Histoire du dormeur éveillé

Sous le règne du calife Haroun Alraschid, il y avait à Bagdad un marchand fort riche, dont la femme était déjà vieille. Ils avaient un fils unique nommé Abou-Hassan, âgé d’environ trente ans, qui avait été élevé dans une grande retenue de toutes choses.

Le marchand mourut. Abou-Hassan, qui se vit seul héritier, se mit en possession des grandes richesses que son père avait amassées pendant sa vie avec beaucoup d’épargne, et avec un grand attachement à son négoce. Le fils, qui avait des vues et des inclinations différentes de celles de son père, en usa aussi tout autrement. Comme son père ne lui avait donné d’argent pendant sa jeunesse que ce qui suffisait précisément pour son entretien, et qu’il avait toujours porté envie aux jeunes gens de son âge qui n’en manquaient pas, et qui ne se refusaient aucun des plaisirs auxquels la jeunesse ne s’abandonne que trop aisément, il résolut de se signaler à son tour en faisant des dépenses proportionnées aux grands biens dont la fortune venait de le favoriser. Pour cet effet, il partagea son bien en deux parts : l’une fut employée en acquisitions de terres à la campagne et de maisons dans la ville, dont il se fit un revenu suffisant pour vivre à son aise, avec promesse de ne point toucher aux sommes qui en reviendraient, mais de les amasser à mesure qu’il les recevrait. L’autre moitié, qui consistait en une somme considérable en argent comptant, fut destinée à réparer tout le temps qu’il croyait avoir perdu sous la dure contrainte où son père l’avait retenu jusqu’à sa mort. Mais il se fit une loi indispensable, qu’il se promit à lui-même de garder inviolablement, de ne rien dépenser au-delà de cette somme dans le dérèglement de vie qu’il s’était proposé.

Dans ce dessein, Abou-Hassan se fit en peu de jours une société de gens à peu près de son âge et de sa condition, et il ne songea plus qu’à leur faire passer le temps très-agréablement. Pour cet effet, il ne se contenta pas de les bien régaler les jours et les nuits, et de leur faire des festins splendides, où les mets les plus délicats et les vins les plus exquis étaient servis en abondance ; il y joignit encore la musique en y appelant les meilleures voix de l’un et de l’autre sexe. La jeune bande, de son côté, le verre à la main, mêlait quelquefois ses chansons à celles des musiciens, et tous ensemble ils semblaient s’accorder avec tous les instruments de musique dont ils étaient accompagnés. Ces fêtes étaient ordinairement terminées par des bals où les meilleurs danseurs et baladins de l’un et de l’autre sexe de la ville de Bagdad étaient appelés. Tous ces divertissements, renouvelés chaque jour par des plaisirs nouveaux, jetèrent Abou-Hassan dans des dépenses si prodigieuses qu’il ne put continuer une si grande profusion au-delà d’une année. La grosse somme qu’il avait consacrée à cette prodigalité et l’année finirent ensemble. Dès qu’il eut cessé de tenir table, ses amis disparurent : il ne les rencontrait pas même en quelque endroit qu’il allât. En effet, ils le fuyaient dès qu’ils l’apercevaient, et si par hasard il en joignait quelqu’un, et qu’il voulût l’arrêter, il s’excusait sur différents prétextes.

Abou-Hassan fut plus sensible à la conduite étrange de ses amis, qui l’abandonnaient avec tant d’indignité et d’ingratitude après toutes les démonstrations et les protestations d’amitié qu’ils lui avaient faites, et d’avoir pour lui un attachement inviolable, qu’à tout l’argent qu’il avait dépensé avec eux si mal à propos. Triste, rêveur, la tête baissée, et avec un visage sur lequel un morne chagrin était dépeint, il entra dans l’appartement de sa mère, et il s’assit sur le bout du sofa, assez éloigne d’elle.

« Qu’avez-vous donc, mon fils ? lui demanda sa mère en le voyant en cet état. Pourquoi êtes-vous si changé, si abattu et si différent de vous-même ? Quand vous auriez perdu tout ce que vous avez au monde, vous ne seriez pas fait autrement. Je sais la dépense effroyable que vous avez faite, et depuis que vous vous y êtes abandonné, je veux croire qu’il ne vous reste pas grand argent. Vous étiez maître de votre bien, et si je ne me suis point opposée à votre conduite déréglée, c’est que je savais la sage précaution que vous aviez prise de conserver la moitié de votre bien. Après cela, je ne vois pas ce qui peut vous avoir plongé dans cette profonde mélancolie. »

Abou-Hassan fondit en larmes à ces paroles, et au milieu de ses pleurs et de ses soupirs : « Ma mère, s’écria-t-il, je connais enfin par une expérience bien douloureuse combien la pauvreté est insupportable. Oui, je sens vivement que comme le coucher du soleil nous prive de la splendeur de cet astre, de même la pauvreté nous ôte toute sorte de joie. C’est elle qui fait oublier entièrement toutes les louanges qu’on nous donnait et tout le bien que l’on disait de nous avant d’y être tombés : elle nous réduit à ne marcher qu’en prenant des mesures pour ne pas être remarqués, et à passer les nuits en versant des larmes de sang. En un mot, celui qui est pauvre n’est plus regardé, même par ses parents et par ses amis, que comme un étranger. Vous savez, ma mère, poursuivit-il, de quelle manière j’en ai usé avec mes amis depuis un an. Je leur ai fait toute la bonne chère que j’ai pu imaginer, jusqu’à m’épuiser ; et aujourd’hui, que je n’ai plus de quoi la continuer, je m’aperçois qu’ils m’ont tous abandonné. Quand je dis que je n’ai plus de quoi continuer à leur faire bonne chère, j’entends parler de l’argent que j’avais mis à part pour l’employer à l’usage que j’en ai fait. Pour ce qui est de mon revenu, je rends grâces à Dieu de m’avoir inspiré de le réserver, sous la condition et sous le serment que j’ai fait de n’y pas toucher pour le dissiper si follement. Je l’observerai ce serment, et je sais le bon usage que je ferai de ce qui me reste si heureusement. Mais auparavant, je veux éprouver jusqu’à quel point mes amis, s’ils méritent d’être appelés de ce nom, pousseront leur ingratitude. Je veux les voir tous l’un après l’autre, et quand je leur aurai représenté les efforts que j’ai faits pour l’amour d’eux, je les solliciterai de me faire entre eux une somme qui serve en quelque façon à me relever de l’état malheureux où je me suis réduit pour leur faire plaisir. Mais je ne veux faire ces démarches, comme je vous ai déjà dit, que pour voir si je trouverai en eux quelque sentiment de reconnaissance.

« – Mon fils, reprit la mère d’Abou-Hassan, je ne prétends pas vous dissuader d’exécuter votre dessein ; mais je puis vous dire par avance que votre espérance est mal fondée. Croyez-moi, quoi que vous puissiez faire, il est inutile que vous en veniez à cette épreuve : vous ne trouverez de secours qu’en ce que vous vous êtes réservé par-devers vous. Je vois bien que vous ne connaissiez pas encore ces amis, qu’on appelle vulgairement de ce nom parmi les gens de votre sorte ; mais vous allez les connaître. Dieu veuille que ce soit de la manière que je le souhaite, c’est-à-dire pour votre bien ! – Ma mère, repartit Abou-Hassan, je suis bien persuadé de la vérité de ce que vous me dites : je serai plus certain d’un fait qui me regarde de si près quand je me serai éclairci par moi-même de leur lâcheté et de leur insensibilité. »

Abou-Hassan partit à l’heure même, et il prit si bien son temps qu’il trouva tous ses amis chez eux. Il leur représenta le grand besoin où il était, et il les pria de lui ouvrir leur bourse pour le secourir efficacement. Il promit même de s’engager envers chacun d’eux en particulier, de leur rendre les sommes qu’ils lui auraient prêtées dès que ses affaires seraient rétablies, sans néanmoins leur faire connaître que c’était en grande partie à leur considération qu’il s’était si fort incommodé, afin de les piquer davantage de générosité. Il n’oublia pas de les leurrer aussi de l’espérance de recommencer un jour avec eux la bonne chère qu’il leur avait déjà faite.

