CXCIV NUIT.

Sire, le prince Camaralzaman reçut le roi son père, dans la tour où il était en prison, avec un grand respect. Le roi s’assit, et après qu’il eut fait asseoir le prince près de lui, il lui fit plusieurs demandes auxquelles il répondit d’un très-bon sens. Et de temps en temps il regardait le grand vizir, comme pour lui dire qu’il ne voyait pas que le prince son fils eût perdu l’esprit, comme il l’avait assuré, et qu’il fallait qu’il l’eût perdu lui-même.

Le roi enfin parla de la dame au prince : « Mon fils, lui dit-il, je vous prie de me dire ce que c’est que cette dame qui a couché cette nuit avec vous, à ce que l’on dit.

« – Sire, répondit Camaralzaman, je supplie Votre Majesté de ne pas augmenter le chagrin qu’on m’a déjà donné sur ce sujet : faites-moi plutôt la grâce de me la donner en mariage. Quelque aversion que je vous aie témoignée jusqu’à présent pour les femmes, cette jeune beauté m’a tellement charmé que je ne fais pas difficulté de vous avouer ma faiblesse. Je suis prêt de la recevoir de votre main avec la dernière obligation. »

Le roi Schahzaman demeura interdit à la réponse du prince, si éloignée, comme il le lui semblait, du bon sens qu’il venait de faire paraître auparavant. « Mon fils, reprit-il, vous me tenez un discours qui me jette dans un étonnement dont je ne puis revenir.

« Je vous jure par la couronne qui doit passer à vous après moi, que je ne sais pas la moindre chose de la dame dont vous me parlez. Je n’y ai aucune part, s’il en est venu quelqu’une. Mais comment aurait-elle pu pénétrer dans cette tour sans mon consentement ? Car, quoique vous en ait pu dire mon grand vizir, il ne l’a fait que pour tâcher de vous apaiser. Il faut que ce soit un songe : prenez-y garde, je vous en conjure, et rappelez vos sens.

« – Sire, repartit le prince, je serais indigne à jamais des bontés de Votre Majesté, si je n’ajoutais pas foi à l’assurance qu’elle me donne. Mais je la supplie de vouloir bien se donner la patience de m’écouter, et juger si ce que j’aurai l’honneur de lui dire est un songe. »

Le prince Camaralzaman raconta alors au roi son père de quelle manière il s’était éveillé. Il lui exagéra la beauté et les charmes de la dame qu’il avait trouvée à son côté, l’amour qu’il avait conçu pour elle en un moment, et tout ce qu’il avait fait inutilement pour la réveiller. Il ne lui cacha pas même ce qui l’avait obligé de se réveiller et de se rendormir après qu’il eut fait l’échange de sa bague avec celle de la dame. En achevant enfin et en lui présentant la bague qu’il tira de son doigt : « Sire, ajouta-t-il, la mienne ne vous est pas inconnue, vous l’avez vue plusieurs fois. Après cela, j’espère que vous serez convaincu que je n’ai pas perdu l’esprit, comme on vous l’a fait accroire. »

Le roi Schahzaman connut si clairement la vérité de ce que le prince son fils venait de lui raconter, qu’il n’eut rien à répliquer. Il en fut même dans un étonnement si grand, qu’il demeura longtemps sans dire un mot.

Le prince profita de ces moments : « Sire, lui dit-il encore, la passion que je sens pour cette charmante personne, dont je conserve la précieuse image dans mon cœur, est déjà si violente que je ne me sens pas assez de force pour y résister. Je vous supplie d’avoir compassion de moi et de me procurer le bonheur de la posséder.

« – Après ce que je viens d’entendre, mon fils, et après ce que je vois par cette bague, reprit le roi Schahzaman, je ne puis douter que votre passion ne soit réelle et que vous n’ayez vu la dame qui l’a fait naître. Plût à Dieu que je la connusse, cette dame ! Vous seriez content dès aujourd’hui, et je serais le père le plus heureux du monde. Mais où la chercher ? Comment et par où est-elle entrée ici sans que j’en aie rien su et sans mon consentement ? Pourquoi y est-elle entrée seulement pour dormir avec vous, pour faire voir sa beauté, vous enflammer d’amour pendant qu’elle dormait, et disparaître pendant que vous dormiez ? Je ne comprends rien dans cette aventure, mon fils, et si le ciel ne nous est favorable, elle nous mettra au tombeau, vous et moi. » En achevant ces paroles et en prenant le prince par la main : « Venez, ajouta-t-il, allons nous affliger ensemble, vous, d’aimer sans espérance, et moi, de vous voir affligé et de ne pouvoir remédier à votre mal. »

le roi Schabzaman tira le prince hors de la tour et l’emmena au palais, où le prince, au désespoir d’aimer de toute son âme une dame inconnue, se mit d’abord au lit. Le roi s’enferma et pleura plusieurs jours avec lui, sans vouloir prendre aucune connaissance des affaires de son royaume.

