VII

Vers cette époque, le fermier lui fit don d’une tortue. Ce nouvel hôte lent et taciturne fut l’objet de son affection et de ses soins aux heures de loisir. La tortue cheminait d’un bout à l’autre de la chambre, en soulevant avec peine la pesante masse de son corps sur ses pattes semblables à des moignons olivâtres ; et, comme elle était jeune, les plaques de sa cuirasse dorsale, jaunes avec des taches noires, prenaient parfois au soleil une transparence d’ambre limpide. Sa tête couverte d’écailles, aplatie sur le museau, s’avançait en tâtonnant avec une mansuétude peureuse ; et, parfois, cette tête ressemblait à celle d’un vieux serpent décrépit qui sortirait d’une carapace de crustacé. Anne appréciait surtout les bonnes mœurs de l’animal : silence, frugalité, modestie, amour de la maison. Elle lui donnait pour nourriture des feuilles de salade, des racines, des vers ; et elle restait en extase à observer le mouvement des petites mandibules de corne dentelées sur les deux bords. Émue alors d’un sentiment presque maternel, elle encourageait l’animal avec de douces paroles et choisissait pour lui les herbes les plus tendres et les plus savoureuses.

Une idylle fleurit sous les auspices de la tortue. Le fermier, qui venait plusieurs fois par jour à la maison, s’arrêtait sur la terrasse pour causer avec Anne. Et, comme c’était un homme humble d’esprit, dévot, prudent et juste, il prenait plaisir à voir dans l’âme de cette fille le reflet de ses pieuses vertus. Aussi l’habitude fit-elle insensiblement naître entre eux une familiarité amicale. Anne avait déjà quelques cheveux blancs sur les tempes et, sur tout le visage une placide candeur. Zachiel, le fermier, était un peu plus âgé qu’elle ; il avait une grosse tête au front saillant et des yeux doux et ronds de lapin. Pour causer, ils s’asseyaient d’habitude sur la terrasse. Au-dessus d’eux, entre les toits, le ciel ressemblait à une coupole lumineuse ; et, de temps à autre, un vol de pigeons domestiques, blancs comme le Paraclet, traversait la paix céleste. Leurs entretiens roulaient sur les récoltes, sur la bonté des terroirs, sur les règles simples de la culture ; et ils étaient pleins d’expérience et de rectitude.

Comme Zachiel, par une vanité instinctive et ingénue, se plaisait quelquefois à faire étalage de son savoir devant cette fille ignorante et crédule, elle conçut pour lui une estime et une admiration sans bornes. Elle apprit de lui que la terre est divisée en cinq parties et qu’il existe cinq races d’hommes : la blanche, la jaune, la rouge, la brune et la noire. Elle apprit que la terre est de forme ronde, que Romulus et Rémus eurent pour nourrice une louve, et qu’à l’approche de l’automne les hirondelles passent la mer pour aller en Égypte où régnaient autrefois les Pharaons. « Mais les hommes n’ont donc pas tous une même couleur, à l’image et à la ressemblance de Dieu ? Comment pouvons-nous marcher sur une boule ? Qu’est-ce que c’était, les rois Pharaons ? » Elle ne réussissait pas à comprendre, et restait l’esprit perdu. Mais, depuis lors, elle considéra les hirondelles avec révérence et les tint pour des oiseaux doués d’humaine sagesse.

Un jour Zachiel lui montra une Histoire Sainte de l’Ancien Testament illustrée de figures. Anne suivait des yeux avec lenteur, en écoutant les explications. Elle vit Adam et Ève parmi les lièvres et les cerfs, Noé demi-nu et à genoux devant un autel, les trois anges d’Abraham, Moïse sauvé des eaux ; plus loin, elle vit avec joie un Pharaon qui regardait la verge de Moïse changée en serpent, la reine de Saba, la fête des Tabernacles, le martyre des Macchabées. L’épisode de l’ânesse de Balaam l’emplit d’émerveillement et de tendresse. L’épisode de la coupe de Joseph dans le sac de Benjamin la fit éclater en larmes. Et elle se représentait les Israélites cheminant dans un désert tout couvert de cailles, sous une rosée qui s’appelait la manne et qui était blanche comme la neige et plus douce que le pain.

Après l’Histoire Sainte, Zachiel, pris d’une singulière ambition, se mit à lui lire les Entreprises des princes de France depuis Constantin empereur jusqu’à Roland comte d’Anglante. Alors un grand tumulte bouleversa l’esprit de la pauvre fille : les batailles des Philistins et des Syriaques se confondirent dans sa mémoire avec les batailles des Sarrasins ; Olopherne se confondit avec Rizieri, le roi Saül avec le roi Mambrin, Éléazar avec Balante, Noémi avec Galeane. La fatigue l’empêchait de suivre le fil des narrations ; et elle ne s’y retrouvait que par intervalles, lorsqu’elle entendait passer dans la voix de Zachiel les syllabes de quelque nom préféré. Ses préférences étaient pour Dusoline et pour le duc Bovetto, qui conquit toute l’Angleterre par amour pour la fille du roi de Frise.

C’était le commencement de septembre. L’atmosphère rafraîchie par les pluies récentes allait s’imprégnant d’une paisible clarté automnale. La chambre d’Anne devint le lieu des lectures. Un jour, Zachiel assis lisait comment Galeane, fille du roi Galafre, s’éprit d’amour pour Mainetto et voulut avoir de lui la guirlande d’herbe. Comme le récit était simple et champêtre et comme la voix du liseur s’attendrissait d’accents nouveaux, Anne écoutait avec une attention visible. La tortue se traînait parmi quelques feuilles de salade, paresseusement ; le soleil, frappant sur la fenêtre, illuminait une grande toile d’araignée ; et les dernières fleurs rosées du tabac s’apercevaient à travers la trame subtile des fils d’or.

Lorsque le chapitre fut fini, Zachiel déposa le livre et, regardant la femme, il sourit d’un de ces sourires niais qui lui plissaient à tout propos les tempes et les angles de la bouche. Puis il commença un vague discours, avec la timidité de celui qui parle sans savoir comment arriver au point voulu. Finalement, il osa. – N’avait-elle jamais songé au mariage ? – Anne ne répondit point à cette question. Ils gardèrent tous deux le silence ; et ils avaient tous deux dans l’âme une confuse sensation de douceur, quelque chose comme un réveil inconscient de leur jeunesse ensevelie, comme un appel de l’amour à leur humanité ; et cela les troublait comme les vapeurs d’un vin trop fort qui seraient montées à leur cerveau débile.

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