Aucun de ses amis de bouteille ne fut touché des vives couleurs dont l’affligé Abou-Hassan se servit pour tâcher de les persuader. Il eut même la mortification de voir que plusieurs lui dirent nettement qu’ils ne le connaissaient pas, et qu’ils ne se souvenaient pas même de l’avoir vu. Il revînt chez lui le cœur pénétré de douleur et d’indignation. « Ah, ma mère ! s’écria-t-il en rentrant dans son appartement, vous me l’aviez bien dit, au lieu d’amis, je n’ai trouvé que des perfides, des ingrats et des méchants, indignes de mon amitié. C’en est fait, je renonce à la leur, et je vous promets de ne les revoir jamais. »

Abou-Hassan demeura ferme dans sa résolution de tenir sa parole. Pour cet effet il prit les précautions les plus convenables pour en éviter les occasions, et afin de ne plus tomber dans le même inconvénient, il promit avec serment de ne donner à manger de sa vie à aucun homme de Bagdad. Ensuite il tira le coffre-fort où était l’argent de son revenu du lieu où il l’avait mis en réserve, et il le mit à la place de celui qu’il venait de vider. Il résolut de n’en tirer pour la dépense de chaque jour qu’une somme réglée et suffisante pour régaler honnêtement une seule personne avec lui à souper. Il fit encore serment que cette personne ne serait pas de Bagdad, mais un étranger qui y serait arrivé le même jour, et qu’il le renverrait le lendemain matin, après lui avoir donné le couvert une nuit seulement.

Selon ce projet, Abou-Hassan avait soin lui-même, chaque matin, de faire la provision nécessaire pour ce régal, et vers la fin du jour, il allait s’asseoir au bout du pont de Bagdad, et dès qu’il voyait un étranger, de quelque état ou condition qu’il fût, il l’abordait civilement et l’invitait de même à lui faire l’honneur de venir souper et loger chez lui pour la première nuit de son arrivée, et après l’avoir informé de la loi qu’il s’était faite et de la condition qu’il avait mise à son honnêteté, il l’emmenait en son logis.

Le repas dont Abou-Hassan régalait son hôte n’était pas somptueux, mais il y avait suffisamment de quoi se contenter. Le bon vin surtout n’y manquait pas. On faisait durer le repas jusque bien avant dans la nuit, et au lieu d’entretenir son hôte d’affaires d’état, de famille ou de négoce, comme il arrive fort souvent, il affectait au contraire de ne parler que de choses indifférentes, agréables et réjouissantes. Il était naturellement plaisant, de belle humeur et fort divertissant, et sur quelque sujet que ce fût, il savait donner à son discours un tour capable d’inspirer la joie aux plus mélancoliques.

En renvoyant son hôte le lendemain matin : « En quelque lieu que vous puissiez aller, lui disait Abou-Hassan, Dieu vous préserve de tout sujet de chagrin ! Quand je vous invitai hier à venir prendre un repas chez moi, je vous informai de la loi que je me suis imposée. Ainsi ne trouvez pas mauvais si je vous dis que nous ne boirons plus ensemble, et même que nous ne nous verrons plus chez moi ni ailleurs : j’ai mes raisons pour en user ainsi. Dieu vous conduise ! »

Abou-Hassan était exact dans l’observation de cette règle : il ne regardait plus les étrangers qu’il avait une fois reçus chez lui, et il ne leur parlait plus. Quand il les rencontrait dans les rues, dans les places ou dans les assemblées publiques, il faisait semblant de ne les pas voir, il se détournait même pour éviter qu’ils ne vinssent l’aborder, enfin il n’avait plus aucun commerce avec eux. Il y avait du temps qu’il se gouvernait de la sorte, lorsqu’un peu avant le coucher du soleil, comme il était assis, à son ordinaire, au bout du pont, le calife Haroun Alraschid vint à paraître, mais déguisé de manière qu’il ne pouvait pas le reconnaître.

Quoique ce monarque eût des ministres et des officiers, chefs de justice, d’une grande exactitude à bien s’acquitter de leur devoir, il voulait néanmoins prendre connaissance de toutes choses par lui-même. Dans ce dessein, comme nous l’avons déjà vu, il allait souvent, déguisé en différentes manières, par la ville de Bagdad. Il ne négligeait pas même les dehors, et à cet égard, il s’était fait une coutume d’aller chaque premier jour du mois sur les grands chemins par où on y abordait, tantôt d’un côté, tantôt d’un autre. Ce jour-là, premier du mois, il parut, déguisé en marchand de Moussoul qui venait de se débarquer de l’autre côté du pont, et suivi d’un esclave grand et puissant.

Comme le calife avait dans son déguisement un air grave et respectable, Abou-Hassan, qui le croyait marchand de Moussoul, se leva de l’endroit où il était assis, et après l’avoir salué d’un air gracieux et lui avoir baisé la main : « Seigneur, lui dit-il, je vous félicite de votre heureuse arrivée ; je vous supplie de me faire l’honneur de venir souper avec moi et de passer cette nuit en ma maison pour tâcher de vous remettre de la fatigue de votre voyage. » Et afin de l’obliger davantage à ne lui pas refuser la grâce qu’il lui demandait, il lui expliqua en peu de mots la coutume qu’il s’était faite de recevoir chez lui, chaque jour, autant qu’il lui serait possible et pour une nuit seulement, le premier étranger qui se présenterait à lui.

Le calife trouva quelque chose de si singulier dans la bizarrerie du goût d’Abou-Hassan, que l’envie lui prit de le connaître à fond. Sans sortir du caractère de marchand, il lui marqua qu’il ne pouvait mieux répondre à une si grande honnêteté, à laquelle il ne s’était pas attendu à son arrivée à Bagdad, qu’en acceptant l’offre obligeante qu’il venait de lui faire ; qu’il n’avait qu’à lui montrer le chemin et qu’il était tout prêt à le suivre.

Abou-Hassan, qui ne savait pas que l’hôte que le hasard venait de lui présenter était infiniment au-dessus de lui, en agit avec le calife comme avec son égal. Il le mena à sa maison et le fit entrer dans une chambre meublée fort proprement, où il lui fit prendre place sur le sofa, à l’endroit le plus honorable. Le souper était prêt et le couvert était mis. La mère d’Abou-Hassan, qui entendait fort bien la cuisine, servit trois plats, l’un au milieu, garni d’un bon chapon, cantonné de quatre gros poulets, et les deux autres à côté, qui servaient d’entrées, l’un d’une oie grasse, et l’autre de pigeonneaux en ragoût. Il n’y avait rien de plus, mais ces viandes étaient bien choisies et d’un goût délicieux.

Abou-Hassan se mit à table vis-à-vis de son hôte, et le calife et lui commencèrent à manger de bon appétit en prenant chacun ce qui était de son goût, sans parler et même sans boire, selon la coutume du pays. Quand ils eurent achevé de manger, l’esclave du calife leur donna à laver, et cependant la mère d’Abou-Hassan desservit et apporta le dessert, qui consistait en diverses sortes de fruits de la saison, comme raisins, pêches, pommes, poires et plusieurs sortes de pâtes d’amandes sèches. Sur la fin du jour on alluma les bougies, après quoi Abou-Hassan fit mettre les bouteilles et les tasses près de lui, et prit soin que sa mère fit souper l’esclave du calife.

Quand le feint marchand de Moussoul, c’est-à-dire le calife, et Abou-Hassan se furent remis à table, Abou-Hassan, avant de toucher au fruit, prit une tasse, se versa à boire le premier, et en la tenant à la main : « Seigneur, dit-il au calife, qui était, selon lui, un marchand de Moussoul, vous savez comme moi que le coq ne boit jamais qu’il n’appelle les poules pour venir boire avec lui : je vous invite donc à suivre mon exemple. Je ne sais ce que vous en pensez ; pour moi, il me semble qu’un homme qui hait le vin et qui veut faire le sage ne l’est pas. Laissons là ces sortes de gens avec leur humeur sombre et chagrine, et cherchons la joie : elle est dans la tasse, et la tasse la communique à ceux qui la vident. »

Pendant que Abou-Hassan buvait : « Cela me plaît, dit le calife en se saisissant de la lasse qui lui était destinée, et voilà ce qu’on appelle un brave homme. Je vous aime de cette humeur et avec cette gaieté ; j’attends que vous m’en versiez autant. »

Abou-Hassan n’eut pas plutôt bu, qu’en remplissant la tasse que le calife lui présentait : « Goûtez, seigneur, dit-il, vous le trouverez bon.

