CIV NUIT.

Sire, dit-elle, dès que le juge de police lut persuadé que le médecin juif était le meurtrier, il ordonna au bourreau de se saisir de sa personne et de mettre en liberté le pourvoyeur du sultan. Le médecin avait déjà la corde au cou et allait cesser de vivre, quand on entendit la voix du tailleur, qui priait le bourreau de ne pas passer plus avant, et qui faisait ranger le peuple pour s’avancer vers le lieutenant de police, devant lequel étant arrivé : « Seigneur, lui dit-il, peu s’en est fallu que vous n’ayez fait perdre la vie à trois personnes innocentes ; mais si vous voulez bien avoir la patience de m’entendre, vous allez connaître le véritable assassin du bossu. Si sa mort doit être expiée par une autre, c’est par la mienne. Hier, vers la fin du jour, comme je travaillais dans ma boutique et que j’étais en humeur de me réjouir, le bossu, à demi ivre, arriva et s’assit. Il chanta quelque temps, et je lui proposai de venir passer la soirée chez moi. Il y consentit, et je l’emmenai. Nous nous mîmes à table, je lui servis un morceau de poisson : en le mangeant, une arête ou un os s’arrêta dans son gosier, et quelque chose que nous pûmes faire, ma femme et moi, pour le soulager, il mourut en peu de temps. Nous fûmes fort affligés de sa mort, et, de peur d’en être repris, nous portâmes le cadavre à la porte du médecin juif. Je frappai, et je dis à la servante qui vint ouvrir de remonter promptement et de prier son maître, de notre part, de descendre pour voir un malade que nous lui amenions ; et, afin qu’il ne refusât pas de venir, je la chargeai de lui remettre en main propre une pièce d’argent que je lui donnai. Dès qu’elle fut remontée, je portai le bossu au haut de l’escalier, sur la première marche, et nous sortîmes aussitôt, ma femme et moi, pour nous retirer chez nous. Le médecin, en voulant descendre, fit rouler le bossu, ce qui lui a fait croire qu’il était cause de sa mort. Puisque cela est ainsi, ajouta-t-il, laissez aller le médecin et me faites mourir. »

Le lieutenant de police et tous les spectateurs ne pouvaient assez admirer les étranges événements dont la mort du bossu avait été suivie. « Lâche donc le médecin juif, dit le juge au bourreau, et pends le tailleur puisqu’il confesse son crime. Il faut avouer que cette histoire est bien extraordinaire et qu’elle mérite d’être écrite en lettres d’or. » Le bourreau ayant mis en liberté le médecin, passa une corde au cou du tailleur. Mais, sire, dit Scheherazade en s’interrompant en cet endroit, je vois qu’il est déjà jour ; il faut, s’il vous plaît, remettre la suite de cette histoire à demain. Le sultan des Indes y consentit, et se leva pour aller à ses fonctions ordinaires.

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