CXCVI NUIT.

Sire, dit-elle, quoique la nourrice, mère de Marzavan, fût très-occupée auprès de la princesse de la Chine, elle n’eut pas néanmoins plus tôt appris que ce cher fils était de retour, qu’elle trouva le temps de sortir, de l’embrasser et de s’entretenir quelques moments avec lui. Après qu’elle lui eut raconté, les larmes aux yeux, l’état pitoyable où était la princesse et le sujet pourquoi le roi de la Chine lui faisait ce mauvais traitement, Marzavan lui demanda si elle ne pouvait pas lui procurer le moyen de la voir en secret, sans que le roi en eût connaissance. Après que la nourrice y eut pensé quelques moments : « Mon fils, lui dit-elle, je ne puis vous rien dire là-dessus présentement. Mais attendez-moi demain à la même heure, je vous en donnerai la réponse. »

Comme, après la nourrice, personne ne pouvait s’approcher de la princesse que par la permission de l’eunuque qui commandait à la garde de la porte, la nourrice, qui savait qu’il était dans le service depuis peu et qu’il ignorait ce qui s’était passé auparavant à la cour du roi de la Chine, s’adressa à lui : « Vous savez, lui dit-elle, que j’ai élevé et nourri la princesse ; vous ne savez peut-être pas de même que je l’ai nourrie avec une fille du même âge, que j’avais alors et que j’ai mariée il n’y a pas longtemps. La princesse, qui lui fait l’honneur de l’aimer toujours, voudrait bien la voir ; mais elle souhaite que cela se fasse sans que personne la voie entrer ni sortir. »

La nourrice voulait parler davantage, mais l’eunuque l’arrêta. « Cela suffit, lui dit-il ; je ferai toujours avec plaisir tout ce qui sera en mon pouvoir pour obliger la princesse. Faites venir ou allez prendre votre fille vous-même quand il sera nuit, et amenez-la après que le roi se sera retiré : la porte lui sera ouverte. »

Dès qu’il fut nuit, la nourrice alla trouver son fils Marzavan. Elle le déguisa elle-même en femme, d’une manière que personne n’eût pu s’apercevoir que c’était un homme, et l’amena avec elle. L’eunuque, qui ne douta pas que ce ne fût sa fille, leur ouvrit la porte et les laissa entrer ensemble.

Avant de présenter Marzavan, la nourrice s’approcha de la princesse : « Madame, lui dit-elle, ce n’est pas une femme que vous voyez, c’est mon fils Marzavan, nouvellement arrivé de ses voyages, que j’ai trouvé moyen de faire entrer sous cet habillement. J’espère que vous voudrez bien qu’il ait l’honneur de vous présenter ses respects. »

Au nom de Marzavan, la princesse témoigna une grande joie : « Approchez-vous, mon frère, dit-elle aussitôt à Marzavan, et ôtez ce voile ; il n’est pas défendu à un frère et à une sœur de se voir à visage découvert. »

Marzavan la salua avec un grand respect, et sans lui donner le temps de parler : « Je suis ravie, continua la princesse, de vous revoir en parfaite santé après une absence de tant d’années sans avoir mandé un seul mot de vos nouvelles, même à votre bonne mère.

« – Princesse, reprit Marzavan, je vous suis infiniment obligé de votre bonté. Je m’attendais d’en apprendre à mon arrivée de meilleures des vôtres que celles dont j’ai été informé et dont je suis témoin avec toute l’affliction imaginable. J’ai bien de la joie cependant d’être arrivé assez tôt pour vous apporter, après tant d’autres qui n’y ont pas réussi la guérison dont vous avez besoin. Quand je ne tirerais d’autre fruit de mes études et de mes voyages que celui-là, je ne laisserais pas de m’estimer bien récompensé. »

En achevant ces paroles, Marzavan lira un livre et d’autres choses dont il s’était muni et qu’il avait crues nécessaires, selon le rapport que sa mère lui avait fait de la maladie de la princesse. La princesse, qui vit cet attirail : « Quoi ! mon frère ! s’écria-t-elle, vous êtes donc aussi de ceux qui s’imaginent que je suis folle ? Désabusez-vous, et écoutez-moi. »

La princesse raconta à Marzavan toute son histoire, sans oublier une des moindres circonstances, jusqu’à la bague échangée contre la sienne, qu’elle lui montra. « Je ne vous ai rien déguisé, ajouta-t-elle, en tout ce que vous venez d’entendre : il est vrai qu’il y a quelque chose que je ne comprends pas, qui donne lieu de croire que je ne suis pas dans mon bon sens ; mais on ne fait pas attention au reste, qui est comme je le dis. »

Quand la princesse eut cessé de parler, Marzavan, rempli d’admiration et d’étonnement, demeura quelque temps les yeux baissés sans dire mot. Il leva enfin la tête, et prenant la parole : « Princesse, dit-il, si ce que vous venez de raconter est véritable, comme j’en suis persuadé, je ne désespère pas de vous procurer la satisfaction que vous désirez. Je vous supplie seulement de vous armer de patience encore pour quelque temps, jusqu’à ce que j’ai parcouru des royaumes dont je n’ai pas encoreapproché, et lorsque vous aurez appris mon retour, assurez-vous que celui pour qui vous soupirez avec tant de passion ne sera pas loin de vous. » Après ces paroles, Marzavan prit congé de la princesse, et partit dès le lendemain.