« – J’en suis bien persuadé, reprit le calife d’un air riant ; il n’est pas possible qu’un homme comme vous ne sache faire le choix des meilleures choses. »

Pendant que le calife buvait : « Il ne faut que vous regarder, repartit Abou-Hassan, pour s’apercevoir du premier coup d’œil que vous êtes de ces gens qui ont vu le monde et qui savent vivre. Si ma maison, ajouta-t-il en vers arabes, était capable de sentiment et qu’elle fût sensible au sujet de joie qu’elle a de vous posséder, elle le marquerait hautement, et en se prosternant devant vous, elle s’écrierait : Ah ! quel plaisir, quel bonheur, de me voir honorée de la présence d’une personne si honnête et si complaisante qu’elle ne dédaigne pas de prendre le couvert chez moi ! Enfin, seigneur, je suis au comble de la joie d’avoir fait aujourd’hui la rencontre d’un homme de votre mérite. »

Ces saillies d’Abou-Hassan divertissaient fort le calife, qui avait naturellement l’esprit très-enjoué, et qui se faisait un plaisir de l’exciter à boire en demandant souvent lui-même du vin, afin de le mieux connaître dans son entretien par la gaieté que le vin lui inspirerait. Pour entrer en conversation, il lui demanda comment il s’appelait, à quoi il s’occupait et de quelle manière il passait la vie. « Seigneur, répondit-il, mon nom est Abou-Hassan. J’ai perdu mon père, qui était marchand, non pas à la vérité des plus riches, mais au moins de ceux qui vivaient le plus commodément à Bagdad. En mourant il me laissa une succession plus que suffisante pour vivre sans ambition selon mon état. Comme sa conduite à mon égard avait été fort sévère, et que jusqu’à sa mort j’avais passé la meilleure partie de ma jeunesse dans une grande contrainte, je voulus tâcher de réparer le bon temps que je croyais avoir perdu.

« En cela néanmoins, poursuivit Abou-Hassan, je me gouvernai d’une autre manière que ne font ordinairement tous les jeunes gens. Ils se livrent à la débauche sans considération, et ils s’y abandonnent jusqu’à ce que, réduits à la dernière pauvreté, ils fassent malgré eux une pénitence forcée pendant le reste de leurs jours. Afin de ne pas tomber dans ce malheur, je partageai tout mon bien en deux parts, l’une en fonds et l’autre en argent comptant. Je destinai l’argent comptant pour les dépenses que je méditais, et je pris une ferme résolution de ne point toucher à mes revenus. Je fis une société de gens de ma connaissance et à peu près de mon âge, et sur l’argent comptant que je dépensais à pleine main, je les régalais splendidement chaque jour, de manière que rien ne manquait à nos divertissements. Mais la durée n’en fut pas longue. Je ne trouvai plus rien au fond de ma cassette à la fin de l’année, et en même temps tous mes amis de table disparurent. Je les vis l’un après l’autre, je leur représentai l’état malheureux où je me trouvais, mais aucun ne m’offrit de quoi me soulager. Je renonçai donc à leur amitié, et en me réduisant à ne plus dépenser que mon revenu, je me retranchai à n’avoir plus de société qu’avec le premier étranger que je rencontrerais chaque jour à son arrivée à Bagdad, avec cette condition de ne le régaler que ce seul jour-là. Je vous ai informé du reste, et je remercie ma bonne fortune de m avoir présenté aujourd’hui un étranger de votre mérite. »

Le calife, fort satisfait de cet éclaircissement, dit à Abou-Hassan : « Je ne puis assez vous louer du bon parti que vous avez pris d’avoir agi avec tant de prudence en vous jetant dans la débauche, et de vous être conduit d’une manière qui n’est pas ordinaire à la jeunesse. Je vous estime encore d’avoir été fidèle à vous-même au point que vous l’avez été. Le pas était bien glissant, et je ne puis assez admirer comment, après avoir vu la fin de votre argent comptant, vous avez eu assez de modération pour ne pas dissiper votre revenu et même votre fonds. Pour vous dire ce que j’en pense, je tiens que vous êtes le seul débauché à qui pareille chose est arrivée et à qui elle arrivera peut-être jamais. Enfin, je vous avoue que j’envie votre bonheur. Vous êtes le plus heureux mortel qu’il y ait sur la terre, d’avoir chaque jour la compagnie d’un honnête homme avec qui vous pouvez vous entretenir si agréablement, et à qui vous donnez lieu de publier partout la bonne réception que vous lui faites. Mais ni vous ni moi nous ne nous apercevons pas que c’est parler trop longtemps sans boire : buvez, et versez-m’en ensuite. » Le calife et Abou-Hassan continuèrent de boire longtemps en s’entretenant de choses très-agréables.

La nuit était déjà fort avancée, et le calife, en feignant d’être fort fatigué du chemin qu’il avait fait, dit à Abou-Hassan qu’il avait besoin de repos. « Je ne veux pas aussi, de mon côté, ajouta-t-il, que vous perdiez rien du vôtre pour l’amour de moi. Avant que nous nous séparions (car peut-être serai-je sorti demain de chez vous avant que vous soyez éveillé), je suis bien aise de vous marquer combien je suis sensible à votre honnêteté, à votre bonne chère, et à l’hospitalité que vous avez exercée envers moi si obligeamment. La seule chose qui me fait de la peine, c’est que je ne sais par quel endroit vous en témoigner ma reconnaissance. Je vous supplie de me le faire connaître, et vous verrez que je ne suis pas un ingrat. Il ne se peut pas faire qu’un homme comme vous n’ait quelque affaire, quelque besoin, et ne souhaite enfin quelque chose qui lui ferait plaisir. Ouvrez votre cœur et parlez-moi franchement. Tout marchand que je suis, je ne laisse pas d’être en état d’obliger par moi-même ou par l’entremise de mes amis. »

À ces offres du calife, que Abou-Hassan ne prenait toujours que pour un marchand : « Mon bon seigneur, reprit Abou-Hassan, je suis très-persuadé que ce n’est point par compliment que vous me faites des avances si généreuses ; mais, foi d’honnête homme, je puis vous assurer que je n’ai ni chagrin, ni affaire, ni désir, et que je ne demande rien à personne. Je n’ai pas la moindre ambition, comme je vous l’ai déjà dit, et je suis très-content de mon sort. Ainsi je n’ai qu’à vous remercier non-seulement de vos offres si obligeantes, mais même de la complaisance que vous avez eue de me faire un si grand honneur que celui de venir prendre un méchant repas chez moi.

« Je vous dirai néanmoins, poursuivit Abou-Hassan, qu’une seule chose me fait de la peine, sans pourtant qu’elle aille jusqu’à troubler mon repos. Vous saurez que la ville de Bagdad est divisée par quartiers, et que dans chaque quartier il y a une mosquée avec un iman pour faire la prière aux heures ordinaires, à la tête du quartier qui s’y assemble. L’iman est un grand vieillard d’un visage austère, et parfait hypocrite s’il y en eut jamais au monde. Pour conseil il s’est associé quatre autres barbons, mes voisins, gens à peu près de sa sorte, qui s’assemblent chez lui régulièrement chaque jour, et dans leur conciliabule, il n’y a médisance, calomnie et malice qu’ils ne mettent en usage contre moi et contre tout le quartier pour en troubler la tranquillité et y faire régner la dissension. Ils se rendent redoutables aux uns, ils menacent les autres. Ils veulent enfin se rendre les maîtres, et que chacun se gouverne selon leur caprice, eux qui ne savent pas se gouverner eux-mêmes. Pour dire la vérité, je souffre de voir qu’ils se mêlent de tout autre chose que de leur Alcoran, et qu’ils ne laissent pas vivre le monde en paix.

« – Hé bien ! reprit le calife, vous voudriez apparemment trouver un moyen pour arrêter le cours de ce désordre ? – Vous l’avez dit, repartit Abou-Hassan, et la seule chose que je demanderais à Dieu pour cela, ce serait d’être calife à la place du commandeur des croyants Haroun-Alraschid, notre souverain seigneur et maître, seulement pour un jour. – Que feriez-vous si cela arrivait ? demanda le calife. – Je ferais une chose d’un grand exemple, répondit Abou-Hassan, et qui donnerait de la satisfaction à tous les honnêtes gens. Je ferais donner cent coups de bâton sur la plante des pieds à chacun des quatre vieillards, et quatre cents à l’iman, pour leur apprendre qu’il ne leur appartient pas de troubler et de chagriner ainsi leurs voisins. »

Le calife trouva la pensée d’Abou-Hassan fort plaisante, et comme il était né pour les aventures extraordinaires, elle lui fit naître l’envie de s’en faire un divertissement tout singulier. « Votre souhait me plaît d’autant plus, dit le calife, que je vois qu’il part d’un cœur droit, et d’un homme qui ne peut souffrir que la malice des méchants demeure impunie. J’aurais un grand plaisir d’en voir l’effet, et peut-être n’est-il pas aussi impossible que cela arrive que vous pourriez vous l’imaginer. Je suis persuadé que le calife se dépouillerait volontiers de sa puissance pour vingt-quatre heures, entre vos mains, s’il était informé de votre bonne intention et du bon usage que vous en feriez. Quoique marchand étranger, je ne laisse pas néanmoins d’avoir du crédit pour y contribuer pour quelque chose.

« – Je vois bien, repartit Abou-Hassan, que vous vous moquez de ma folle imagination, et le calife s’en moquerait aussi s’il avait connaissance d’une telle extravagance. Ce que cela pourrait peut-être produire, c’est qu’il se ferait informer de la conduite de l’iman et de ses conseillers, et qu’il les ferait châtier.

