I

– Bonne santé, Donna Clara !

Ce souhait matinal la faisait sourire tristement ; car elle avait conscience que la santé l’abandonnait peu à peu, pour toujours peut-être.

Elle essayait de rester encore debout, de maintenir debout sa grande machine osseuse contre la faiblesse croissante. Elle paraissait si forte, malgré le réseau serré des rides, malgré le beau diadème des neiges séniles ! Et puis, les délices du printemps venaient de commencer, si douces en cette campagne où elle vivait depuis tant d’années ; elles venaient de commencer, ces bonnes tiédeurs attendues qui la guériraient, qui la sauveraient sans doute. Il suffirait qu’elle eût l’énergie de ne pas céder à cette langueur, de ne pas se laisser abattre ; il suffirait que la brise nouvelle lui entrât dans les poumons, lui accélérât le sang. Cette confiance lui revivifiait l’esprit, la rendait presque joyeuse, lui faisait aimer les clameurs enfantines dont Ève égayait les chambres, lui faisait aimer les roulades dont les chansons de sa bru emplissaient les voûtes.

Ce parfum d’humaine jeunesse qui montait autour d’elle, cette bénignité de la saison naissante l’excitaient, lui donnaient le ressort que donnent momentanément certaines liqueurs, le tumultueux soulèvement de vie qu’éprouve un malade quand il entend passer une joyeuse fanfare. Et pourtant, au fond de tout cela, il y avait quelque chose d’amer : l’aigreur qui naît immanquablement des conflits. Lorsque sa bru, en la voyant blême dans la zone de soleil qui traversait les vitres de la fenêtre, s’arrêtait de fredonner, prise de ce respect compatissant qu’ont les sains pour les malades, et lui demandait si vraiment elle se sentait bien, Donna Clara répondait :

– Oui, Françoise, je me sens bien. Vous pouvez chanter.

Mais le ton sourd de sa voix révélait une irritation contenue ; et Françoise s’en apercevait.

– Voulez-vous, mère, que je fasse préparer votre lit ?

– Non, non.

– Vous n’avez besoin de rien ?

– Mais non, de rien…

L’impatience la gagnait. Elle ouvrait les croisées et posait les coudes sur l’appui, avide de respirer à longs traits l’air et la santé. Ou encore elle appelait Ève, sa petite-fille, qui se jetait contre elle avec l’aveugle brusquerie des enfants ivres de tapage, rieuse, le visage rouge de chaleur dans une abondance de cheveux blonds.

– Oh ! grand’mère ! criait la fillette, insouciante du mal que faisait aux genoux de la vieille femme le heurt de sa course.

Et, tandis qu’Ève se reposait, Donna Clara aimait à plonger ses longs doigts aristocratiques dans la vitalité de cette chevelure qui exhalait le parfum naturel de l’enfance, comme dans un bain salutaire. Pendant un instant, cette expansion de tendresse lui faisait du bien ; pendant un instant, elle sentait se répercuter en elle-même, venue de ces petits membres tout vibrants encore des jeux antérieurs, une sensation de joie inconsciente ; ou, pour mieux dire, elle sentait qu’en ce petit corps quelque chose de son être propre revivait par transmission héréditaire, et cela lui était une jouissance. Elle relevait la tête de la fillette ; elle voulait regarder dans ces yeux purs et profonds qu’agrandissait un émerveillement presque continuel.

– Elle a les yeux et le front de Valère, n’est-ce pas, Françoise ?

– Oui, mère ; c’est-à-dire votre front et vos yeux.

Alors, sur la figure de Donna Clara, les rides se groupaient comme des rayons, illuminées par la complaisance du sourire.

