CXLI NUIT.

« Le barbier, continua le jeune boiteux, quitta encore son rasoir, prit une seconde fois son astrolabe, et me laissa à demi rasé pour aller voir quelle heure il était précisément. Il revint : « Seigneur, me dit-il, je savais bien que je ne me trompais pas : il y a encore trois heures jusqu’à midi ; j’en suis assuré, ou toutes les règles de l’astronomie sont fausses. – Juste ciel ! m’écriai-je, ma patience est à bout, je n’y puis plus tenir. Maudit barbier, barbier de malheur, peu s’en faut que je ne me jette sur toi, et que je ne t’étrangle ! – Doucement, monsieur, me dit-il d’un air froid, sans s’émouvoir de mon emportement ; vous ne craignez pas de retomber malade ; ne vous emportez pas, vous allez être servi dans un moment. » En disant ces paroles il remit son astrolabe dans sa trousse, reprit son rasoir, qu’il repassa sur le cuir qu’il avait attaché à sa ceinture, et recommença de me raser ; mais en me rasant il ne put s’empêcher de parler : « Si vous vouliez, seigneur, me dit-il, m’apprendre quelle est cette affaire que vous avez à midi, je vous donnerais quelque conseil dont vous pourriez vous trouver bien. » Pour le contenter, je lui dis que des amis m’attendaient à midi pour me régaler et se réjouir avec moi du retour de ma santé.

« Quand le barbier entendit parler de régal : « Dieu vous bénisse en ce jour comme en tous les autres ! s’écria-t-il ; vous me faites souvenir que j’invitai hier quatre ou cinq amis à venir manger aujourd’hui chez moi : je l’avais oublié, et je n’ai encore fait aucun préparatif. – Que cela ne vous embarrasse pas, lui dis-je ; quoique j’aille manger dehors, mon garde-manger ne laisse pas d’être toujours bien garni. Je vous fais présent de tout ce qui s’y trouvera ; je vous ferai même donner du vin tant que vous en voudrez ; car j’en ai d’excellent dans ma cave : mais il faut que vous acheviez promptement de me raser ; et souvenez-vous qu’au lieu que mon père vous faisait des présents pour vous entendre parler, je vous en fais, moi, pour vous faire taire. »

« Il ne se contenta pas de la parole que je lui donnais : « Dieu vous récompense ! s’écria-t-il, de la grâce que vous me faites ; mais montrez-moi tout à l’heure ces provisions, afin que je voie s’il y aura de quoi bien régaler mes amis. Je veux qu’ils soient contents de la bonne chère que je leur ferai. – J’ai, lui dis-je, un agneau, six chapons, une douzaine de poulets, et de quoi faire quatre entrées. » Je donnai ordre à un esclave d’apporter tout cela sur-le-champ avec quatre grandes cruches de vin. « Voilà qui est bien, reprit le barbier ; mais il faudrait des fruits et de quoi assaisonner la viande. » Je lui fis encore donner ce qu’il demandait : il cessa de me raser pour examiner chaque chose l’une après l’autre ; et comme cet examen dura près d’une demi-heure, je pestais, j’enrageais ; mais j’avais beau pester et enrager, le bourreau ne s’empressait pas davantage. Il reprit pourtant le rasoir, et me rasa quelques moments ; puis, s’arrêtant tout à coup : « Je n’aurais jamais cru, seigneur, me dit-il, que vous fussiez libéral ; je commence à connaître que feu monsieur votre père revit en vous. Certes, je ne méritais pas les grâces dont vous me comblez, et je vous assure que j’en conserverai une éternelle reconnaissance ; car, seigneur, afin que vous le sachiez, je n’ai rien que ce qui me vient de la générosité des honnêtes gens comme vous ; en quoi je ressemble à Zantout, qui frotte le monde au bain, à Sali qui vend des pois chiches grillés par les rues, à Salout qui vend des fèves, à Akerscha qui vend des herbes, à Abou Mekarès qui arrose les rues pour abattre la poussière, et à Cassem de la garde du calife. Tous ces gens-là n’engendrent point de mélancolie : ils ne sont ni fâcheux, ni querelleurs ; plus contents de leur sort que le calife au milieu de toute sa cour, ils sont toujours gais, prêts à chanter et à danser, et ils ont chacun leur chanson et leur danse particulière, dont ils divertissent toute la ville de Bagdad ; mais ce que j’estime le plus en eux, c’est qu’ils ne sont pas grands parleurs, non plus que votre esclave, qui a l’honneur de vous parler. Tenez, seigneur, voici la chanson et la danse de Zantout qui frotte le monde au bain : regardez-moi, et voyez si je sais bien l’imiter. »

Scheherazade n’en dit pas davantage, parce qu’elle remarqua qu’il était jour. Le lendemain elle poursuivit sa narration dans ces termes :

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