« – Je ne me moque pas de vous, répliqua le calife ; Dieu me garde d’avoir une pensée si déraisonnable pour une personne comme vous, qui m’avez si bien régalé, tout inconnu que je vous suis ! et je vous assure que le calife ne s’en moquerait pas non plus. Mais laissons là ce discours ; il n’est pas loin de minuit, et il est temps de nous coucher.

« – Brisons donc là notre entretien, dit Abou-Hassan ; je ne veux pas apporter d’obstacle à votre repos. Mais comme il reste encore du vin dans la bouteille, il faut, s’il vous plaît, que nous la vidions ; après cela nous nous coucherons. La seule chose que je vous recommande, c’est qu’en sortant demain matin, au cas que je ne sois pas éveillé, vous ne laissiez pas la porte ouverte, mais que vous preniez la peine de la fermer », ce que le calife lui promit d’exécuter fidèlement.

Pendant que Abou-Hassan parlait, le calife s’était saisi de la bouteille et des deux tasses. Il se versa du vin le premier en faisant connaître à Abou-Hassan que c’était pour le remercier. Quand il eut bu, il jeta adroitement dans la tasse d’Abou-Hassan une pincée d’une poudre qu’il avait sur lui, et versa par-dessus le reste de la bouteille. En la présentant à Abou-Hassan : « Vous avez, dit-il, pris la peine de me verser à boire toute la soirée, c’est bien la moindre chose que je doive faire que de vous en épargner la peine pour la dernière fois : je vous prie de prendre cette tasse de ma main et de boire ce coup pour l’amour de moi. »

Abou-Hassan prit la tasse, et pour marquer davantage à son hôte avec combien de plaisir il recevait l’honneur qu’il lui faisait, il but, et il la vida presque tout d’un trait. Mais à peine eut-il mis la tasse sur la table que la poudre fit son effet. Il fut saisi d’un assoupissement si profond que la tête lui tomba presque sur les genoux d’une manière si subite, que le calife ne put s’empêcher d’en rire. L’esclave par qui il s’était fait suivre était revenu dès qu’il avait eu soupé, et il y avait quelque temps qu’il était là tout prêt à recevoir ses commandements. « Charge cet homme sur tes épaules, lui dit le calife, mais prends garde de bien remarquer l’endroit où est cette maison, afin que tu le rapportes quand je te le commanderai. »

Le calife, suivi de l’esclave qui était chargé d’Abou-Hassan, sortit de la maison, mais sans fermer la porte, comme Abou-Hassan l’en avait prié, et il le fit exprès. Dès qu’il fut arrivé à son palais, il rentra par une porte secrète et il se fit suivre par l’esclave jusqu’à son appartement, où tous les officiers de sa chambre l’attendaient. « Déshabillez cet homme, leur dit-il, et couchez-le dans mon lit : je vous dirai ensuite mes intentions. »

Les officiers déshabillèrent Abou-Hassan, le revêtirent de l’habillement de nuit du calife et le couchèrent selon son ordre. Personne n’était encore couché dans le palais ; le calife fit venir tous ses autres officiers et toutes les dames, et quand ils furent tous en sa présence : « Je veux, leur dit-il, que tous ceux qui ont coutume de se trouver à mon lever ne manquent pas de se rendre demain matin auprès de cet homme que voilà couché dans mon lit, et que chacun fasse auprès de lui, lorsqu’il s’éveillera, les mêmes fonctions qui s’observent ordinairement auprès de moi. Je veux aussi qu’on ait pour lui les mêmes égards que pour ma propre personne, et qu’il soit obéi en tout ce qu’il commandera. On ne lui refusera rien de tout ce qu’il pourra demander, et on ne le contredira en quoi que ce soit de ce qu’il pourra dire ou souhaiter. Dans toutes les occasions où il s’agira de lui parler ou de lui répondre, on ne manquera pas de le traiter de commandeur des croyants. En un mot, je demande qu’on ne songe non plus à ma personne tout le temps qu’on sera près de lui, que s’il était véritablement ce que je suis, c’est-à-dire le calife et le commandeur des croyants. Sur toutes choses, qu’on prenne bien garde de se méprendre en la moindre circonstance. »

Les officiers et les dames, qui comprirent d’abord que le calife voulait se divertir, ne répondirent que par une profonde inclination, et dès lors chacun de son côté se prépara à contribuer de tout son pouvoir, en tout ce qui serait de sa fonction, à se bien acquitter de son personnage.

En rentrant dans son palais, le calife avait envoyé appeler le grand vizir Giafar par le premier officier qu’il avait rencontré, et ce premier ministre venait d’arriver. Le calife lui dit : « Giafar, je t’ai fait venir pour t’avertir de ne pas t’étonner quand tu verras demain, en entrant à mon audience, l’homme que voilà couché dans mon lit, assis sur mon trône avec mon habit de cérémonie. Aborde-le avec les mêmes égards et le même respect que tu as coutume de me rendre, en le traitant aussi de commandeur des croyants. Écoute et exécute ponctuellement tout ce qu’il te commandera, comme si je te le commandais. Il ne manquera pas de faire des libéralités et de te charger de la distribution : fais tout ce qu’il te commandera là-dessus, quand même il s’agirait d’épuiser tous les coffres de mes finances. Souviens-toi d’avertir aussi mes émirs, mes huissiers et tous les autres officiers du dehors de mon palais de lui rendre demain, à l’audience publique, les mêmes honneurs qu’à ma personne, et de dissimuler si bien, qu’il ne s’aperçoive pas de la moindre chose qui puisse troubler le divertissement que je veux me donner. Va, retire-toi, je n’ai rien à t’ordonner davantage, et donne-moi la satisfaction que je te demande. »

Après que le grand vizir se fut retiré, le calife passa à un autre appartement, et en se couchant il donna à Mesrour, chef des eunuques, les ordres qu’il devait exécuter de son côté, afin que tout réussît de la manière qu’il l’entendait pour remplir le souhait d’Abou-Hassan et voir comment il userait de la puissance et de l’autorité du calife dans le peu de temps qu’il l’avait désiré. Sur toute chose, il lui enjoignit de ne pas manquer de venir l’éveiller à l’heure accoutumée et avant qu’on éveillât Abou-Hassan, parce qu’il voulait y être présent.

Mesrour ne manqua pas d’éveiller le calife dans le temps qu’il lui avait commandé. Dès que le calife fut entré dans la chambre où Abou-Hassan dormait, il se plaça dans un petit cabinet élevé, d’où il pouvait voir par une jalousie tout ce qui s’y passait sans être vu. Tous les officiers et toutes les dames qui devaient se trouver au lever d’Abou-Hassan entrèrent en même temps et se postèrent chacun à sa place accoutumée, selon son rang, et dans un grand silence, comme si c’eût été le calife qui eût dû se lever, et prêts à s’acquitter de la fonction à laquelle ils étaient destinés.

Comme la pointe du jour avait déjà commencé de paraître, et qu’il était temps de se lever pour faire la prière d’avant le lever du soleil, l’officier qui était le plus près du chevet du lit approcha du nez d’Abou-Hassan une petite éponge trempée dans du vinaigre.

Abou-Hassan éternua aussitôt en tournant la tête sans ouvrir les yeux, et avec un petit effort il jeta comme de la pituite, qu’on fut prompt à recevoir dans un petit bassin d’or pour empêcher qu’elle ne tombât sur le tapis de pied et ne le gâtât. C’est l’effet ordinaire de la poudre que le calife lui avait fait prendre, quand, à proportion de la dose, elle cesse, en plus ou en moins de temps, de causer l’assoupissement pour lequel on la donne.

En remettant la tête sur le chevet, Abou-Hassan ouvrit les yeux, et autant que le peu de jour qu’il faisait le lui permettait, il se vit au milieu d’une grande chambre magnifique et superbement meublée, avec un plafond à plusieurs enfoncements de diverses figures peints à l’arabesque, ornée de grands vases d’or massif, de portières, et un tapis de pied or et soie ; et environné de jeunes dames, dont plusieurs avaient différentes sortes d’instruments de musique, prêtes à en toucher, toutes d’une beauté charmante ; d’eunuques noirs tous richement habillés, et debout dans une grande modestie. En jetant les yeux sur la couverture du lit, il vit qu’elle était de brocart d’or à fond rouge, rehaussée de perles et de diamants, et près du lit un habit de même étoffe et de même parure, et à côté de lui, sur un coussin, un bonnet de calife.

À ces objets si éclatants, Abou-Hassan fut dans un étonnement et dans une confusion inexprimables. Il les regardait tous comme dans un songe, songe si véritable à son égard, qu’il désirait que ce n’en fût pas un. « Bon, disait-il en lui-même, me voilà calife ; mais, ajoutait-il un peu après en se reprenant, il ne faut pas que je me trompe ; c’est un songe, effet du souhait dont je m’entretenais tantôt avec mon hôte ; » et il refermait les yeux comme pour dormir.

