XCVII NUIT.

Sire, le calife Haroun Alraschid, malgré sa gravité, ne put s’empêcher de rire quand le vizir Giafar lui dit que Schemseddin Mohammed menaçait de faire mourir Bedreddin pour n’avoir pas mis de poivre dans la tarte à la crème qu’il avait vendue à Schaban. « Hé quoi ! disait Bedreddin, faut-il qu’on ait tout rompu et brisé dans ma maison, qu’on m’ait emprisonné dans une caisse, et qu’enfin on s’apprête à m’attacher à un poteau, et tout cela parce que je ne mets pas de poivre dans une tarte à la crème ! Hé ! grand Dieu, qui a jamais ouï parler d’une pareille chose ? Sont-ce là des actions de musulmans, de personnes qui font profession de probité, de justice, et qui pratiquent toutes sortes de bonnes œuvres ? » En disant cela il fondait en larmes ; puis, recommençant ses plaintes : « Non, reprenait-il, jamais personne n’a été traité si injustement ni si rigoureusement. Est-il possible qu’on soit capable d’ôter la vie à un homme pour n’avoir pas mis de poivre dans une tarte à la crème ? Que maudites soient toutes les tartes à la crème, aussi bien que l’heure où je suis né ! Plût à Dieu que je fusse mort en ce moment ! »

Le désolé Bedreddin ne cessa de se lamenter, et lorsqu’on apporta le poteau et les clous pour l’y clouer, il poussa de grands cris à ce spectacle terrible. « Ô ciel, dit-il, pouvez-vous souffrir que je meure d’un trépas infâme et douloureux ! et cela pour quel crime ? Ce n’est pas pour avoir volé ni pour avoir tué, ni pour avoir renié ma religion : c’est pour n’avoir pas mis de poivre dans une tarte à la crème. »

Comme la nuit était alors déjà assez avancée, le vizir Schemseddin Mohammed fit remettre Bedreddin dans sa caisse et lui dit : « Demeure là jusqu’à demain ; le jour ne se passera pas que je ne te fasse mourir. » On emporta la caisse et l’on en chargea le chameau qui l’avait apportée depuis Damas. On chargea en même temps tous les autres chameaux, et le vizir étant remonté à cheval, fit marcher devant lui le chameau qui portait son neveu, et entra dans la ville, suivi de tout son équipage. Après avoir passé plusieurs rues où personne ne parut parce que tout le monde s’était retiré, il se rendit à son hôtel, où il fit décharger la caisse, avec défense de l’ouvrir que lorsqu’il l’ordonnerait.

Tandis qu’on déchargeait les autres chameaux, il prit en particulier la mère de Bedreddin Hassan et sa fille, et s’adressant à la dernière : « Dieu soit loué, lui dit-il, ma fille, de ce qu’il nous a fait si heureusement rencontrer votre cousin et votre mari ! Vous vous souvenez bien, apparemment, de l’état où était votre chambre la première nuit de vos noces. Allez, faites-y mettre toutes choses comme elles étaient alors. Si pourtant vous ne vous en souveniez pas, je pourrais y suppléer par l’écrit que j’en ai fait faire. De mon côté, je vais donner ordre au reste. »

Dame de beauté alla exécuter avec joie ce que venait de lui ordonner son père, qui commença aussi à disposer toutes choses dans la salle, de la même manière qu’elles étaient lorsque Bedreddin Hassan s’y était trouvé avec le palefrenier bossu du sultan d’Égypte. À mesure qu’il lisait l’écrit, ses domestiques mettaient chaque meuble à sa place. Le trône ne fut pas oublié, non plus que les bougies allumées. Quand tout fut préparé dans la salle, le vizir entra dans la chambre de sa fille, où il posa l’habillement de Bedreddin avec la bourse de sequins. Cela étant fait, il dit à Dame de Beauté : « Déshabillez-vous, ma fille, et vous couchez. Dès que Bedreddin sera entré dans cette chambre, plaignez-vous de ce qu’il a été dehors longtemps, et lui dites que vous avez été bien étonnée en vous réveillant de ne pas le trouver auprès de vous. Pressez-le de se remettre au lit, et demain matin vous nous divertirez, madame votre belle-mère et moi, en nous rendant compte de ce qui se sera passé entre vous et lui cette nuit. » À ces mots, il sortit de l’appartement de sa fille, et lui laissa la liberté de se coucher. »

Scheherazade voulait poursuivre son récit, mais le jour, qui commença à paraître, l’en empêcha.

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