CLXXXIV NUIT.

Sire, la confidente revint joindre le joaillier dans la mosquée où elle l’avait laissé, et en lui donnant les deux bourses : « Prenez, dit-elle, et satisfaites vos amis.

– Il y en a, reprit le joaillier, beaucoup au-delà de ce qui est nécessaire ; mais je n’oserais refuser la grâce qu’une dame si honnête et si généreuse veut bien faire à son très-humble serviteur. Je vous supplie de l’assurer que je conserverai éternellement la mémoire de ses bontés. » Il convint avec la confidente qu’elle viendrait le trouver à la maison où elle l’avait vu la première fois, lorsqu’elle aurait quelque chose à lui commander de la part de Schemselnihar, et apprendre des nouvelles du prince de Perse ; après quoi ils se séparèrent.

Le joaillier retourna chez lui, bien satisfait, non seulement de ce qu’il avait de quoi satisfaire ses amis pleinement, mais de ce qu’il voyait même que personne ne savait à Bagdad que le prince de Perse et Schemselnihar se fussent trouvés dans son autre maison lorsqu’elle avait été pillée. Il est vrai qu’il avait déclaré la chose aux voleurs ; mais il avait confiance en leur secret. Ils n’avaient pas d’ailleurs assez de commerce dans le monde pour craindre aucun danger de leur côté quand ils l’eussent divulgué. Dès le lendemain matin, il vit les amis qui l’avaient obligé, et il n’eut pas de peine à les contenter. Il eut même beaucoup d’argent de reste pour meubler son autre maison fort proprement, où il mit quelques-uns de ses domestiques pour l’habiter. C’est ainsi qu’il oublia le danger dont il avait échappé, et sur le soir il se rendit chez le prince de Perse.

Les officiers du prince, qui reçurent le joaillier, lui dirent qu’il arrivait bien à propos ; que le prince, depuis qu’il ne l’avait vu, était dans un état qui donnait tout sujet de craindre pour sa vie, et qu’on ne pouvait tirer de lui une seule parole. Ils l’introduisirent dans sa chambre sans faire de bruit, et il le trouva couché dans son lit, les yeux fermés, et dans un état qui lui fit compassion : il le salua en lui touchant la main, et il l’exhorta à prendre courage.

Le prince de Perse reconnut que le joaillier lui parlait ; il ouvrit les yeux, et le regarda d’une manière qui lui fit connaître la grandeur de son affliction, infiniment au-delà de ce qu’il en avait eu depuis la première fois qu’il avait vu Schemselnihar : il lui prit et lui serra la main pour lui marquer son amitié, et lui dit d’une voix faible qu’il lui était bien obligé de la peine qu’il prenait de venir voir un prince aussi malheureux et aussi affligé qu’il l’était.

« Prince, reprit le joaillier, ne parlons pas, je vous en supplie, des obligations que vous pouvez m’avoir ; je voudrais bien que les bons offices que j’ai tâché de vous rendre eussent eu un meilleur succès : parlons plutôt de votre santé ; dans l’état où je vous vois, je crains fort que vous ne vous laissiez abattre vous-même, et que vous ne preniez pas la nourriture qui vous est nécessaire. »

Les gens qui étaient près du prince leur maître prirent cette occasion pour dire au joaillier, qu’ils avaient toutes les peines imaginables à l’obliger de prendre quelque chose, qu’il ne s’aidait pas, et qu’il y avait longtemps qu’il n’avait rien pris. Cela obligea le joaillier de supplier le prince de souffrir que ses gens lui apportassent de la nourriture, et d’en prendre ; il l’obtint avec de grandes instances.

Après que le prince de Perse eut mangé plus amplement qu’il n’eût encore fait, par la persuasion du joaillier, il commanda à ses gens de le laisser seul avec lui, et lorsqu’ils furent sortis : « Avec le malheur qui m’accable, lui dit-il, j’ai une douleur extrême de la perte que vous avez soufferte pour l’amour de moi : il est juste que je songe à vous en récompenser ; mais auparavant, après vous en avoir demandé mille pardons, je vous prie de me dire si vous n’avez rien appris de Schemselnihar, depuis que j’ai été contraint de me séparer d’avec elle. »

Le joaillier, instruit par la confidente, lui raconta tout ce qu’il savait de l’arrivée de Schemselnihar à son palais, de l’état où elle avait été depuis ce temps-là jusqu’à ce qu’elle se trouvât mieux et qu’elle envoyât la confidente pour s’informer de ses nouvelles.