En même temps un eunuque s’approcha : « Commandeur des croyants, lui dit-il respectueusement, que Votre Majesté ne se rendorme pas, il est temps qu’elle se lève pour faire la prière ; l’aurore commence à paraître. »

À ces paroles, qui furent d’une grande surprise pour Abou-Hassan : « Suis-je éveillé, ou si je dors ? disait-il encore en lui-même. Mais je dors, continuait-il en tenant toujours les yeux fermés, je ne dois pas en douter. »

Un moment après : « Commandeur des croyants, reprit l’eunuque, qui vit qu’il ne répondait rien et ne donnait aucune marque de vouloir se lever, Votre Majesté aura pour agréable que je lui répète qu’il est temps qu’elle se lève, à moins qu’elle ne veuille laisser passer le moment de faire sa prière du matin : le soleil va se lever, et elle n’a pas coutume d’y manquer.

« – Je me trompais, dit aussitôt Abou-Hassan, je ne dors pas, je suis éveillé. Ceux qui dorment n’entendent pas, et j’entends qu’on me parle. » Il ouvrit encore les yeux, et comme il était grand jour, il vit distinctement tout ce qu’il n’avait aperçu que confusément. Il se leva sur son séant avec un air riant, comme un homme plein de joie de se voir dans un état si fort au-dessus de sa condition ; et le calife, qui l’observait sans être vu, pénétra dans sa pensée avec un grand plaisir.

Alors les jeunes dames du palais se prosternèrent la face contre terre devant Abou-Hassan, et celles qui tenaient des instruments de musique lui donnèrent le bonjour par un concert de flûtes douces, de hautbois, de téorbes et d’autres instruments harmoniques, dont il fut enchanté et ravi en extase, de manière qu’il ne savait où il était, et qu’il ne se possédait pas lui-même. Il revint néanmoins à sa première idée, et il doutait encore si tout ce qu’il voyait et entendait était un songe ou une réalité. Il se mit les mains devant les yeux, et en baissant la tête : « Que veut dire tout ceci ? disait-il en lui-même. Où suis-je ? Que m’est-il arrivé ? Qu’est-ce que ce palais ? Que signifient ces eunuques, ces officiers si bien faits et si bien mis, ces dames si belles et ces musiciennes qui m’enchantent ? Est-il possible que je ne puisse distinguer si je rêve ou si je suis dans mon bon sens ? » Il ôta enfin les mains de devant ses yeux, les ouvrit, et en levant la tête il vit que le soleil jetait déjà ses premiers rayons au travers des fenêtres de la chambre où il était.

Dans ce moment, Mesrour, chef des eunuques, entra, se prosterna profondément devant Abou-Hassan, et lui dit en se relevant : « Commandeur des croyants, Votre Majesté me permettra de lui représenter qu’elle n’a pas coutume de se lever si tard et qu’elle a laissé passer le temps de faire sa prière. À moins qu’elle n’ait passé une mauvaise nuit et qu’elle ne soit indisposée, elle n’a plus que celui d’aller monter sur son trône pour tenir son conseil et se faire voir à l’ordinaire. Les généraux de ses armées, les gouverneurs de ses provinces et les autres grands officiers de sa cour n’attendent que le moment que la porte de la salle du conseil leur soit ouverte. »

Au discours de Mesrour, Abou-Hassan fut comme persuadé qu’il ne dormait pas, et que l’état où il se trouvait n’était pas un songe. Il ne se trouva pas moins embarrassé que confus dans l’incertitude du parti qu’il prendrait. Enfin, il regarda Mesrour entre les deux yeux, et d’un ton sérieux : « À qui donc parlez-vous, lui demanda-t-il, et quel est celui que vous appelez commandeur des croyants, vous que je ne connais pas ? Il faut que vous me preniez pour un autre. »

Tout autre que Mesrour se fût peut-être déconcerté à la demande d’Abou-Hassan ; mais, instruit par le calife, il joua merveilleusement bien son personnage. « Mon respectable seigneur et maître, s’écria-t-il. Votre Majesté me parle ainsi aujourd’hui apparemment pour m’éprouver. Votre Majesté n’est-elle pas le commandeur des croyants, le monarque du monde, de l’orient à l’occident, et le vicaire, sur la terre, du prophète envoyé de Dieu, maître de ce monde terrestre et du céleste ? Mesrour, votre chétif esclave, ne l’a pas oublié depuis tant d’années qu’il a l’honneur et le bonheur de rendre ses respects et ses services à Votre Majesté. Il s’estimerait le plus malheureux de tous les hommes s’il avait encouru votre disgrâce ; il vous supplie donc très-humblement d’avoir la bonté de le rassurer : il aime mieux croire qu’un songe fâcheux a troublé votre repos cette nuit. »

Abou-Hassan fit un si grand éclat de rire à ces paroles de Mesrour, qu’il se laissa aller à la renverse sur le chevet du lit, avec une grande joie du calife, qui en eût ri de même s’il n’eût craint de mettre fin dès son commencement à la plaisante scène qu’il avait résolu de se donner.

Abou-Hassan, après avoir ri longtemps en cette posture, se remit sur son séant, et en s’adressant à un petit eunuque, noir comme Mesrour : « Écoute, lui dit-il, dis-moi qui je suis. – Seigneur, répondit le petit eunuque d’un air modeste, Votre Majesté est le commandeur des croyants et le vicaire en terre du maître des deux mondes. – Tu es un petit menteur, face de couleur de poix, » reprit Abou-Hassan.

Abou-Hassan appela ensuite une des dames, qui était plus près de lui que les autres. « Approchez-vous, la belle, dit-il en lui présentant la main ; tenez, mordez-moi le bout du doigt, que je sente si je dors ou si je veille. »

La dame, qui savait que le calife voyait tout ce qui se passait dans la chambre, fut ravie d’avoir occasion de faire voir de quoi elle était capable quand il s’agissait de le divertir. Elle s’approcha donc d’Abou-Hassan avec tout le sérieux possible, et en serrant légèrement entre ses dents le bout du doigt qu’il lui avait avancé, elle lui fit sentir un peu de douleur.

En retirant la main promptement : « Je ne dors pas, dit aussitôt Abou-Hassan, je ne dors pas, certainement. Par quel miracle suis-je donc devenu calife en une nuit ? Voilà la chose du monde la plus merveilleuse et la plus surprenante ! » Et s’adressant ensuite à la même dame : « Ne me cachez pas la vérité, dit-il ; je vous en conjure par la protection de Dieu, en qui vous avez confiance, aussi bien que moi : Est-il bien vrai que je sois le commandeur des croyants ? – Il est si vrai, répondit la dame, que Votre Majesté est le commandeur des croyants, que nous avons sujet, tous tant que nous sommes de vos esclaves, de nous étonner qu’elle veuille faire accroire qu’elle ne l’est pas. – Vous êtes une menteuse, reprit Abou-Hassan ; je sais bien ce que je suis. »

Comme le chef des eunuques s’aperçut que Abou-Hassan voulait se lever, il lui présenta sa main et l’aida à se mettre hors du lit. Dès qu’il fut sur ses pieds, toute la chambre retentit du salut que tous les officiers et toutes les dames lui firent en même temps par une acclamation en ces termes : « Commandeur des croyants, que Dieu donne le bon jour à Votre Majesté ! »

« Ah, ciel ! quelle merveille ! s’écria alors Abou-Hassan : j’étais hier au soir Abou-Hassan, et ce matin je suis le commandeur des croyants ! Je ne comprends rien à un changement si prompt et si surprenant. » Les officiers destinés à ce ministère l’habillèrent promptement, et quand ils eurent achevé, comme les autres officiers, les eunuques et les dames s’étaient rangés en deux files jusqu’à la porte par où il devait entrer dans la chambre du conseil, Mesrour marcha devant, et Abou-Hassan le suivit. La portière fut tirée et la porte ouverte par un huissier. Mesrour entra dans la chambre du conseil et marcha encore avant lui jusqu’au pied du trône, où il s’arrêta pour l’aider à monter, en le prenant d’un côté par-dessous l’épaule, pendant qu’un autre officier qui suivait l’aidait de même à monter de l’autre.

Abou-Hassan s’assit aux acclamations des huissiers, qui lui souhaitèrent toutes sortes de bonheurs et de prospérités, et en se tournant à droite et à gauche, il vit les officiers et les gardes rangés dans un bel ordre et en bonne contenance.

