CXLIV NUIT.

« Le juge de police, continua le barbier, fit ses diligences, et mit tant de monde en campagne, que les dix voleurs furent pris le propre jour du Baïram. Je me promenais alors sur le bord du Tigre ; je vis dix hommes assez richement habillés, qui s’embarquaient dans un bateau. J’aurais connu que c’étaient des voleurs pour peu que j’eusse fait attention aux gardes qui les accompagnaient ; mais je ne regardai qu’eux : et prévenu que c’étaient des gens qui allaient se réjouir et passer la fête en festin, j’entrai dans le bateau pêle-mêle avec eux sans dire mot, dans l’espérance qu’ils voudraient bien me souffrir dans leur compagnie. Nous descendîmes le Tigre, et l’on nous fit aborder devant le palais du calife. J’eus le temps de rentrer en moi-même, et de m’apercevoir que j’avais mal jugé d’eux. Au sortir du bateau, nous fûmes environnés d’une nouvelle troupe de gardes du juge de police, qui nous lièrent et nous menèrent devant le calife. Je me laissai lier comme les autres sans rien dire : que m’eût-il servi de parler et de faire quelque résistance ? C’eût été le moyen de me faire maltraiter par les gardes, qui ne m’auraient pas écouté : car ce sont des brutaux qui n’entendent point raison. J’étais avec des voleurs, c’était assez pour leur faire croire que j’en devais être un.

« Dès que nous fûmes devant le calife, il ordonna le châtiment de ces dix scélérats. « Qu’on coupe, dit-il, la tête à ces dix voleurs. » Aussitôt le bourreau nous rangea sur une file à la portée de sa main, et par bonheur je me trouvai le dernier. Il coupa la tête aux dix voleurs en commençant par le premier ; et quand il vint à moi, il s’arrêta. Le calife voyant que le bourreau ne me frappait pas, se mit en colère : « Ne t’ai-je pas commandé, lui dit-il, de couper la tête à dix voleurs ? pourquoi ne la coupes-tu qu’à neuf ? – Commandeur des croyants, répondit le bourreau, Dieu me garde de n’avoir pas exécuté l’ordre de votre majesté : voilà dix corps par terre et autant de têtes que j’ai coupées ; elle peut les faire compter. » Lorsque le calife eut vu lui-même que le bourreau disait vrai, il me regarda avec étonnement ; et ne me trouvant pas la physionomie d’un voleur : « Bon vieillard, me dit-il, par quelle aventure vous trouvez-vous mêlé avec des misérables qui ont mérité mille morts ? » Je lui répondis : « Commandeur des croyants, je vais vous faire un aveu véritable : J’ai vu ce matin entrer dans un bateau ces dix personnes dont le châtiment vient de faire éclater la justice de votre majesté ; je me suis embarqué avec eux, persuadé que c’étaient des gens qui allaient se régaler ensemble pour célébrer ce jour, qui est le plus célèbre de notre religion. »

« Le calife ne put s’empêcher de rire de mon aventure ; et, tout au contraire de ce jeune boiteux qui me traite de babillard, il admira ma discrétion et ma constance à garder le silence : « Commandeur des croyants, lui dis-je, que votre majesté ne s’étonne pas si je me suis tu dans une occasion qui aurait excité la démangeaison de parler à un autre. Je fais une profession particulière de me taire ; et c’est par cette vertu que je me suis acquis le titre glorieux de Silencieux. C’est ainsi qu’on m’appelle pour me distinguer de six frères que j’ai eus. C’est le fruit que j’ai tiré de ma philosophie : enfin cette vertu fait toute ma gloire et mon bonheur. » – « J’ai bien de la joie, me dit le calife en souriant, qu’on vous ait donné un titre dont vous faites un si bel usage. Mais apprenez-moi quelle sorte de gens étaient vos frères. Vous ressemblaient-ils ? – En aucune manière, lui repartis-je : ils étaient tous plus babillards les uns que les autres ; et quant à la figure, il y avait encore une grande différence entre eux et moi : le premier était bossu ; le second, brèche-dent ; le troisième, borgne ; le quatrième, aveugle ; le cinquième avait les oreilles coupées, et le sixième les lèvres fendues. Il leur est arrivé des aventures qui vous feraient juger de leurs caractères si j’avais l’honneur de les raconter à votre majesté. » Comme il me parut que le calife ne demandait pas mieux que de les entendre, je poursuivis sans attendre son ordre. »

HISTOIRE DU PREMIER FRÈRE DU BARBIER.#id___RefHeading___Toc118279937

« Sire, lui dis-je, mon frère aîné, qui s’appelait Bacbouc le bossu, était tailleur de profession. Au sortir de son apprentissage, il loua une boutique vis-à-vis d’un moulin ; et comme il n’avait point encore fait de pratiques, il avait bien de la peine à vivre de son travail : le meunier, au contraire, était fort à son aise et possédait une très-belle femme. Un jour, mon frère, en travaillant dans sa boutique, leva la tête et aperçut à une fenêtre du moulin la meunière qui regardait dans la rue. Il la trouva si belle qu’il en fut enchanté. Pour la meunière, elle ne fit nulle attention à lui ; elle ferma sa fenêtre et ne parut plus de tout le jour. Cependant le pauvre tailleur ne fit autre chose que lever la tête et lever les yeux vers le moulin en travaillant. Il se piqua les doigts plus d’une fois, et son travail de ce jour-là ne fut pas trop régulier. Sur le soir, lorsqu’il fallut fermer sa boutique, il eut de la peine à s’y résoudre, parce qu’il espérait toujours que la meunière se ferait voir encore ; mais enfin il fut obligé de la fermer et de se retirer à sa petite maison, où il passa une fort mauvaise nuit. Il est vrai qu’il s’en leva plus matin, et, qu’impatient de revoir sa maîtresse, il vola vers sa boutique. Il ne fut pas plus heureux que le jour précédent ; la meunière ne parut qu’un moment de toute la journée. Mais ce moment acheva de le rendre le plus amoureux de tous les hommes. Le troisième jour, il eut sujet d’être plus content que les deux autres : la meunière jeta les yeux sur lui par hasard, et le surprit dans une attention à la considérer qui lui fit connaître ce qui se passait dans son cœur. »

Le jour, qui paraissait, obligea Scheherazade d’interrompre son récit en cet endroit. Elle en reprit le fil la nuit suivante.

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