Son premier ministre, qui était le seul à qui il avait laissé l’entrée libre, vint un jour lui représenter que toute sa cour et même les peuples commençaient à murmurer de ne le pas voir, et de ce qu’il ne rendait plus la justice chaque jour à son ordinaire, et qu’il ne répondait pas du désordre qui pouvait en arriver : « Je supplie Votre Majesté, poursuivit-il, d’y faire attention. Je suis persuadé que sa présence soulage la douleur du prince, et que la présence du prince soulage la vôtre mutuellement ; mais elle doit songer à ne pas laisser tout périr. Elle voudra bien que je lui propose de se transporter avec le prince au château de la petite île, peu éloignée du port, et de donner audience deux fois la semaine seulement. Pendant que cette fonction l’obligera de s’éloigner du prince, la beauté charmante du lieu, le bel air et la vue merveilleuse dont on y jouit, feront que le prince supportera votre absence de peu de durée avec plus de patience. »

Le roi Schahzaman approuva ce conseil, et dès que le château, où il n’était allé depuis longtemps, fut meublé, il y passa avec le prince, où il ne le quittait que pour donner les deux audiences précisément. Il passait le reste du temps au chevet de son lit, et tantôt il tâchait de lui donner de la consolation, tantôt il s’affligeait avec lui.

SUITE DE L’HISTOIRE DE LA PRINCESSE DE LA CHINE.#id___RefHeading___Toc136962296

Pendant que ces choses se passaient dans la capitale du roi Schahzaman, les deux génies, Danhasch et Caschcasch, avaient reporté la princesse de Chine au palais où le roi de la Chine l’avait renfermée, et l’avaient remise dans son lit.

Le lendemain matin à son réveil, la princesse de la Chine regarda à droite et à gauche, et quand elle eut vu que le prince Camaralzaman n’était plus près d’elle, elle appela ses femmes d’une voix qui les fit accourir promptement et environner son lit. La nourrice, qui se présenta à son chevet, lui demanda ce qu’elle souhaitait et s’il lui était arrivé quelque chose.

« Dites-moi, reprit la princesse, qu’est devenu le jeune homme, que j’aime de tout mon cœur, qui a couché cette nuit avec moi ? – Princesse répondit la nourrice, nous ne comprenons rien à votre discours si vous ne vous expliquez pas davantage.

« – C’est, reprit encore la princesse, qu’un jeune homme le mieux fait et le plus aimable qu’on puisse imaginer, dormait près de moi cette nuit, que je l’ai caressé longtemps, et que j’ai fait tout ce que j’ai pu pour le réveiller, sans y réussir : je vous demande où il est.

« – Princesse, repartit la nourrice, c’est sans doute pour vous jouer de nous, ce que vous en faites. Vous plaît-il de vous lever ? – Je parle très-sérieusement, répliqua la princesse, et je veux savoir où il est. – Mais, princesse, insista la nourrice, vous étiez seule quand nous vous couchâmes hier au soir, et personne n’est entré pour coucher avec vous que nous sachions, vos femmes et moi. »

La princesse de la Chine perdit patience ; elle prit sa nourrice par la tête, et en lui donnant des soufflets et de grands coups de poing : « Tu me le diras, vieille sorcière, dit-elle, ou je t’assommerai ! »

La nourrice fit de grands efforts pour se tirer de ses mains : elle s’en tira enfin, et elle alla sur-le-champ trouver la reine de la Chine, mère de la princesse. Elle se présenta les larmes aux yeux et le visage tout meurtri, au grand étonnement de la reine, qui lui demanda qui l’avait mise en cet état.

« Madame, dit la nourrice, vous voyez le traitement que m’a fait la princesse. Elle m’eût assommée si je ne me fusse échappée de ses mains. » Elle lui raconta ensuite le sujet de sa colère et de son emportement, dont à reine ne fut pas moins affligée que surprise. « Vous voyez, madame, ajouta-t-elle en finissant, que la princesse est hors de bon sens. Vous en jugerez vous-même si vous prenez la peine de la venir voir. »

La tendresse de la reine de la Chine était trop intéressée dans ce qu’elle venait d’entendre. Elle se fit suivre par la nourrice, et elle alla voir la princesse sa fille dès le même moment.

La sultane Scheherazade voulait continuer, mais elle s’aperçut que le jour avait déjà commencé. Elle se tut, et en reprenant le conte la nuit suivante, elle dit au sultan des Indes :

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