Le calife cependant, qui était sorti du cabinet où il était caché au moment que Abou-Hassan était entré dans la chambre du conseil, passa à un autre cabinet qui avait vue aussi sur la même chambre, d’où il pouvait voir et entendre tout ce qui se passait au conseil quand son grand vizir y présidait à sa place, et que quelque incommodité l’empêchait d’y être en personne. Ce qui lui plut d’abord fut de voir que Abou-Hassan le représentait sur son trône presque avec autant de grâce que lui-même.

Dès que Abou-Hassan eut pris place, le grand vizir Giafar, qui venait d’arriver, se prosterna devant lui au pied du trône, se releva, et en s’adressant à sa personne : « Commandeur des croyants, dit-il, que Dieu comble Votre Majesté de ses faveurs en cette vie, la reçoive en son paradis dans l’autre, et précipite ses ennemis dans les flammes de l’enfer ! »

Abou-Hassan, après tout ce qui lui était arrivé depuis qu’il était éveillé et ce qu’il venait d’entendre par la bouche du grand vizir, ne douta plus qu’il ne fût calife, comme il avait souhaité de l’être. Ainsi, sans examiner comment ou par quelle aventure un changement de fortune si peu attendu s’était fait, il prit sur-le-champ le parti d’en exercer le pouvoir. Aussi demanda-t-il au grand vizir, en le regardant avec gravité, s’il avait quelque chose à lui dire.

« Commandeur des croyants, reprit le grand vizir, les émirs, les vizirs et les autres officiers qui ont séance au conseil de Votre Majesté, sont à la porte, et ils n’attendent que le moment que Votre Majesté leur donne la permission d’entrer et de venir lui rendre leurs respects accoutumés. » Abou-Hassan dit aussitôt qu’on leur ouvrît, et le grand vizir, en se retournant et en s’adressant au chef des huissiers, qui n’attendait que l’ordre : « Chef des huissiers, dit-il, le commandeur des croyants commande que vous fassiez votre devoir. »

La porte fut ouverte, et en même temps les vizirs, les émirs et les principaux officiers de la cour, tous en habit de cérémonie magnifique, entrèrent dans un bel ordre, s’avancèrent jusqu’au pied du trône et rendirent leurs respects à Abou-Hassan, chacun à son rang, le genou en terre et le front contre le tapis de pied, comme à la personne du calife, et le saluèrent en lui donnant le titre de commandeur des croyants, selon l’instruction que le grand vizir leur avait donnée, et ils prirent chacun leur place, à mesure qu’ils s’étaient acquittés de ce devoir.

Quand la cérémonie fut achevée, et qu’ils se furent tous placés, il se fit un grand silence.

Alors le grand vizir, toujours debout devant le trône, commença à faire son rapport de plusieurs affaires, selon l’ordre des papiers qu’il tenait à la main. Les affaires, à la vérité, étaient ordinaires et de peu de conséquence. Abou-Hassan néanmoins ne laissa pas de se faire admirer, même par le calife. En effet, il ne demeura pas court, il ne parut pas même embarrassé sur aucune. Il prononça juste sur toutes, selon que le bon sens lui inspirait, soit qu’il s’agît d’accorder ou de rejeter ce que l’on demandait.

Avant que le grand vizir eût achevé son rapport, Abou-Hassan aperçut le juge de police, qu’il connaissait de vue, assis en son rang : « Attendez un moment, dit-il au grand vizir en l’interrompant, j’ai un ordre qui presse à donner au juge de police. »

Le juge de police, qui avait les yeux sur Abou-Hassan et qui s’aperçut que Abou-Hassan le regardait particulièrement, s’entendant nommer, se leva aussitôt de sa place et s’approcha gravement du trône, au pied duquel il se prosterna la face contre terre. « Juge de police, lui dit Abou-Hassan après qu’il se fut relevé, allez sur l’heure et sans perdre de temps dans un tel quartier et dans une rue qu’il lui indiqua : il y a dans cette rue une mosquée où vous trouverez l’iman et quatre vieillards à barbe blanche : saisissez-vous de leurs personnes et faites donner à chacun des quatre vieillards cent coups de nerf de bœuf, et quatre cents à l’iman. Après cela, vous les ferez monter tous cinq, chacun sur un chameau, vêtus de haillons et la face tournée vers la queue du chameau. En cet équipage, vous les ferez promener par tous les quartiers de la ville, précédés d’un crieur qui criera à haute voix : « Voilà le châtiment de ceux qui se mêlent des affaires qui ne les regardent pas, et qui se font une occupation de jeter le trouble dans les familles de leurs voisins et de leur causer tout le mal dont ils sont capables. » Mon intention est encore que vous leur enjoigniez de changer de quartier, avec défense de jamais remettre le pied dans celui d’où ils auront été chassés. Pendant que votre lieutenant leur fera faire la promenade que je viens de vous dire, vous reviendrez me rendre compte de l’exécution de mes ordres. »

Le juge de police mit la main sur sa tête pour marquer qu’il allait exécuter l’ordre qu’il venait de recevoir, sous peine de la perdre lui-même s’il y manquait. Il se prosterna une seconde fois devant le trône, et après s’être relevé il s’en alla.

Cet ordre, donné avec tant de fermeté, fit au calife un plaisir d’autant plus sensible qu’il connut par là que Abou-Hassan ne perdait pas le temps de profiter de l’occasion de châtier l’iman et les quatre vieillards de son quartier, puisque la première chose à quoi il avait pensé, en se voyant calife, avait été de les faire punir.

Le grand vizir, cependant, continua de faire son rapport, et il était près de finir lorsque le juge de police, de retour, se présenta pour rendre compte de sa commission. Il s’approcha du trône, et après la cérémonie ordinaire de se prosterner : « Commandeur des croyants, dit-il à Abou-Hassan, j’ai trouvé l’iman et les quatre vieillards dans la mosquée que Votre Majesté m’a indiquée, et pour preuve que je me suis acquitté fidèlement de l’ordre que j’avais reçu de Votre Majesté, en voici le procès-verbal, signé de plusieurs témoins, des principaux du quartier. » En même temps il tira un papier de son sein, et le présenta au calife prétendu.

Abou-Hassan prit le procès-verbal, le lut tout entier, même jusqu’aux noms des témoins, tous gens qui lui étaient connus, et quand il eut achevé : « Cela est bien, dit-il au juge de police en souriant, je suis content et vous m’avez fait plaisir : reprenez votre place. Des cagots, dit-il en lui-même avec un air de satisfaction, qui s’avisaient de gloser sur mes actions, et qui trouvaient mauvais que je reçusse et que je régalasse d’honnêtes gens chez moi, méritaient bien cette avanie et ce châtiment. » Le calife, qui l’observait, pénétra dans sa pensée, et sentit en lui-même une joie inconcevable d’une si belle expédition.

Abou-Hassan s’adressa ensuite au grand vizir. « Faites-vous donner par le grand trésorier, lui dit-il, une bourse de mille pièces de monnaie d’or, et allez au quartier où j’ai envoyé le juge de police, la porter à la mère d’un certain Abou-Hassan, surnommé le Débauché. C’est un homme connu dans tout le quartier sous ce nom : il n’y a personne qui ne vous enseigne sa maison. Partez et revenez promptement. »

Le grand vizir Giafar mit la main sur la tête pour marquer qu’il allait obéir, et après s’être prosterné devant le trône, il sortit et s’en alla chez le grand trésorier, qui lui délivra la bourse. Il la fit prendre par un des esclaves qui le suivaient, et s’en alla la porter à la mère d’Abou-Hassan. Il la trouva, et il lui dit que le calife lui envoyait ce présent, sans s’expliquer davantage. Elle le reçut avec d’autant plus de surprise qu’elle ne pouvait imaginer ce qui pouvait avoir obligé le calife de lui faire une si grande libéralité, et qu’elle ignorait ce qui se passait au palais.

Pendant l’absence du grand vizir, le juge de police fit le rapport de plusieurs affaires qui regardaient sa fonction, et ce rapport dura jusqu’au retour du vizir. Dès qu’il fut rentré dans la chambre du conseil, et qu’il eut assuré Abou-Hassan qu’il s’était acquitté de l’ordre qu’il lui avait donné, le chef des eunuques, c’est-à-dire Mesrour, qui était rentré dans l’intérieur du palais après avoir accompagné Abou-Hassan jusqu’au trône, revint et marqua par un signe, aux vizirs, aux émirs et à tous les officiers, que le conseil était fini et que chacun pouvait se retirer ; ce qu’ils firent après avoir pris congé, par une profonde révérence au pied du trône, dans le même ordre que quand ils étaient entrés. Il ne resta auprès d’Abou-Hassan que les officiers de la garde du calife et le grand vizir.

