CLIII NUIT.

Sire, le barbier continua de parler dans ces termes :

HISTOIRE DU CINQUIÈME FRÈRE DU BARBIER.#id___RefHeading___Toc136962244

« Alnaschar, tant que vécut notre père, fut très-paresseux. Au lieu de travailler pour gagner sa vie, il n’avait pas honte de la demander le soir et de vivre le lendemain de ce qu’il avait reçu. Notre père mourut accablé de vieillesse, et nous laissa pour tout bien sept cents drachmes d’argent. Nous les partageâmes également, de sorte que chacun en eut cent pour sa part. Alnaschar, qui n’avait jamais possédé tant d’argent à la fois, se trouva fort embarrassé sur l’usage qu’il en ferait. Il se consulta longtemps lui-même là-dessus, et il se détermina enfin à les employer en verres, en bouteilles et autres pièces de verrerie, qu’il alla acheter chez un gros marchand. Il mit le tout dans un panier à jour et choisit une fort petite boutique, où il s’assit, le panier devant lui et le dos appuyé contre le mur, en attendant qu’on vînt acheter de sa marchandise. Dans cette attitude, les yeux attachés sur son panier, il se mit à rêver ; et, dans sa rêverie, il prononça les paroles suivantes assez haut pour être entendu d’un tailleur qu’il avait pour voisin : « Ce panier, dit-il, me coûte cent drachmes, et c’est tout ce que j’ai au monde. J’en ferai bien deux cents drachmes en le vendant en détail, et de ces deux cents drachmes, que j’emploierai encore en verrerie, j’en ferai quatre cents. Continuant ainsi, j’amasserai, par la suite du temps, quatre mille drachmes. De quatre mille drachmes j’irai aisément jusqu’à huit mille. Quand j’en aurai dix mille, je laisserai là la verrerie pour me faire joaillier. Je ferai commerce de diamants, de perles et de toute sorte de pierreries. Possédant alors des richesses à souhait, j’achèterai une belle maison, de grandes terres, des esclaves, des eunuques, des chevaux ; je ferai bonne chère et du bruit dans le monde. Je ferai venir chez moi tout ce qui se trouvera dans la ville de joueurs d’instruments, de danseurs et de danseuses. Je n’en demeurerai pas là et j’amasserai, s’il plaît à Dieu, jusqu’à cent mille drachmes. Lorsque je me verrai riche de cent mille drachmes, je m’estimerai autant qu’un prince, et j’enverrai demander en mariage la fille du grand vizir, en faisant représenter à ce ministre que j’aurai entendu dire des merveilles de la beauté, de la sagesse, de l’esprit et de toutes les autres qualités de sa fille, et enfin que je lui donnerai mille pièces d’or pour la première nuit de nos noces. Si le vizir était assez malhonnête pour me refuser sa fille, ce qui ne saurait arriver, j’irais l’enlever à sa barbe et l’amènerais, malgré lui, chez moi.

« D’abord dès que j’aurai épousé la fille du grand vizir, je lui achèterai dix eunuques noirs des plus jeunes et des mieux faits. Je m’habillerai comme un prince ; et, monté sur un beau cheval qui aura une selle de fin or avec une housse d’étoffe d’or relevée de diamants et de perles, je marcherai par la ville accompagné d’esclaves devant et derrière moi, et me rendrai à l’hôtel du vizir aux yeux des grands et des petits, qui me feront de profondes révérences. En descendant chez le vizir au pied de son escalier, je monterai au milieu de mes gens, rangés en deux files à droite et à gauche, et le grand vizir, en me recevant comme son gendre, me cédera sa place et se mettra au-dessous de moi pour me faire plus d’honneur. Si cela arrive, comme je l’espère, deux de mes gens auront chacun une bourse de mille pièces d’or que je leur aurai fait apporter. J’en prendrai une, et la lui présentant : Voilà, lui dirai-je, les mille pièces d’or que j’ai promises pour la première nuit de mon mariage, et lui offrant l’autre : Tenez, ajouterai-je, je vous en donne encore autant pour vous marquer que je suis homme de parole et que je donne plus que je ne promets. Après une action comme celle-là, on ne parlera dans le monde que de ma générosité.

« Je reviendrai chez moi avec la même pompe. Ma femme m’enverra complimenter de sa part par quelque officier, sur la visite que j’aurai faite au vizir, son père ; j’honorerai l’officier d’une belle robe et le renverrai avec un riche présent. Si elle s’avise de m’en envoyer un, je ne l’accepterai pas et je congédierai le porteur. Je ne permettrai pas qu’elle sorte de son appartement, pour quelque cause que ce soit, que je n’en sois averti, et quand je voudrai bien y entrer, ce sera d’une manière qui lui imprimera du respect pour moi. Enfin, il n’y aura pas de maison mieux réglée que la mienne. Je serai toujours habillé richement. Lorsque je me retirerai avec elle le soir, je serai assis à la place d’honneur, où j’affecterai un air grave sans tourner la tête à droite ou à gauche. Je parlerai peu, et pendant que ma femme, belle comme la pleine lune, demeurera debout devant moi avec tous ses atours, je ne ferai pas semblant de la voir. Ses femmes, qui seront autour d’elle, me diront : « Notre cher seigneur et maître, voilà votre épouse, votre humble servante devant vous ; elle attend que vous la caressiez, et elle est bien mortifiée de ce que vous ne daignez pas seulement la regarder. Elle est fatiguée d’être si longtemps debout ; dites-lui au moins de s’asseoir. » Je ne répondrai rien à ce discours, ce qui augmentera leur surprise et leur douleur. Elles se jetteront à mes pieds, et après qu’elles y auront demeuré un temps considérable à me supplier de me laisser fléchir, je lèverai enfin la tête et jetterai sur elles un regard distrait, puis je me, remettrai dans la même attitude. Dans la pensée qu’elles auront que ma femme ne sera pas assez bien ni assez proprement habillée, elles la mèneront dans son cabinet pour lui faire changer d’habit, et moi, cependant, je me lèverai de mon côté et prendrai un habit plus magnifique que celui d’auparavant. Elles reviendront une second fois à la charge ; elles me tiendront le même discours, et je me donnerai le plaisir de ne regarder ma femme qu’après m’être laissé prier et solliciter avec autant d’instances et aussi longtemps que la première fois. Je commencerai, dès le premier jour de mes noces, à lui apprendre de quelle manière je prétends en user avec elle le reste de sa vie. »

La sultane Scheherazade se tut à ces paroles, à cause du jour qu’elle vit paraître. Elle reprit la suite de son discours le lendemain, et dit au sultan des Indes :

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