CXXVII NUIT.

Sire, dit-elle, le médecin juif, voyant le sultan de Casgar disposé à l’entendre, prit ainsi la parole :

HISTOIRE RACONTÉE PAR LE MÉDECIN JUIF.#id___RefHeading___Toc118279917

« Sire, pendant que j’étudiais en médecine à Damas, et que je commençais à y exercer ce bel art avec quelque réputation, un esclave me vint quérir pour aller voir un malade chez le gouverneur de la ville. Je m’y rendis et l’on m’introduisit dans une chambre, où je trouvai un jeune homme très-bien fait, fort abattu du mal qu’il souffrait. Je le saluai en m’asseyant près de lui ; il ne répondit point à mon compliment ; mais il me fit un signe des yeux pour me marquer qu’il m’entendait et qu’il me remerciait. « Seigneur, lui dis-je, je vous prie de me donner la main, que je vous tâte le pouls. » Au lieu de tendre la main droite, il me présenta la gauche, de quoi je fus extrêmement surpris. « Voilà, dis-je en moi-même, une grande ignorance de ne savoir pas que l’on présente la main droite à un médecin et non pas la gauche. » Je ne laissai pas de lui tâter le pouls, et après avoir écrit une ordonnance je me retirai.

« Je continuai mes visites pendant neuf jours, et toutes les fois que je lui voulus tâter le pouls il me tendit la main gauche. Le dixième jour, il me parut se bien porter, et je lui dis qu’il n’avait plus besoin que d’aller au bain. Le gouverneur de Damas, qui était présent, pour me marquer combien il était content de moi, me fit revêtir en sa présence d’une robe très-riche, en me disant qu’il me faisait médecin de l’hôpital de la ville et médecin ordinaire de sa maison, où je pouvais aller librement manger à sa table quand il me plairait.

« Le jeune homme me fit aussi de grandes amitiés et me pria de l’accompagner au bain. Nous y entrâmes, et quand ses gens l’eurent déshabillé, je vis que la main droite lui manquait. Je remarquai même qu’il n’y avait pas longtemps qu’on la lui avait coupée : c’était aussi la cause de sa maladie, que l’on m’avait cachée, et, tandis qu’on y appliquait des médicaments propres à le guérir promptement, on m’avait appelé pour empêcher que la fièvre qui l’avait pris n’eût de mauvaises suites. Je fus assez surpris et fort affligé de le voir en cet état ; il le remarqua bien sur mon visage : « Médecin, me dit-il, ne vous étonnez pas de me voir la main coupée : je vous en dirai quelque jour le sujet, et vous entendrez une histoire des plus surprenantes. »

« Après que nous fûmes sortis du bain, nous nous mîmes à table ; nous nous entretînmes ensuite, et il me demanda s’il pouvait, sans intéresser sa santé, s’aller promener hors de la ville, au jardin du gouverneur. Je lui répondis que non-seulement il le pouvait, mais qu’il lui était très-salutaire de prendre l’air. « Si cela est, répliqua-t-il, et que vous vouliez bien me tenir compagnie, je vous conterai là mon histoire. » Je repartis que j’étais tout à lui le reste de la journée. Aussitôt il commanda à ses gens d’apporter de quoi faire la collation, puis nous partîmes et nous rendîmes au jardin du gouverneur. Nous y fîmes deux ou trois tours de promenade, et, après nous être assis sur un tapis que ses gens étendirent sous un arbre qui faisait un bel ombrage, le jeune homme me fit de cette sorte le récit de son histoire :

« Je suis né à Moussoul, et ma famille est une des plus considérables de la ville. Mon père était l’aîné de dix enfants que mon aïeul laissa, en mourant, tous en vie et mariés. Mais, de ce grand nombre de frères, mon père fut le seul qui eut des enfants, encore n’eut-il que moi. Il prit un très-grand soin de mon éducation, et me fit apprendre tout ce qu’un enfant de ma condition ne devait pas ignorer… » Mais, sire, dit Scheherazade en se reprenant dans cet endroit, l’aurore, qui paraît, m’impose silence. À ces mots elle se tut et le sultan se leva.

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