CLXXXVIII NUIT.

Le lendemain avant le jour, dès que la sultane Scheherazade fut éveillée par les soins de Dinarzade, sa sœur, elle raconta au sultan des Indes l’histoire de Camaralzaman, comme elle l’avait promis, et dit :

HISTOIRE DES AMOURS DE CAMARALZAMAN, PRINCE DE L’ÎLE DES ENFANTS DE KHALÉDAN, ET DE BADOURE, PRINCESSE DE LA CHINE.#id___RefHeading___Toc136962288

Sire, environ à vingt journées de navigation des côtes de Perse, il y avait dans la vaste mer une île que l’on appelle l’île des Enfants de Khalédan. Cette île est divisée en plusieurs grandes provinces, toutes considérables par des villes florissantes et bien peuplées, qui forment un royaume très-puissant. Autrefois elle était gouvernée par un roi nommé Schahzaman, qui avait quatre femmes en mariage légitime, toutes quatre filles de rois, et soixante concubines.

Schahzaman s’estimait le monarque le plus heureux de la terre, par la tranquillité et la prospérité de son règne. Une seule chose troublait son bonheur : c’est qu’il était déjà avancé en âge et qu’il n’avait pas d’enfants, quoiqu’il eût un si grand nombre de femmes. Il ne savait à quoi attribuer cette stérilité, et, dans son affliction, il regardait comme le plus grand malheur qui pût lui arriver, de mourir sans laisser après lui un successeur de son sang. Il dissimula longtemps le chagrin cuisant qui le tourmentait, et il souffrait d’autant plus qu’il se faisait de violence pour ne pas faire paraître qu’il en eût. Il rompit enfin le silence, et un jour, après qu’il se fut plaint amèrement de sa disgrâce à son grand vizir, à qui il en parla en particulier, il lui demanda s’il ne savait pas quelque moyen d’y remédier.

« Si ce que Votre Majesté me demande, répondit ce sage ministre, dépendait des règles ordinaires de la sagesse humaine, elle aurait bientôt la satisfaction qu’elle souhaite si ardemment ; mais j’avoue que mon expérience et mes connaissances sont au-dessous de ce qu’elle me propose : il n’y a que Dieu seul à qui l’on puisse recourir dans ces sortes de besoins : au milieu de nos prospérités, qui font souvent que nous l’oublions, il se plaît à nous mortifier par quelque endroit, afin que nous songions à lui, que nous reconnaissions sa toute-puissance et que nous lui demandions ce que nous ne devons attendre que de lui. Vous avez des sujets qui font une profession particulière de l’honorer, de le servir et de vivre durement pour l’amour de lui : mon avis serait que Votre Majesté leur fît des aumônes et les exhortât à joindre leurs prières aux vôtres : peut-être que, dans le grand nombre, il se trouvera quelqu’un assez pur et assez agréable à Dieu pour obtenir qu’il exauce vos vœux. »

Le roi Schahzaman approuva fort ce conseil, dont il remercia son grand vizir. Il fit porter de riches aumônes dans chaque communauté de ces gens consacrés à Dieu. Il fit même venir les supérieurs, et après qu’il les eut régalés d’un festin frugal, il leur déclara son intention et les pria d’en avertir les dévots qui étaient sous leur obéissance.

Schahzaman obtint du ciel ce qu’il désirait, et cela parut bientôt par la grossesse d’une de ses femmes, qui lui donna un fils au bout de neuf mois. En action de grâces, il envoya de nouvelles aumônes aux communautés des musulmans dévots, dignes de sa grandeur et de sa puissance, et l’on célébra la naissance du prince, non-seulement dans sa capitale, mais même dans toute l’étendue de ses états, par des réjouissances publiques d’une semaine entière. On lui porta le prince dès qu’il fut né, et il lui trouva tant de beauté, qu’il lui donna le nom de Camaralzaman, lune du siècle.

