CLI NUIT.

« On mit donc le voleur sous le bâton, dit le barbier, et il eut la constance de s’en laisser donner jusqu’à vingt ou trente coups ; mais faisant semblant de se laisser vaincre par la douleur, il ouvrit un œil premièrement, et bientôt après il ouvrit l’autre en criant miséricorde et en suppliant le juge de police de faire cesser les coups. Le juge voyant que le voleur le regardait les yeux ouverts, en fut fort étonné : « Méchant, lui dit-il, que signifie ce miracle ?

– Seigneur, répondit le voleur, je vais vous découvrir un secret important, si vous voulez me faire grâce et me donner pour gage que vous me tiendrez parole, l’anneau que vous avez au doigt et qui vous sert de cachet ; je suis prêt à vous révéler tout le mystère. »

« Le juge fit cesser les coups de bâton, lui remit son anneau et promit de lui faire grâce. « Sur la foi de cette promesse, reprit le voleur, je vous avouerai, Seigneur, que mes camarades et moi nous voyons fort clair tous quatre. Nous feignons d’être aveugles pour entrer librement dans les maisons et pénétrer jusqu’aux appartements des femmes, où nous abusons de leur faiblesse. Je vous confesse encore que par cet artifice nous avons gagné dix mille drachmes en société. J’en ai demandé aujourd’hui à mes confrères deux mille cinq cents qui m’appartiennent pour ma part, ils me les ont refusées, parce que je leur ai déclaré que je voulais me retirer, et qu’ils ont eu peur que je ne les accusasse ; et, sur mes instances à leur demander ma part, ils se sont jetés sur moi et m’ont maltraité de la manière dont je prends à témoin les personnes qui nous ont amenés devant vous. J’attends de votre justice, Seigneur, que vous me ferez livrer vous-même les deux mille cinq cents drachmes qui me sont dues. Si vous voulez que mes camarades confessent la vérité que j’avance, faites-leur donner trois fois autant de coups de bâton que j’en ai reçus, vous verrez qu’ils ouvriront les yeux comme moi. »

« Mon frère et les deux autres aveugles voulurent se justifier d’une imposture si horrible, mais le juge ne daigna pas les écouter : « Scélérats, leur dit-il, c’est donc ainsi que vous contrefaites les aveugles, que vous trompez les gens sous prétexte d’exciter leur charité, et que vous commettez de si méchantes actions !

– C’est une imposture ! s’écria mon frère. Il est faux qu’aucun de nous voie clair ; nous en prenons Dieu à témoin ! »

« Tout ce que put dire mon frère fut inutile ; ses camarades et lui reçurent chacun deux cents coups de bâton. Le juge attendait toujours qu’ils ouvrissent les yeux, et attribuait à une grande obstination ce qui n’était pas possible qu’il arrivât. Pendant ce temps-là, le voleur disait aux aveugles : « Pauvres gens que vous êtes, ouvrez les yeux, et n’attendez pas qu’on vous fasse mourir sous le bâton. » Puis, s’adressant au juge de police : « Seigneur, lui dit-il, je vois bien qu’ils pousseront leur malice jusqu’au bout et que jamais ils n’ouvriront les yeux. Ils veulent sans doute éviter la honte qu’ils auraient de lire leur condamnation dans les regards de ceux qui les verraient. Il vaut mieux leur faire grâce et envoyer quelqu’un avec moi prendre les dix mille drachmes qu’ils ont cachées. »

« Le juge n’eut garde d’y manquer ; il fit accompagner le voleur par un de ses gens, qui lui apporta les dix sacs. Il fit compter deux mille cinq cents drachmes au voleur et retint le reste pour lui. À l’égard de mon frère et de ses compagnons, il en eut pitié et se contenta de les bannir. Je n’eus pas plus tôt appris ce qui était arrivé à mon frère, que je courus après lui. Il me raconta son malheur, et je le ramenai secrètement dans la ville. J’aurais bien pu le justifier auprès du juge de police et faire punir le voleur comme il le méritait ; mais je n’osai l’entreprendre, de peur de m’attirer à moi-même quelque mauvaise affaire.

« Ce fut ainsi que j’achevai la triste aventure de mon bon frère l’aveugle. Le calife n’en rit pas moins que de celles qu’il avait déjà entendues. Il ordonna de nouveau qu’on me donnât quelque chose ; mais sans attendre qu’on exécutât son ordre, je commençai l’histoire de mon quatrième frère.

HISTOIRE DU QUATRIÈME FRÈRE DU BARBIER.#id___RefHeading___Toc136962241

« Alcouz était le nom de mon quatrième frère. Il devint borgne à l’occasion que j’aurai l’honneur de dire à votre majesté. Il était boucher de profession. Il avait un talent particulier pour élever et dresser des béliers à se battre, et par ce moyen il s’était acquis la connaissance et l’amitié des principaux seigneurs qui se plaisent à voir ces sortes de combats, et qui ont pour cet effet des béliers chez eux. Il était d’ailleurs fort achalandé. Il avait toujours dans sa boutique la plus belle viande qu’il y eût à la boucherie, parce qu’il était fort riche, et qu’il n’épargnait rien pour avoir la meilleure.