Le prince de Perse ne répondit au discours du joaillier que par des soupirs et par des larmes ; ensuite il fit un effort pour se lever, fit appeler de ses gens, et alla en personne à son garde-meuble, qu’il se fit ouvrir ; il y fit faire plusieurs ballots de riches meubles et d’argenterie, et donna ordre qu’on les portât chez le joaillier.

Le joaillier voulut se défendre d’accepter le présent que le prince de Perse lui faisait ; mais quoiqu’il lui représentât que Schemselnihar lui avait déjà envoyé plus qu’il n’avait eu besoin pour remplacer ce que ses amis avaient perdu, il voulut néanmoins être obéi. De la sorte, le joaillier fut obligé de lui témoigner combien il était confus de sa libéralité, et il lui marqua qu’il ne pouvait assez l’en remercier. Il voulait prendre congé ; mais le prince le pria de rester, et ils s’entretinrent une bonne partie de la nuit.

Le lendemain matin, le joaillier vit encore le prince de Perse avant de se retirer, et le prince le fit asseoir près de lui : « Vous savez, lui dit-il, que l’on a un but en toutes choses : le but d’un amant est de posséder ce qu’il aime sans obstacle ; s’il perd une fois cette espérance, il est certain qu’il ne doit plus penser à vivre : vous comprenez que c’est là la triste situation où je me trouve. En effet, dans le temps que par deux fois je me crois au comble de mes désirs, c’est alors que je suis arraché d’auprès de ce que j’aime, de la manière la plus cruelle. Après cela, il ne me reste plus qu’à songer à la mort : je me la serais déjà donnée si ma religion ne me défendait d’être homicide de moi-même ; mais il n’est pas besoin que je la prévienne, je sens bien que je ne l’attendrai pas longtemps. » Il se tut à ces paroles, avec des gémissements, des soupirs, des sanglots, et des larmes qu’il laissa couler en abondance.

Le joaillier, qui ne savait pas d’autre moyen de le détourner de cette pensée de désespoir, qu’en lui remettant Schemselnihar dans la mémoire, et en lui donnant quelque ombre d’espérance, lui dit qu’il craignait que la confidente ne fût déjà venue, et qu’il était à propos qu’il ne perdît pas de temps à retourner chez lui. « Je vous laisse aller, lui dit le prince ; et si vous la voyez, je vous supplie de lui bien recommander d’assurer Schemselnihar que si j’ai à mourir, comme je m’y attends, bientôt, je l’aimerai jusqu’au dernier soupir, et jusque dans le tombeau. »

Le joaillier revint chez lui, et y demeura dans l’espérance que la confidente viendrait. Elle arriva quelques heures après, mais toute en pleurs et dans un grand désordre. Le joaillier alarmé lui demanda avec empressement ce qu’elle avait.

« Schemselnihar, le prince de Perse, vous et moi, reprit la confidente, nous sommes tous perdus. Écoutez la triste nouvelle que j’appris hier en rentrant au palais, après vous avoir quitté.

« Schemselnihar avait fait châtier, pour quelque faute, une des deux esclaves que vous vîtes avec elle le jour du rendez-vous dans votre maison. L’esclave, outrée de ce mauvais traitement, a trouvé la porte du palais ouverte, elle est sortie, et nous ne doutons pas qu’elle n’ait tout déclaré à un des eunuques de notre garde, qui lui a donné retraite.

« Ce n’est pas tout, l’autre esclave sa compagne a fui aussi, et s’est réfugiée au palais du calife, à qui nous avons sujet de croire qu’elle a tout révélé. En voici la raison : c’est qu’aujourd’hui le calife vient d’envoyer prendre Schemselnihar par une vingtaine d’eunuques, qui l’ont menée à son palais. J’ai trouvé le moyen de me dérober, et de venir vous donner avis de tout ceci. Je ne sais pas ce qui se sera passé, mais je n’en augure rien de bon. Quoi qu’il en soit, je vous conjure de bien garder le secret. »

Le jour, dont on voyait déjà la lumière, obligea la sultane Scheherazade de garder le silence à ces dernières paroles. Elle continua la nuit suivante, et dit au sultan des Indes :

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