Abou-Hassan ne demeura pas plus longtemps sur le trône du calife ; il en descendit de la même manière qu’il y était monté, c’est-à-dire aidé par Mesrour et par un autre officier des eunuques, qui le prirent par-dessous les bras et qui l’accompagnèrent jusqu’à l’appartement d’où il était sorti. Il y entra précédé du grand vizir. Mais à peine y eut-il fait quelques pas qu’il témoigna avoir quelque besoin pressant. Aussitôt on lui ouvrit un cabinet fort propre, qui était pavé de marbre, au lieu que l’appartement où il se trouvait était couvert de riches tapis de pied ainsi que les autres appartements du palais. On lui présenta une chaussure de soie brochée d’or, qu’on avait coutume de mettre avant que d’y entrer. Il la prit, et comme il n’en savait pas l’usage, il la mit dans une de ses manches, qui étaient fort larges.

Comme il arrive fort souvent que l’on rit plutôt d’une bagatelle que de quelque chose de conséquence, peut s’en fallut que le grand vizir, Mesrour et tous les officiers du palais, qui étaient près de lui, ne fissent un éclat de rire, par l’envie qui leur en prit, et ne gâtassent toute la fête ; mais ils se retinrent, et le grand vizir fut enfin obligé de lui expliquer qu’il devait la chausser pour entrer dans ce cabinet de commodité.

Pendant que Abou-Hassan était dans le cabinet, le grand vizir alla trouver le calife, qui s’était déjà placé dans un autre endroit pour continuer d’observer Abou-Hassan sans être vu, et lui raconta ce qui venait d’arriver, et le calife s’en fit un nouveau plaisir.

Abou-Hassan sortit du cabinet, et Mesrour, en marchant devant lui pour lui montrer le chemin, le conduisit dans l’appartement intérieur, où le couvert était mis. La porte qui y donnait communication fut ouverte, et plusieurs eunuques coururent avertir les musiciennes que le faux calife approchait. Aussitôt elles commencèrent un concert de voix et d’instruments des plus mélodieux, avec tant de charmes pour Abou-Hassan qu’il se trouva transporté de joie et de plaisir, et ne savait absolument que penser de ce qu’il voyait et de ce qu’il entendait. « Si c’est un songe, se disait-il à lui-même, le songe est de longue durée. Mais ce n’est pas un songe, continuait-il ; je me sens bien, je raisonne, je vois, je marche, j’entends. Quoi qu’il en soit, je me remets à Dieu sur ce qui en est. Je ne puis croire néanmoins que je ne sois pas le commandeur des croyants : il n’y a qu’un commandeur des croyants qui puisse être dans la splendeur où je suis. Les honneurs et les respects que l’on m’a rendus et que l’on me rend, les ordres que j’ai donnés et qui ont été exécutés, en sont des preuves suffisantes. »

Enfin Abou-Hassan tint pour constant qu’il était le calife et le commandeur des croyants, et il en fut pleinement convaincu lorsqu’il se vit dans un salon très-magnifique et des plus spacieux : l’or, mêlé avec les couleurs les plus vives, y brillait de toutes parts. Sept troupes de musiciennes, toutes plus belles les unes que les autres, entouraient ce salon, et sept lustres d’or à sept branches pendaient de divers endroits du plafond, où l’or et l’azur, ingénieusement mêlés, faisaient un effet merveilleux. Au milieu était une table couverte de sept grands plats d’or massif qui embaumaient le salon de l’odeur des épiceries et de l’ambre dont les viandes étaient assaisonnées. Sept jeunes dames debout, d’une beauté ravissante, vêtues d’habits de différentes couleurs, environnaient cette table. Elles avaient chacune à la main un éventail dont elles devaient se servir pour donner de l’air à Abou-Hassan pendant qu’il serait à table.

Si jamais mortel fut charmé, ce fut Abou-Hassan lorsqu’il entra dans ce magnifique salon. À chaque pas qu’il y faisait, il ne pouvait s’empêcher de s’arrêter pour contempler à loisir toutes les merveilles qui se présentaient à sa vue. Il se tournait à tout moment de côté et d’autre, avec un plaisir très-sensible du calife, qui l’observait très-attentivement. Enfin, il s’avança jusqu’au milieu et il se mit à table. Aussitôt les sept belles dames qui étaient à l’entour agitèrent l’air toutes ensemble avec leurs éventails pour rafraîchir le nouveau calife. Il les regardait l’une après l’autre, et après avoir admiré la grâce avec laquelle elles s’acquittaient de cet office, il leur dit avec un sourire gracieux qu’il croyait qu’une seule d’entre elles suffisait pour lut donner tout l’air dont il aurait besoin, et il voulut que les six autres se missent à table avec lui, trois à sa droite et les trois autres à sa gauche, pour lui tenir compagnie. La table était ronde, et Abou-Hassan les fit placer tout autour, afin que de quelque côté qu’il jetât la vue, il ne pût rencontrer que des objets agréables et tout divertissants.

Les six dames obéirent et se mirent à table. Mais Abou-Hassan s’aperçut bientôt qu’elles ne mangeaient point, par respect pour lui ; ce qui lui donna occasion de les servir lui-même, en les invitant et les pressant de manger, dans des termes tout à fait obligeants. Il leur demanda ensuite comment elles s’appelaient, et chacune le satisfit sur sa curiosité. Leurs noms étaient Cou d’Albâtre, Bouche de Corail, Face de Lune, Éclat du Soleil, Plaisir des Yeux, Délices du Cœur. Il fit aussi la même demande à la septième, qui tenait l’éventail, et elle lui répondit qu’elle s’appelait Canne de Sucre. Les douceurs qu’il dit à chacune sur leurs noms firent voir qu’il avait infiniment d’esprit, et l’on ne peut croire combien cela servit à augmenter l’estime que le calife, qui n’avait rien perdu de tout ce qu’il avait dit à ce sujet, avait déjà conçue pour lui.

Quand les dames virent que Abou-Hassan ne mangeait plus : « Le commandeur des croyants, dit l’une en s’adressant aux eunuques qui étaient présents pour servir, veut passer au salon du dessert : qu’on apporte à laver. » Elles se levèrent toutes de table en même temps, et elles prirent des mains des eunuques, l’une un bassin d’or, l’autre une aiguière de même métal, et la troisième une serviette, et se présentèrent le genou en terre devant Abou-Hassan, qui était encore assis, et lui donnèrent à laver. Quand il eut fait, il se leva, et à l’instant un eunuque tira la portière et ouvrit la porte d’un autre salon où il devait passer.

Mesrour, qui n’avait pas abandonné Abou-Hassan, marcha encore devant lui, et l’introduisit dans un salon de pareille grandeur à celui d’où il sortait, mais orné de diverses peintures des plus excellents maîtres, et tout autrement enrichi de vases de l’un et de l’autre métal, de tapis de pied et d’autres meubles plus précieux. Il y avait dans ce salon sept troupes de musiciennes, autres que celles qui étaient dans le premier salon, et ces sept troupes, ou plutôt ces sept chœurs de musique, commencèrent un nouveau concert dès que Abou-Hassan parut. Le salon était orné de sept autres grands lustres, et la table au milieu se trouva couverte de sept grands bassins d’or remplis en pyramides de toute sorte de fruits de la saison, les plus beaux, les mieux choisis et les plus exquis, et à l’entour sept autres jeunes dames, chacune avec un éventail à la main, qui surpassaient les premières en beauté.

Ces nouveaux objets jetèrent Abou-Hassan dans une admiration plus grande qu’auparavant, et firent qu’en s’arrêtant il donna des marques plus sensibles de sa surprise et de son étonnement. Il s’avança enfin jusqu’à la table, et après qu’il s’y fut assis et qu’il eut contemplé les sept dames à son aise, l’une après l’autre, avec un embarras qui marquait qu’il ne savait à laquelle il devait donner la préférence, il leur ordonna de quitter chacune leur éventail, de se mettre à table et de manger avec lui, en disant que la chaleur n’était pas assez incommode pour avoir besoin de leur ministère.

Quand les dames se furent placées à la droite et à la gauche d’Abou-Hassan, il voulut avant toutes choses savoir comment elles s’appelaient, et il apprit qu’elles avaient chacune un nom différent des noms des sept dames du premier salon, et que ces noms signifiaient de même quelque perfection de l’âme ou de l’esprit quiles distinguait les unes d’avec les autres. Cela lui plut extrêmement, et il le fit connaître par les bons mots qu’il dit encore à cette occasion, en leur présentant, l’une après l’autre, des fruits de chaque bassin. « Mangez cela pour l’amour de moi, dit-il à Chaîne des Cœurs, qu’il avait à sa droite, en lui présentant une figue, et rendez plus supportables les chaînes que vous me faites porter depuis le moment que je vous ai vue. » Et en présentant un raisin à Tourment de l’Âme : « Prenez ce raisin, dit-il, à la charge que vous ferez cesser bientôt les tourments que j’endure pour l’amour de vous ; » et ainsi des autres dames. Et par ces endroits, Abou-Hassan faisait que le calife, qui était fort attaché à toutes ses actions et à toutes ses paroles, se savait bon gré de plus en plus d’avoir trouvé en lui un homme qui le divertissait si agréablement et qui lui avait donné lieu d’imaginer le moyen de le connaître plus à fond.

