IX

Par suite de son irrésolution native, Anne différait continuellement le mariage. Des doutes religieux la tourmentaient. Elle avait ouï dire que les vierges seules seraient admises à faire cercle autour de la mère de Dieu dans le Paradis. Devait-elle renoncer à cette douceur céleste pour un bien terrestre ? Alors, une plus vive ardeur de dévotion la gagna. Toutes les fois qu’elle était libre, elle allait à l’église du Rosaire ; là, elle s’agenouillait devant le grand confessionnal de chêne et restait immobile dans l’attitude de la prière. L’église était simple et pauvre ; le pavé était semé de dalles mortuaires ; une unique lampe de métal commun brûlait devant l’autel. Et, au fond de son âme, Anne regrettait le faste de sa basilique, la solennité des cérémonies, les onze lampes d’argent, les trois autels de marbre précieux.

Dans la Semaine Sainte de 1867, il survint un grand événement. Entre la Confrérie, commandée par Don Philène d’Amelio et l’abbé Cennamele, soutenu par la garde paroissiale, la guerre éclata au sujet d’un différend pour la procession de Jésus mort. Don Philène prétendait que le cortège, organisé par les confrères, partît de l’église de la Confrérie ; l’abbé prétendait que le cortège partît de l’église paroissiale. Cette guerre émut et souleva la bourgeoisie entière et les milices du roi de Naples casernées dans le fort. Il y eut des tumultes populaires ; il y eut, dans les rues encombrées, des rassemblements de foule fanatique ; il y eut des patrouilles en armes qui firent la ronde pour empêcher les désordres. D’innombrables députés des deux camps obsédèrent le comte-archevêque de Chiéti ; beaucoup d’argent fut dépensé pour corrompre les consciences ; un bruit sourd de mystérieuses conjurations se répandit dans la ville. Les haines avaient pour foyer la maison de Donna Christine. En ces jours de lutte, Don Fiore Ussorio s’illustra par d’admirables stratagèmes et par des audaces inouïes. Don Paul Nervegna eut un grave épanchement de bile. Don Ignace Cespa mit vainement en œuvre tout son art doucereux de conciliation et tous ses sourires melliflus. La victoire fut disputée avec un implacable acharnement jusqu’à l’heure rituelle de la procession funèbre. Le peuple frémissait d’impatience ; le commandant des milices, dévoué au parti de l’abbé, menaçait de châtier les scélérats de la Confrérie. La révolte était sur le point d’éclater. Et, tout à coup, voici qu’arriva sur la place un soldat à cheval, porteur d’un message épiscopal qui donnait la victoire à la congrégation.

Alors, dans les rues jonchées de fleurs, la procession se déroula avec une magnificence insolite. Un chœur de cinquante voix virginales chanta les hymnes liturgiques de la Passion, et dix thuriféraires encensèrent toute la cité. Les baldaquins, les bannières, les cierges, par leur richesse inouïe, emplirent l’assistance d’émerveillement. L’abbé, déconfit, ne parut pas ; et, à sa place, Don Pascal Carabba, grand coadjuteur, revêtu des ornements abbatiaux, suivit avec une grande solennité de démarche le cercueil de Jésus.

Au fort du débat, Anne avait fait des vœux pour la victoire de l’abbé. Mais la somptuosité de la cérémonie lui donna un éblouissement ; une sorte de stupeur l’envahit devant un si beau spectacle : et lorsque Don Fiore Ussorio passa, portant au poing un cierge énorme, elle éprouva pour lui aussi un sentiment de gratitude. Ensuite, lorsque le dernier groupe du cortège arriva devant elle, elle se mêla à la cohue fanatique des hommes, des femmes et des enfants, et se mit à suivre, presque sans toucher terre, les yeux obstinément fixés sur la couronne de la Mater dolorosa, qui dominait la foule. En l’air, d’un balcon à l’autre, les riches draps tendus faisaient une succession de voûtes ; aux maisons des boulangers pendaient de rustiques formes d’agneaux en pâte de froment ; par endroits, dans les carrefours, aux croisements de rues, un brasier ardent répandait une fumée d’aromates.

La procession ne passa point sous les fenêtres de l’abbé. De temps en temps, une sorte de remous confus courait le long des files, comme si le groupe d’avant-garde eût rencontré un obstacle : et ce qui en était cause, c’était une contestation entre le porte-croix de la Confrérie et le lieutenant des milices, lesquels avaient reçu chacun des ordres différents pour l’itinéraire à suivre. Comme le lieutenant ne pouvait pas user de violence sans commettre un sacrilège, le porte-croix remporta la victoire. Les membres de la congrégation exultaient ; le major brûlait de colère ; le peuple était plein de curiosité.

Quand la procession, dans le voisinage de l’arsenal, tourna pour rentrer à l’église de Saint-Jacques, Anne prit une ruelle oblique et fut en quelques pas sous le grand portail. Elle s’y agenouilla. Vers elle arrivait, en tête du cortège, le porteur du crucifix gigantesque ; puis venaient les porteurs de bannières, qui maintenaient les longues hampes avec le front ou le menton en conservant l’équilibre par un savant jeu de muscles. Ensuite, comme au milieu d’un nuage d’encens, marchaient les autres groupes, chœurs angéliques, pénitents en cagoule, vierges, seigneurs, clergé, milice. C’était un grand spectacle. Une sorte de terreur mystique étreignait l’âme de la femme à genoux.

Sur le vestibule, selon la coutume, s’avança un acolyte muni d’un large plateau d’argent pour recevoir les cierges. Anne regardait. Alors il advint que le major, en grommelant entre les dents d’âpres paroles contre la Confrérie, jeta avec violence son cierge dans le plat et tourna le dos d’un air de menace. Tout le monde resta ébahi ; et, dans le silence soudain, on entendit cliqueter le sabre de l’homme qui s’éloignait. Seul Don Fiore Ussorio eut la témérité de sourire.

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