La huche

À peine eut-il perçu le bruit des béquilles, Luc ouvrit de grands yeux, troubles et ardents, qu’il tourna vers la porte au seuil de laquelle son frère allait paraître. Tout son visage, amaigri par la souffrance, dévoré par la fièvre, semé de boutons rougeâtres, prit soudain un air de dureté et presque de fureur. Il saisit convulsivement les mains de sa mère, en criant d’une voix rauque et saccadée :

– Chasse-le ! Chasse-le ! Je ne veux pas le voir. Entends-tu ? Je ne veux pas le voir ; jamais, jamais. Entends-tu ?

Les mots s’étranglèrent dans sa gorge. Suffoqué par une quinte de toux, il serrait nerveusement les mains de sa mère, et, sur sa poitrine, sa chemise palpitait en s’entr’ouvrant à chaque effort. Il avait la bouche enflée, et, sur son menton, les boutons desséchés formaient une sorte de croûte qui, à chaque effort, se crevassait et saignait.

Sa mère tâchait de l’apaiser.

– Non, non, mon enfant. Tu ne le verras plus. Je ferai ce que tu veux. Je le chasserai, je le chasserai. La maison est à toi, mon enfant, toute à toi. Me comprends-tu ?

Luc lui toussait au visage.

– Maintenant, tout de suite ! répétait-il avec une insistance féroce, en se soulevant sur son lit, en poussant sa mère vers la porte.

– Oui, mon enfant ; maintenant, tout de suite.

Daniel parut sur le seuil, se soutenant sur des béquilles. C’était un pauvre hère à la grosse tête pesante. Il avait les cheveux si blonds qu’ils en paraissaient blancs. Ses yeux étaient doux comme ceux d’un agneau, bleus sous de longs cils clairs.

Il entra sans rien dire ; une paralysie l’avait privé de la parole. Mais il aperçut les yeux du malade braqués sur lui avec une énergie cruelle ; et il s’arrêta au milieu de la chambre, appuyé sur ses béquilles, irrésolu, n’osant plus faire un pas. Sa jambe droite, raccourcie et tordue, avait un petit tremblement visible.

Luc dit à sa mère :

– Que vient-il faire ici, cet estropiat ? Chasse-le ! Je veux que tu le chasses. Entends-tu ? Tout de suite !

Daniel comprit, et il regarda sa marâtre qui déjà se levait. Il la regarda avec des yeux si suppliants, qu’elle n’eut pas le cœur de le violenter. Et alors, en tenant sous l’aisselle une de ses béquilles, il fit avec sa main libre un geste de désespoir et jeta un coup d’œil vorace vers la huche placée dans un angle. Ce coup d’œil voulait dire :

– J’ai faim.

– Non, non ! Ne lui donne rien ! se mit à crier Luc en s’agitant sur son lit, en imposant à la femme son caprice haineux. Rien ! Mets-le dehors !

Daniel avait penché sa grosse tête sur sa poitrine ; il tremblait, il avait les yeux pleins de larmes. Lorsque sa marâtre lui posa une main sur l’épaule et le poussa vers la porte, il éclata en sanglots, mais il se laissa conduire. Il entendit ensuite qu’on fermait la porte, et il resta sur le palier, sanglotant. C’était un sanglot violent et continu.

Luc dit à sa mère, avec un geste courroucé :

– Tu l’entends ? Il fait exprès, pour que j’attrape du mal.

Le sanglot fraternel se prolongeait, entrecoupé de temps à autre par un grognement bizarre, triste comme le râle d’une bête de somme qui va mourir.

– Mais écoute donc ! Vite ! Jette-le en bas de l’escalier !

La femme se dressa d’un bond, courut à la porte et leva sur le muet des mains rudes, habituées à frapper et à sévir.

Luc, soulevé sur les coudes, répétait :

– Encore ! encore !

Sous les coups, Daniel se tut. Il descendit dans la rue en comprimant ses pleurs. Il était affamé ; il n’avait presque rien mangé depuis deux jours. À peine avait-il la force de traîner ses béquilles.

Une bande de gamins passa ; ils couraient derrière un cerf-volant qui s’enlevait en piquant de la tête.

Les uns le heurtèrent en criant :

– Eh ! l’estropiat !

D’autres le bafouèrent :

– Allons, en course, le coursier !

D’autres, faisant allusion à sa grosse tête, demandèrent par moquerie :

– Combien la livre de cervelle, eh ! l’estropiat !

Un autre, plus cruel, lui fit tomber une béquille et prit la fuite. Le muet chancela, puis rattrapa péniblement sa béquille et se remit en route. Les criailleries et les rires des gamins se perdirent du côté de la rivière. Le cerf-volant, pareil à un oiseau des pays fabuleux, montait dans un ciel rosé et suave. Sur le quai, des bandes de soldats chantaient en chœur. C’était la belle saison, après la fête de Pâques.

Daniel, qui sentait la faim le mordre aux entrailles, se dit :

– Je vais demander l’aumône.