« Un jour qu’il était dans sa boutique, un vieillard qui avait une longue barbe blanche vint acheter six livres de viande, lui donna de l’argent et s’en alla. Mon frère trouva cet argent si beau, si blanc et si bien monnayé, qu’il le mit à part dans un coffre, dans un endroit séparé. Le même vieillard ne manqua pas durant cinq mois de venir prendre chaque jour la même quantité de viande, et de la payer en pareille monnaie, que mon frère continua de mettre à part.

« Au bout des cinq mois, Alcouz voulant acheter une quantité de moutons et les payer en cette belle monnaie, ouvrit le coffre ; mais au lieu de la trouver, il fut dans un étonnement extrême de ne voir que des feuilles coupées en rond à la place où il l’avait mise. Il se donna de grands coups à la tête, en faisant des cris qui attirèrent bientôt les voisins, dont la surprise égala la sienne lorsqu’ils eurent appris de quoi il s’agissait. « Plût à Dieu, s’écria mon frère en pleurant, que ce traître de vieillard arrivât présentement ici avec son air hypocrite ! » Il n’eut pas plus tôt achevé ces paroles qu’il le vit venir de loin ; il courut au-devant de lui avec précipitation, et mettant la main sur lui : « Musulmans, s’écria-t-il de toute sa force, à l’aide ! Écoutez la friponnerie que ce méchant homme m’a faite. » En même temps il raconta à une assez grande foule de peuple qui s’était assemblée autour de lui ce qu’il avait déjà conté à ses voisins. Lorsqu’il eut achevé, le vieillard, sans s’émouvoir, lui dit froidement : « Vous feriez fort bien de me laisser aller et de réparer, par cette action, l’affront que vous me faites, devant tant de monde, de crainte que je ne vous en fasse un plus sanglant dont je serais fâché.

– Hé ! qu’avez-vous à dire contre moi ? lui répliqua mon frère. Je suis un honnête homme dans ma profession, et je ne vous crains pas.

– Vous voulez donc que je le publie ? reprit le vieillard du même ton. Sachez, ajouta-t-il en s’adressant au peuple, qu’au lieu de vendre de la chair de mouton comme il le doit, il vend de la chair humaine.

– Vous êtes un imposteur, lui repartit mon frère.

– Non, non, dit alors le vieillard ; à l’heure que je vous parle, il y a un homme égorgé et attaché au dehors de votre boutique comme un mouton : qu’on y aille, et l’on verra si je dis la vérité. »

« Avant que d’ouvrir le coffre où étaient les feuilles, mon frère avait tué un mouton ce jour-là, l’avait accommodé et exposé hors de sa boutique selon sa coutume. Il protesta que ce que disait le vieillard était faux ; mais malgré ses protestations, la populace crédule se laissant prévenir contre un homme accusé d’un fait si atroce, voulut en être éclaircie sur-le-champ. Elle obligea mon frère à lâcher le vieillard, s’assura de lui-même, et courut en fureur jusqu’à sa boutique, où elle vit l’homme égorgé et attaché comme l’accusateur l’avait dit. Car ce vieillard, qui était magicien, avait fasciné les yeux de tout le monde, comme il les avait fascinés à mon frère pour lui faire prendre pour de bon argent les feuilles qu’il lui avait données.

« À ce spectacle, un de ceux qui tenaient Alcouz lui dit, en lui appliquant un grand coup de poing : « Comment, méchant homme, c’est donc ainsi que tu nous fais manger de la chair humaine ? » Et le vieillard, qui ne l’avait pas abandonné, lui en déchargea un autre dont il lui creva un œil. Toutes les personnes même qui purent s’approcher de lui ne l’épargnèrent pas. On ne se contenta pas de le maltraiter, on le conduisit devant le juge de police, à qui l’on présenta le prétendu cadavre, que l’on avait détaché et apporté pour servir de témoin contre l’accusé. « Seigneur, lui dit le vieillard magicien, vous voyez un homme qui est assez barbare pour massacrer les gens, et qui vend leur chair pour de la viande de mouton. Le public attend que vous en fassiez un châtiment exemplaire. » Le juge de police entendit mon frère avec patience, mais l’argent changé en feuilles lui parut si peu digne de foi qu’il traita mon frère d’imposteur, et, s’en rapportant au témoignage de ses yeux, il lui fit donner cinq cents coups de bâton. Ensuite, l’ayant obligé de lui dire où était son argent, il lui enleva tout ce qu’il avait, et le bannit à perpétuité, après l’avoir fait exposer aux yeux de toute la ville, trois jours de suite, monté sur un chameau. »

Mais, sire, dit en cet endroit Scheherazade à Schahriar, la clarté du jour que je vois paraître m’impose silence. Elle se tut, et la nuit suivante elle continua d’entretenir le sultan des Indes dans ces termes :

Share on Twitter Share on Facebook