Ensuite, lorsque la fillette, reprise d’une frénésie de turbulence, glissait sous la caresse en fuyant, Donna Clara restait stupéfaite, comme quand on sent dans quelque partie de l’organisme s’évanouir une excitation agréable et qu’on appréhende de faire un mouvement qui dissiperait l’extrême ondulation du plaisir. Peu à peu, l’effort pour tenir bon contre l’alanguissement devenait pénible ; l’obstination à résister cédait petit à petit. Et d’abord, une inquiétude vague qui prenait par degrés la forme de la crainte ; puis une véritable terreur, la terreur de celui qui, ayant épuisé son courage, se voit sans ressource en face du péril, étreignit et paralysa sa vieille âme. Son corps avait besoin de s’étendre, de ne plus peser sur les muscles affaiblis ; en appuyant sa tête au dossier du fauteuil et en relâchant ses membres, elle éprouvait un soulagement. Mais ce grand lit sombre, clos tout autour par des rideaux de damas vert, ce grand lit qui occupait à lui seul toute la chambre et où son mari était mort cinq ans auparavant, ce lit la glaçait d’épouvante. Jamais maintenant elle ne consentirait à s’y coucher ; il lui aurait semblé qu’elle s’ensevelissait pour toujours et qu’elle suffoquait. Au contraire, dans son effarement, elle gardait la soif de l’air libre et de la pleine lumière ; et elle haïssait la solitude, parce qu’elle avait l’illusion que le contact et la vue des choses fortes, jeunes et gaies lui procureraient un lent renouveau.

Aussi, lorsque Gustave, son fils cadet, l’eût persuadée avec douceur, elle voulut qu’on lui dressât un petit lit dans la chambre d’angle, au-dessus du grand toit de l’orangerie, entre l’orient et le sud, là où le ciel se voyait et où deux larges fenêtres s’ouvraient aux invasions du soleil.

À peine y fut-elle installée, à peine eut-elle conçu le pressentiment que peut-être elle ne se relèverait jamais plus, la terreur fit place chez elle à un calme singulier. Maintenant, elle attendait ; et rien n’était plus triste que cette longue attente, que ce lent dépérissement d’une créature humaine, que cette sûre consécration à la mort.

La nouvelle chambre avait les parois nues et l’aspect d’un lieu jusqu’alors inhabité. À travers les vitres de l’une des fenêtres, on apercevait l’extrême limite de la plaine et la ligne sombre des collines, et, derrière les collines, sur le vif du ciel, le profil du Montecorno, cette douce figure de déesse couchée qui, sous la neige, ressemble à une immense statue de marbre abattue le long des Abruzzes, la protectrice de l’antique patrie que les matelots de la côte saluent avec une effusion d’amour, comme jadis les marins du Pirée saluaient la lance d’Athênê. Sous l’autre fenêtre, une file d’orangers se chauffait aux bons soleils.

Et les jours passaient. Valère absent ne reviendrait que dans deux mois, dans trois mois peut-être. Du lit de la malade, le silence se propageait par toute la maison : c’était cet étouffement ou cet affaiblissement de tous les bruits et de toutes les voix qui se fait autour des malades pour n’en pas troubler le repos. Le médecin, un petit homme à la face toute rasée, presque luisante, venait chaque soir à la même heure, un peu avant le coucher du soleil. Les ombres commençaient à envahir la chambre, coupées parfois d’une dernière lueur qui entrait par la fenêtre du milieu et venait effleurer le lit. Un domestique apportait une lampe couverte d’un grand abat-jour vert. Après le départ du médecin, Gustave et Françoise restaient dans la chambre, assis auprès du lit, silencieux, attristés par cette lumière égale, attentifs aux voix affaiblies qui venaient jusqu’à eux du lointain des campagnes. Ève, pliant la tête sous le poids du sommeil, inondait les genoux maternels d’un flot de cheveux à travers lesquels l’haleine s’exhalait sans qu’on vît la bouche. Et, sur ces genoux immobiles, ces cheveux formaient une soyeuse masse palpitante.

– Touchez-les, dit un jour Françoise à son beau-frère, en les caressant avec une complaisance de mère heureuse.

Sans se lever de sa chaise, Gustave se rapprocha par une inclinaison du corps et y plongea légèrement les doigts. Dans ce geste, leurs mains eurent une rencontre fugitive. Tous deux, au contact, les retirèrent par un mouvement instinctif. Puis ils se regardèrent avec la curiosité surprise de gens qui viennent de découvrir par hasard une chose jusqu’alors imprévue et occulte ; auparavant, ni l’un ni l’autre ne se doutait qu’une étincelle pût jaillir de ce rapprochement d’épidermes. Et ils regardèrent en même temps la vieille femme. Donna Clara dormait ; elle fermait les yeux et devait dormir. Ils restèrent quelques instants à écouter cette respiration un peu rauque, qui aggravait le silence.

– Oh ! maman ! murmura la voix d’Ève, dont la petite face émergea d’entre la blondeur, boudeuse dans la confusion maussade du premier réveil.

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