Le four du boulanger imprégnait la brise printanière d’une bonne odeur de pain frais. Un homme passa, vêtu de blanc, avec sur la tête une longue planche où s’alignaient beaucoup de pains dorés, tout fumants encore. Deux chiens suivaient l’homme, le museau en l’air, en remuant la queue.

Daniel crut qu’il allait défaillir d’inanition. Il se disait :

– Il faut que je demande l’aumône : sans quoi je vais mourir de faim.

Le crépuscule tombait lentement. Le ciel diaphane était tout parsemé de cerfs-volants qui se balançaient en redescendant vers la terre. Les cloches répandaient dans l’atmosphère sonore un bourdonnement profond et continu.

Daniel se dit :

– Je vais me mettre à la porte de l’église.

Et il se traîna vers l’église.

L’église était ouverte. Au fond l’autel, illuminé de petites flammes tremblotantes, ressemblait à une constellation. La porte donnait passage à un parfum affaibli d’encens et de benjoin. Par moments, l’orgue jetait une grande gerbe de sons.

Daniel sentit soudain de nouvelles larmes lui voiler les yeux ; et, dans son cœur, il prononça cette prière fervente :

– Ô Seigneur, ô mon Dieu, venez à mon aide !

L’orgue rendit un accord qui fit vibrer les pilastres comme des instruments ; puis il s’égaya en notes claires. La voix des chantres monta. Les dévots et les dévotes, deux par deux ou trois par trois, entraient sous la porte unique. Daniel n’osait pas encore tendre la main.

Près de lui, un mendiant se mit à geindre :

– La charité, pour l’amour de Dieu !

Et alors, le muet eut honte.

Il vit sa marâtre entrer dans l’église, tout emmitouflée dans un grand manteau noir. Et il pensa :

– Si j’allais à la maison, pendant que ma belle-mère est sortie ?

La torture de la faim était si impérieuse qu’il n’attendit pas davantage. Il volait sur ses béquilles, à la poursuite du pain. Au passage, une petite femme lui cria en riant :

– Tu veux donc gagner le grand prix, eh ! l’estropiat !

En un clin d’œil, il arriva à la maison, essoufflé, palpitant. Il gravit les escaliers sans bruit, avec des précautions extraordinaires. À tâtons, il chercha la clef dans un trou du mur où sa marâtre la mettait d’habitude lorsqu’elle sortait. Il la trouva, et, avant d’ouvrir, il regarda par le trou de la serrure. Luc, sur son lit, paraissait dormir.

Daniel pensa :

– Si je pouvais prendre du pain sans le réveiller !

Et il tourna la clef, doucement, doucement, en retenant son souffle, avec la crainte d’éveiller son frère par les battements de son cœur. Ces battements lui paraissaient remplir toute la maison d’un fracas assourdissant.

– Et s’il s’éveille ? pensa Daniel avec un frisson dans les moelles, lorsqu’il sentit que la porte s’ouvrait.

Mais la faim lui donnait de l’audace. Il entra en pointant ses béquilles avec précaution, sans quitter son frère des yeux.

– Et s’il s’éveille ?

Le frère, couché sur le dos, avait dans son sommeil la respiration pénible. De temps à autre, il lui sortait des lèvres une sorte de sifflement léger. L’unique bougie, allumée sur la table, projetait vers la muraille de larges ombres mobiles.

Arrivé près de la huche, Daniel, pour vaincre son effarement, s’arrêta. Il regarda le dormeur ; puis, en maintenant ses deux béquilles sous ses aisselles, il s’efforça de soulever le couvercle. La huche fit un craquement sec.

Luc eut un sursaut, ouvrit les yeux. Et il vit ce que faisait son frère ; et il se mit à crier contre lui en agitant les bras comme un possédé.

– Ah ! voleur ! Ah ! voleur ! Au secours !

Mais la fureur le suffoquait. Et, pendant que son frère, courbé sur la huche, aveuglé par la fringale, cherchait d’une main tremblante un morceau de pain, il sauta à bas du lit et se jeta sur lui pour l’empêcher de rien prendre.

– Voleur, voleur ! criait-il comme un forcené.

Comme un forcené, il rabattit le lourd couvercle sur le cou de Daniel, qui s’agita désespérément, semblable à une victime prise au piège. Mais Luc tenait bon contre les efforts du captif : il avait perdu toute conscience de ce qu’il faisait ; il pressait de tout son poids, comme pour décapiter son frère. Le couvercle craquait, pénétrait dans la chair vive de la nuque, écrasait les vaisseaux du cou, broyait les veines et les nerfs : tant qu’enfin un corps inerte pendit de la huche, un corps qui ne donnait plus aucun signe de vie.

Alors, à la vue de l’estropiat assassiné, une épouvante folle envahit l’âme du fratricide.

Deux ou trois fois, en chancelant, il traversa la chambre que les lueurs de la bougie emplissaient d’effrois, saisit à poignée les couvertures, les tira toutes à lui, s’y enroula des pieds à la tête, s’en recouvrit même le visage, puis, s’accouva sous le lit. Dans le silence, ses dents grinçaient comme une lime sur du fer.

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