Le prince Camaralzaman fut élevé avec tous les soins imaginables, et dès qu’il fut en âge, le sultan Schahzaman, son père, lui donna un sage gouverneur et d’habiles précepteurs. Ces personnages distingués par leur capacité trouvèrent en lui un esprit aisé, docile, et capable de recevoir toutes les instructions qu’ils voulurent lui donner, tant pour le règlement de ses mœurs que pour les connaissances qu’un prince comme lui devait avoir. Dans un âge plus avancé, il apprit de même tous ses exercices, et il s’en acquittait avec grâce et avec une adresse merveilleuse dont il charmait tout le monde, et particulièrement le sultan son père.

Quand le prince eut atteint l’âge de quinze ans, le sultan, qui l’aimait avec tendresse et qui lui en donnait tous les jours de nouvelles marques, conçut le dessein de lui en donner la plus éclatante, de descendre du trône et de l’y établir lui-même. Il en parla à son grand vizir : « Je crains, lui dit-il, que mon fils ne perde dans l’oisiveté de la jeunesse, non-seulement tous les avantages dont la nature l’a comblé, mais même ceux qu’il a acquis avec tant de succès par la bonne éducation que j’ai tâché de lui donner. Comme je suis désormais dans un âge à songer à la retraite, je suis presque résolu de lui abandonner le gouvernement et de passer le reste de mes jours avec la satisfaction de le voir régner. Il y a longtemps que je travaille, et j’ai besoin de repos. »

Le grand vizir ne voulut pas représenter au sultan toutes les raisons qui auraient pu le dissuader d’exécuter sa résolution : il entra, au contraire, dans son sentiment : « Sire, répondit-il, le prince est encore bien jeune, ce me semble, pour le charger de si bonne heure d’un fardeau aussi pesant que celui de gouverner un état puissant. Votre Majesté craint qu’il ne se corrompe dans l’oisiveté, avec beaucoup de raison ; mais, pour y remédier, ne jugerait-elle pas plus à propos de le marier auparavant ? le mariage attache et empêche qu’un jeune prince ne se dissipe. Avec cela Votre Majesté lui donnerait entrée dans ses conseils, où il apprendrait peu à peu à soutenir dignement l’éclat et le poids de votre couronne, dont vous seriez à temps de vous dépouiller en sa faveur lorsque vous l’en jugeriez capable par votre propre expérience. »

Schahzaman trouva le conseil de son premier ministre fort raisonnable : aussi fit-il appeler le prince Camaralzaman dès qu’il l’eut congédié.

Le prince, qui jusqu’alors avait toujours vu le sultan son père à de certaines heures réglées, sans avoir besoin d’être appelé, fut un peu surpris de cet ordre. Au lieu de se présenter devant lui avec la liberté qui lui était ordinaire, il le salua avec un grand respect, et s’arrêta en sa présence les yeux baissés.

Le sultan s’aperçut de la contrainte du prince : « Mon fils, lui dit-il d’un air à le rassurer, savez-vous à quel sujet je vous ai fait appeler ? – Sire, répondit le prince avec modestie, il n’y a que Dieu qui pénètre jusque dans les cœurs : je l’apprendrai de Votre Majesté avec plaisir. – Je l’ai fait pour vous dire, reprit le sultan, que je veux vous marier. Que vous en semble ? »

Le prince Camaralzaman entendit ces paroles avec un grand déplaisir. Elles le déconcertèrent, la sueur lui en montait même au visage, et il ne savait que répondre. Après quelques moments de silence, il répondit : « Sire, je vous supplie de me pardonner si je parais interdit à la déclaration que Votre Majesté me fait : je ne m’y attendais pas dans la grande jeunesse où je suis. Je ne sais même si je pourrai jamais me résoudre au lien du mariage, non-seulement à cause de l’embarras que donnent les femmes, comme je le comprends fort bien, mais même après ce que j’ai lu dans nos auteurs, de leurs fourberies, de leurs méchancetés et de leurs perfidies. Peut-être ne serai-je pas toujours dans ce sentiment : je sens bien néanmoins qu’il me faut du temps avant de me déterminer à ce que Votre Majesté exige de moi. »

Scheherazade voulait poursuivre, mais elle vit que le sultan des Indes, qui s était aperçu que le jour paraissait, sortait du lit, et cela fit qu’elle cessa se parler. Elle reprit le même conte la nuit suivante, et lui dit :

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