CLXXXII NUIT.

Sire, je disais hier à votre majesté que pendant que l’on était occupé à faire revenir le prince de son évanouissement, d’autres de ses gens avaient demandé au joaillier ce qui était arrivé à leur maître. Le joaillier, qui n’avait garde de leur révéler rien de ce qu’il ne leur appartenait pas de savoir, leur répondit que la chose était très-extraordinaire ; mais que ce n’était pas le temps d’en faire le récit, et qu’il valait mieux songer à secourir le prince. Par bonheur le prince de Perse revint à lui en ce moment, et ceux qui lui avaient fait cette demande avec empressement s’écartèrent, et demeurèrent dans le respect, avec beaucoup de joie de ce que l’évanouissement n’avait pas duré plus longtemps.

Quoique le prince de Perse eût recouvré la connaissance, il demeura néanmoins dans une si grande faiblesse, qu’il ne pouvait ouvrir la bouche pour parler. Il ne répondait que par signes, même à ses parents qui lui parlaient. Il était encore en cet état le lendemain matin, lorsque le joaillier prit congé de lui. Le prince ne lui répondit que par un clin d’œil, en lui tendant la main ; et comme il vit qu’il était chargé du paquet d’argenterie que les voleurs lui avaient rendue, il fit signe à un de ses gens de le prendre, et de le porter chez lui.

On avait attendu le joaillier avec grande impatience dans sa famille, le jour qu’il en était sorti avec l’homme qui l’était venu demander, et que l’on ne connaissait pas : et l’on n’avait pas douté qu’il ne lui fût arrivé quelque autre affaire pire que la première, dès que le temps qu’il devait être revenu fut passé. Sa femme, ses enfants et ses domestiques en étaient dans de grandes alarmes, et ils en pleuraient encore lorsqu’il arriva. Ils eurent de la joie de le revoir ; mais ils furent troublés de ce qu’il était extrêmement changé, depuis le peu de temps qu’ils ne l’avaient vu. La longue fatigue du jour précédent et la nuit qu’il avait passée dans de grandes frayeurs et sans dormir, étaient la cause de ce changement, qui l’avait rendu à peine reconnaissable. Comme il se sentait lui-même fort abattu, il demeura deux jours chez lui à se remettre, et il ne vit que quelques-uns de ses amis les plus intimes, à qui il avait commandé qu’on laissât l’entrée libre.

Le troisième jour, le joaillier, qui sentit ses forces un peu rétablies, crut qu’elles augmenteraient s’il sortait pour prendre l’air. Il alla à la boutique d’un riche marchand de ses amis, avec qui il s’entretint assez longtemps. Comme il se levait pour prendre congé de son ami et se retirer, il aperçut une femme qui lui faisait signe, et il la reconnut pour la confidente de Schemselnihar. Entre la crainte et la joie qu’il en eut, il se retira plus promptement sans la regarder. Elle le suivit, comme il s’était bien douté qu’elle le ferait, parce que le lieu où ils étaient n’était pas commode à s’entretenir avec elle. Comme il marchait un peu vite, la confidente, qui ne pouvait le suivre du même pas, lui criait de temps en temps de l’attendre. Il l’entendait bien ; mais après ce qui lui était arrivé, il ne voulait pas lui parler en public, de peur de donner lieu de soupçonner qu’il eût, ou qu’il eût eu commerce avec Schemselnihar. En effet, on savait dans Bagdad qu’elle appartenait à cette favorite, et qu’elle faisait toutes ses emplettes. Il continua du même pas, et arriva à une mosquée qui était peu fréquentée, et où il savait bien qu’il n’y aurait personne. Elle y entra après lui, et ils eurent toute la liberté de s’entretenir sans témoin.

Le joaillier et la confidente de Schemselnihar se témoignèrent réciproquement combien ils avaient de joie de se revoir après l’aventure étrange causée par les voleurs, et leur crainte l’un pour l’autre, sans parler de celle qui regardait leur propre personne.

Le joaillier voulait que la confidente commençât par lui raconter comment elle avait échappé avec les deux esclaves, et qu’elle lui apprît ensuite des nouvelles de Schemselnihar, depuis qu’il ne l’avait vue. Mais la confidente lui marqua un si grand empressement de savoir auparavant ce qui lui était arrivé depuis leur séparation si imprévue, qu’il fut obligé de la satisfaire. « Voilà, dit-il en achevant, ce que vous désiriez d’apprendre de moi : apprenez-moi, je vous prie, à votre tour, ce que je vous ai déjà demandé. »

« Dès que je vis paraître les voleurs, dit la confidente, je m’imaginai sans les bien examiner, que c’étaient des soldats de la garde du calife, que le calife avait été informé de la sortie de Schemselnihar, et qu’il les avait envoyés pour lui ôter la vie, au prince de Perse et à nous tous. Prévenue de cette pensée, je montai sur-le-champ à la terrasse du haut de votre maison, pendant que les voleurs entrèrent dans la chambre où étaient le prince de Perse et Schemselnihar, et les deux esclaves de Schemselnihar furent diligentes à me suivre. De terrasse en terrasse, nous arrivâmes à celle d’une maison d’honnêtes gens, qui nous reçurent avec beaucoup d’honnêteté, et chez qui nous passâmes la nuit.

« Le lendemain matin, après que nous eûmes remercié le maître de la maison du plaisir qu’il nous avait fait, nous retournâmes au palais de Schemselnihar. Nous y rentrâmes dans un grand désordre, et d’autant plus affligées, que nous ne savions quel aurait été le destin de nos deux amants infortunés. Les autres femmes de Schemselnihar furent étonnées de voir que nous revenions sans elle. Nous leur dîmes, comme nous en étions convenues, qu’elle était demeurée chez une dame de ses amies, et qu’elle devait nous envoyer appeler pour aller la reprendre, quand elle voudrait revenir, et elles se contentèrent de cette excuse.

« Je passai cependant la journée dans une grande inquiétude. La nuit venue, j’ouvris la petite porte de derrière, et je vis un petit bateau sur le canal détourné du fleuve, qui y aboutit. J’appelai le batelier, et le priai d’aller de côté et d’autre le long du fleuve, voir s’il n’apercevrait pas une dame, et s’il la rencontrait, de l’amener.

« J’attendis son retour avec les deux esclaves, qui étaient dans la même peine que moi, et il était déjà près de minuit lorsque le même bateau arriva avec deux hommes dedans, et une femme couchée sur la poupe. Quand le bateau eut abordé, les deux hommes aidèrent la femme à se lever et à se débarquer, et je la reconnus pour Schemselnihar, avec une joie de la revoir, et de ce qu’elle était retrouvée, que je ne puis exprimer. »

Scheherazade finit ici son discours pour cette nuit. Elle reprit le même conte la nuit suivante, et dit au sultan des Indes :

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