LXXXII NUIT

Sire, dit-elle, après que Bedreddin Hassan se fut opiniâtré à soutenir que tout ce qu’il avait dit était véritable, il se leva pour entrer dans la ville, et tout le monde le suivait en criant : C’est un fou ! c’est un fou ! À ces cris, les uns mirent la tête aux fenêtres, les autres se présentèrent à leurs portes, et d’autres, se joignant à ceux qui environnaient Bedreddin, criaient comme eux : C’est un fou, sans savoir de quoi il s’agissait. Dans l’embarras où était ce jeune homme, il arriva devant la maison d’un pâtissier qui ouvrait sa boutique, et il entra dedans pour se dérober aux huées du peuple qui le suivait.

Ce pâtissier avait été autrefois chef d’une troupe de vagabonds qui détroussaient les caravanes, et quoiqu’il fût venu s’établir à Damas, où il ne donnait aucun sujet de plainte contre lui, il ne laissait pas d’être craint de tous ceux qui le connaissaient. C’est pourquoi dès le premier regard qu’il jeta sur la populace qui suivait Bedreddin, il la dissipa. Le pâtissier, voyant qu’il n’y avait plus personne, fit plusieurs questions au jeune homme ; il lui demanda qui il était et ce qui l’avait amené à Damas. Bedreddin Hassan ne lui cacha ni sa naissance, ni la mort du grand vizir son père. Il lui conta ensuite de quelle manière il était sorti de Balsora, et comment, après s’être endormi la nuit précédente sur le tombeau de son père, il s’était trouvé, à son réveil, au Caire, où il avait épousé une dame. Enfin, il lui marqua la surprise où il était de se voir à Damas sans pouvoir comprendre toutes ces merveilles.

« Votre histoire est des plus surprenantes, lui dit le pâtissier ; mais, si vous voulez suivre mon conseil, vous ne ferez confidence à personne de toutes les choses que vous venez de me dire, et vous attendrez patiemment que le ciel daigne finir les disgrâces dont il permet que vous soyez affligé. Vous n’avez qu’à demeurer avec moi jusqu’à ce temps-là, et comme je n’ai pas d’enfants, je suis prêt à vous reconnaître pour mon fils, si vous y consentez. Après que je vous aurai adopté, vous irez librement par la ville et vous ne serez plus exposé aux insultes de la populace. »

Quoique cette adoption ne fît pas honneur au fils d’un grand vizir, Bedreddin ne laissa pas d’accepter la proposition du pâtissier, jugeant bien que c’était le meilleur parti qu’il devait prendre dans la situation où était sa fortune. Le pâtissier le fit habiller, prit des témoins, et alla déclarer devant un cadi qu’il le reconnaissait pour son fils ; après quoi Bedreddin demeura chez lui sous le simple nom de Hassan, et apprit la pâtisserie.

Pendant que cela se passait, à Damas, la fille de Schemseddin Mohammed se réveilla, et, ne trouvant pas Bedreddin auprès d’elle, crut qu’il s’était levé sans vouloir interrompre son repos et qu’il reviendrait bientôt. Elle attendait son retour, lorsque le vizir Schemseddin Mohammed son père, vivement touché de l’affront qu’il croyait avoir reçu du sultan d’Égypte, vint frapper à la porte de son appartement, résolu de pleurer avec elle sa triste destinée. Il l’appela par son nom, et elle n’eut pas plus tôt entendu sa voix qu’elle se leva pour lui ouvrir la porte. Elle lui baisa la main et le reçut d’un air si satisfait, que le vizir, qui s’attendait à la trouver baignée de pleurs et aussi affligée que lui, en fut extrêmement surpris. « Malheureuse ! lui dit-il en colère, est-ce ainsi que tu parais devant moi ? Après l’affreux sacrifice que tu viens de consommer, peux tu m’offrir un visage si content ! »

Scheherazade cessa de parler en cet endroit, parce que le jour parut. La nuit suivante, elle reprit son discours et dit au sultan des Indes :

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