Marzavan voyagea de ville en ville, de province en province et d’île en île, et en chaque lieu où il arrivait, il n’entendait parler que de la princesse Badoure (c’est ainsi que se nommait la princesse de la Chine) et de son histoire.

Au bout de quatre mois, notre voyageur arriva à Tarf, ville maritime, grande et très-peuplée, où il n’entendit plus parler de la princesse Badoure, Mais du prince Camaralzaman, que l’on disait être malade, et dont l’on racontait l’histoire, à peu près semblable à celle de la princesse Badoure. Marzavan en eut une joie qu’on ne peut exprimer : il s’informa en quel endroit du monde était ce prince, et on le lui enseigna. Il y avait deux chemins, l’un par terre et par mer, et l’autre seulement par mer, qui était le plus court.

Marzavan choisit le dernier chemin, et il s’embarqua sur un vaisseau marchand qui eut une heureuse navigation jusqu’à là vue de la capitale du royaume de Schahzaman. Mais avant d’entrer au port, le vaisseau toucha malheureusement sur un rocher par la malhabileté du pilote. Il périt et coula à fond à la vue et peu loin du château où était le prince Camaralzaman, et où le roi son père, Schahzaman, se trouvait alors avec son vizir.

Marzavan savait parfaitement bien nager : il n’hésita pas à se jeter à la mer, et il alla aborder au pied du château du roi Schahzaman, où il fut reçu et secouru par ordre du grand vizir, selon l’intention du roi. On lui donna un habit à changer, on le traita bien, et lorsqu’il fut remis, on le conduisit au grand vizir, qui avait demandé qu’on le lui amenât.

Comme Marzavan était un jeune homme très-bien fait et d’un bon air ce ministre lui fit beaucoup d’accueil en le recevant, et il conçut une très-grande estime de sa personne par ses réponses justes et pleines d’esprit à toutes les demandes qu’il lui fit. Il s’aperçut même insensiblement qu’il avait mille belles connaissances. Cela l’obligea de lui dire : « À vous entendre, je vois que vous n’êtes pas un homme ordinaire. Plût à Dieu que dans vos voyages vous eussiez appris quelque secret propre à guérir un malade qui cause une grande affliction dans cette cour depuis longtemps ! »

Marzavan répondit que s’il savait la maladie dont cette personne était attaquée, peut-être y trouverait-il un remède.

Le grand vizir raconta alors à Marzavan l’état où était le prince Camaralzaman, en prenant la chose dès son origine. Il ne lui cacha rien de sa naissance si fort souhaitée, de son éducation, du désir du roi Schahzaman de l’engager dans le mariage de bonne heure, de la résistance du prince et de son aversion extraordinaire pour cet engagement, de sa désobéissance en plein conseil, de son emprisonnement, de ses prétendues extravagances dans la prison, qui s’étaient changées en une passion violente pour une dame inconnue, qui n’avait d’autre fondement qu’une bague que le prince prétendait être la bague de cette dame, qui n’était peut-être pas au monde.

À ce discours du grand vizir, Marzavan se réjouit infiniment de ce que dans le malheur de son naufrage, il était arrivé si heureusement où était celui qu’il cherchait. Il connut, à n’en pas douter, que le prince Camaralzaman était celui pour qui la princesse de la Chine brûlait d’amour, et que cette princesse était l’objet des vœux si ardents du prince. Il ne s’en expliqua pas au grand vizir : il lui dit seulement que s’il voyait le prince, il jugerait mieux du secours qu’il pourrait lui donner. « Suivez-moi, lui dit le grand vizir, vous trouverez le roi près de lui, qui m’a déjà marqué qu’il voulait vous voir. »

La première chose dont Marzavan fut frappé en entrant dans la chambre du prince, fut de le voir, dans son lit, languissant et les yeux fermés. Quoiqu’il fût en cet état, sans avoir égard au roi Schahzaman, père du prince, qui était assis près de lui, ni au prince, que cette liberté pouvait incommoder, il ne laissa pas de s’écrier : « Ciel ! rien au monde n’est plus semblable ! » Il voulait dire qu’il le trouvait ressemblant à la princesse de la Chine, et il était vrai qu’ils avaient beaucoup de ressemblance dans les traits.

Ces paroles de Marzavan donnèrent de la curiosité au prince Camaralzaman, qui ouvrit les yeux et le regarda. Marzavan, qui avait infiniment d’esprit, profita de ce moment et lui fit son compliment en vers sur-le-champ. Quoique d’une manière enveloppée, où le roi et le grand vizir ne comprirent rien, il lui dépeignit si bien ce qui lui était arrivé avec la princesse de la Chine, qu’il ne lui laissa pas lieu de douter qu’il ne la connût et qu’il ne pût lui en apprendre des nouvelles. Il en eut d’abord une joie dont il laissa paraître des marques dans ses yeux et sur son visage.

La sultane Scheherazade n’eut pas le temps d’en dire davantage cette nuit. Le sultan lui donna celui de continuer la nuit suivante, et de lui parler en ces termes :

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