagne, mesdemoiselles, et vendez-en beaucoup. Poussez ces messieurs à l’intempérance ! ... Au fait, comment est-il, ce champagne ?

– Goûtez, monsieur le baron.

M. de Hautpertuis goûte et dissimule une légère grimace :

« Oh ! oh ! pas fameux, ce champagne ! Enfin, pour une fête de ce genre, c’est tout ce qu’il faut. »

– Un franc, monsieur le baron, s’il vous plaît !

– Voici un franc, mademoiselle. Poussez ces messieurs à l’intempérance. vous n’aurez pas grand-peine, du reste, par cette chaleur ! ... Mais où est notre Blaireau ? Je n’aperçois pas Blaireau !

– Blaireau ? répond M, de Chaville, il est à l’office, fort occupé à déguster un excellent café dans lequel il a versé la moitié d’un carafon de ma plus vieille eau-de-vie.

– Qu’il vienne ! ... Monsieur le commissaire, veuillez aller me chercher Blaireau.

Voici Blaireau !

Blaireau sanglé dans une antique, mais superbe encore redingote, laquelle provient de la garde-robe de son avocat.

Un gros dahlia rouge comme sa boutonnière. Un chapeau haut de forme, légèrement passé de mode, s’enfonce sur des cheveux pommadés sans mesure.

Avec un acharnement digne d’un meilleur sort, notre pauvre ami s’efforce de faire entrer ses grosses pattes dans des gants beurre frais (pas très frais).

L’arrivée de Blaireau provoque un murmure d’admiration auquel Blaireau répond par quelques signes protecteurs.

Seul, le baron n’approuve pas. Il ajuste sévèrement son monocle, fixe Blaireau et porte ce jugement :

– Mon cher Blaireau, c’est en habit noir que vous devez vous présenter aux populations.

– En habit noir ?

– En habit noir, oui ! Oh ! je sais ce que vous allez me dire, mon cher ami, qu’on ne porte pas l’habit dans la journée, votre objection serait parfaitement raisonnable en temps ordinaire, mais dans les circonstances qui nous réunissent aujourd’hui, le cas est tout à fait différent. Le bénéficiaire d’une fête de charité doit être en habit noir et cravate blanche.

– Je ne vous dis pas le contraire, monsieur le baron, mais je ne crois pas avoir rien de pareil dans ma modeste armoire.

– M. Chaville se fera un plaisir de vous en prêter un. vous êtes à peu près de la même corpulence. N’est-ce pas, Chaville ?

– Volontiers ! ... Placide, donnez mon habit noir à M. Blaireau. (Bas à Placide.) Le numéro trois.

Même avec un habit noir numéro trois, Blaireau apparaît magnifique.

Il met ses pouces dans l’entournure du gilet et fait quelques pas pour faire admirer sa prestance.

Nouvelle acclamation.

Une seule voix de blâme s’élève, celle de M. Dubenoît.

Très âpre, M. le maire dissimule mal sa fureur croissante.

– Ah ! oui, une jolie tenue pour représenter les persécutés !

– Pardon, monsieur le maire, observe judicieusement Blaireau, ne confondons pas, s’il vous plaît. Ici je ne suis pas le porte-drapeau des persécutés, mais bien le héros d’une fête donnée en mon honneur et à mon profit. En mon honneur monsieur le maire, et à mon profit ! Ça vous embête, ça, hein, papa Dubenoît ?

M. Dubenoît hausse de muettes et rageuses épaules.

Le maire a amené avec lui son garde champêtre.

– Excellente idée ! dit le baron, nous allons le mettre au guichet de l’entrée... De cette façon, messieurs les commissaires seront tous libres de circuler et de s’amuser dans la fête. Est-il intelligent, votre garde champêtre ?

– Il n’est pas intelligent et je l’en félicite, il est mieux qu’intelligent, il est discipliné.

– Tous mes compliments ! Cela suffit pour la mission que nous allons lui confier... Garde champêtre !

– Monsieur le baron ?

– Apportez la plus grande attention à ce que je vais vous dire.

– Oui, monsieur le baron.

– Vous vous tiendrez à ce bureau, près de cette grille. vous ferez payer cinq francs à toutes les personnes qui entreront, sauf, bien entendu, à celles qui apportent leur concours à la fête, dames vendeuses, musiciens, jeunes gens du cirque, etc.

« Avez-vous bien compris, mon ami ?

– Parfaitement, monsieur le baron, j’ai bien compris.

– Répétez-moi votre consigne.

– Faites payer cent sous à tout le monde, excepté à ceux qui apportent leur concours.

– Parfaitement. Tenez-vous dès maintenant à votre poste, car voici qu’il est deux heures. La foule ne va pas tarder à se ruer.

Cependant la foule ne se rue pas.

Nul être payant ne s’est encore présenté au guichet et l’heure s’avance.

M. Dubenoît aurait énormément ri dans sa barbe, s’il avait eu une barbe, mais, par malheur, il était entièrement rasé.

Ah ! voici quelques personnes !

C’est Maître Guilloche et sa famille.

Après un court échange de paroles avec le garde champêtre, tous ces gens pénètrent sans payer ; Guilloche tient à s’en expliquer.

– Nous nous sommes permis, mon cher Blaireau, ma famille et moi, d’entrer à votre fête sans payer...

– Mais vous avez bien fait, monsieur Guilloche, vous avez bien fait ! ... Comment me trouvez-vous ?

– Splendide, Blaireau, splendide ! Décidément, vous étiez fait pour porter l’habit noir.

– J’t’écoute ! Ça me va mieux que les cochonneries que vous m’aviez mises sur le dos l’autre jour hein, farceur !

Depuis sa sortie de prison, Blaireau est devenu extraordinairement familier avec son avocat.

Il lui prodigue des tapes amicales, des appellations entachées de trivialité, il prend même des airs protecteurs qui finissent par agacer Guilloche.

Et puis, répétons-le, la popularité croissante de Blaireau n’est pas sans inquiéter un peu notre jeune ambitieux.

Blaireau député ! Est-ce qu’on sait jamais, avec le suffrage universel ?

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