Quand Abou-Hassan eut mangé de tous les fruits qui étaient dans les bassins ce qu’il lui plut selon son goût, il se leva, et aussitôt Mesrour, qui ne l’abandonnait pas, marcha encore devant lui et l’introduisit dans un troisième salon, orné, meublé et enrichi aussi magnifiquement que les deux premiers.

Abou-Hassan y trouva sept autres chœurs de musique et sept autres dames, autour d’une table couverte de sept bassins d’or remplis de confitures liquides de différentes couleurs et de plusieurs façons. Après avoir jeté les yeux de tout côté avec une nouvelle admiration, il s’avança jusqu’à la table, au bruit harmonieux des sept chœurs de musique, qui cessa dès qu’il s’y fut mis. Les sept dames s’y mirent aussi à ses côtés, par son ordre, et comme il ne pouvait leur faire la même honnêteté de les servir qu’il avait faite aux autres, il les pria de se choisir elles-mêmes les confitures qui seraient le plus à leur goût. Il s’informa aussi de leurs noms, qui ne lui plurent pas moins que les noms des autres dames, par leur diversité, et qui lui fournirent une nouvelle matière de s’entretenir avec elles et de leur dire des douceurs qui leur firent autant de plaisir qu’au calife, qui ne perdait rien de tout ce qu’il disait.

Le jour commençait à finir lorsque Abou-Hassan fut conduit dans le quatrième salon. Il était orné, comme les autres, des meubles les plus magnifiques et les plus précieux. Il y avait aussi sept grands lustres d’or qui se trouvèrent remplis de bougies allumées, et tout le salon éclairé par une quantité prodigieuse de lumières qui faisaient un effet merveilleux et surprenant. On n’avait rien vu de pareil dans les trois autres, parce qu’il n’en avait pas été besoin. Abou-Hassan trouva encore dans ce dernier salon, comme il avait trouvé dans les trois autres, sept nouveaux chœurs de musiciennes, qui concertaient toutes ensemble d’une manière plus gaie que dans les autres salons, et qui semblaient inspirer une plus grande joie. Il y vit aussi sept autres dames qui étaient debout autour d’une table, aussi couverte de sept bassins d’or remplis de gâteaux feuilletés, de toutes sortes de confitures sèches et de toutes autres choses propres à exciter à boire. Mais ce que Abou-Hassan y aperçut, qu’il n’avait point vu aux autres salons, c’était un buffet chargé de sept flacons d’argent pleins d’un vin des plus exquis, et de sept verres de cristal de roche, d’un très-beau travail, auprès de chaque flacon.

Jusque-là, c’est-à-dire dans les trois premiers salons, Abou-Hassan n’avait bu que de l’eau, selon la coutume qui s’observe à Bagdad, aussi bien parmi le peuple et dans les ordres supérieurs qu’à la cour du calife, où l’on ne boit le vin ordinairement que le soir. Tous ceux qui en usent autrement sont regardés comme des débauchés, et ils n’osent se montrer de jour. Cette coutume est d’autant plus louable qu’on a besoin de tout son bon sens dans la journée pour vaquer aux affaires, et que par-là, comme on ne boit du vin que le soir, on ne voit pas d’ivrognes en plein jour causer du désordre dans les rues de cette ville.

Abou-Hassan entra donc dans ce quatrième salon, et il s’avança jusqu’à la table. Quand il s’y fut assis, il demeura un grand espace de temps, comme en extase, à admirer les sept dames qui étaient autour de lui, et les trouva plus belles que celles qu’il avait vues dans les autres salons. Il eut envie de savoir les noms de chacune en particulier. Mais comme le grand bruit de la musique, et surtout des tambours de basque dont on jouait à chaque chœur, ne lui permettait pas de se faire entendre, il frappa des mains pour la faire cesser, et aussitôt il se fit un grand silence.

Alors, en prenant par la main la dame qui était plus près de lui, à sa droite, il la fit asseoir, et après lui avoir présenté d’un gâteau feuilleté, il lui demanda comment elle s’appelait. « Commandeur des croyants, répondit la dame, mon nom est Bouquet de Perles. – On ne pouvait vous donner un nom plus convenable, reprit Abou-Hassan, et qui fît mieux connaître ce que vous valez. Sans blâmer néanmoins celui qui vous l’a donné, je trouve que vos belles dents effacent la plus belle eau de toutes les perles qui soient au monde. Bouquet de Perles, ajouta-t-il, puisque c’est votre nom, obligez-moi de prendre un verre et de m’apporter à boire de votre belle main. »

La dame alla aussitôt au buffet, et revint avec un verre plein de vin qu’elle présenta à Abou-Hassan d’un air tout gracieux. Il le prit avec plaisir, et en la regardant passionnément : « Bouquet de Perles, lui dit-il, je bois à votre santé. Je vous prie de vous en verser autant et de me faire raison. » Elle courut vite au buffet et revint le verre à la main ; mais, avant de boire, elle chanta une chanson qui ne le ravit pas moins par sa nouveauté que par les charmes d’une voix qui le surprit encore davantage.

Abou-Hassan, après avoir bu, choisit ce qui lui plut dans les bassins et le présenta à une autre dame qu’il fit asseoir auprès de lui. Il lui demanda aussi son nom. Elle répondit qu’elle s’appelait Étoile du Matin. « Vos beaux yeux, reprit-il, ont plus d’éclat et de brillant que l’étoile dont vous portez le nom. Allez, et faites-moi le plaisir de m’apporter à boire. » Ce qu’elle fit sur-le-champ de la meilleure grâce du monde. Il en usa de même envers la troisième dame, qui se nommait Lumière du Jour, et de même jusqu’à la septième, qui toutes lui versèrent à boire, avec une satisfaction extrême du calife.

Quand Abou-Hassan eut achevé de boire autant de coups qu’il y avait de dames, Bouquet de Perles, la première à qui il s’était adressé, alla au buffet, prit un verre, qu’elle remplit de vin après y avoir jeté une pincée de la poudre dont le calife s’était servi le jour précédent, et vint le lui présenter. « Commandeur des croyants, lui dit-elle, je supplie Votre Majesté, par l’intérêt que je prends à la conservation de sa santé, de prendre ce verre de vin et de me faire la grâce, avant de le boire, d’entendre une chanson, laquelle, si j’ose me flatter, ne lui déplaira pas. Je ne l’ai faite que d’aujourd’hui, et je ne l’ai encore chantée à qui que ce soit.

« – Je vous accorde cette grâce avec plaisir, lui dit Abou-Hassan en prenant le verre qu’elle lui présentait, et je vous ordonne, en qualité de commandeur des croyants, de me la chanter, persuadé que je suis qu’une belle personne comme vous n’en peut faire que de très-agréables et pleines d’esprit. » La dame prit un luth, et elle chanta la chanson en accordant sa voix au son de cet instrument avec tant de justesse, de grâce et d’expression, qu’elle tint Abou-Hassan comme en extase depuis le commencement jusqu’à la fin. Il la trouva si belle qu’il la lui fit répéter une seconde fois, et il n’en fut pas moins charmé que la première fois.

Quand la dame eut achevé, Abou-Hassan, qui voulait la louer comme elle le méritait, vida le verre auparavant tout d’un trait, et puis, tournant la tête du côté de la dame comme pour lui parler, il en fut empêché par la poudre, qui fit son effet si subitement qu’il ne fit qu’ouvrir la bouche en bégayant. Aussitôt ses yeux se fermèrent, et en laissant tomber sa tête jusque sur la table, comme un homme accablé de sommeil, il s’endormit aussi profondément qu’il avait fait le jour précédent, environ à la même heure, quand le calife lui eut fait prendre de la même poudre ; et dans le même instant une des dames qui était auprès de lui fut assez diligente pour recevoir le verre, qu’il laissa tomber de sa main. Le calife, qui s’était donné lui-même ce divertissement avec une satisfaction au-delà de ce qu’il s’en était promis, et qui avait été spectateur de cette dernière scène aussi bien que de toutes les autres qu’Abou-Hassan lui avait données, sortit de l’endroit où il était et parut dans le salon tout joyeux d’avoir si bien réussi dans ce qu’il avait imaginé. Il commanda premièrement qu’on dépouillât Abou-Hassan de l’habit de calife dont on l’avait revêtu le matin, et qu’on lui remît celui dont il était habillé il y avait vingt-quatre heures, quand l’esclave qui l’accompagnait l’avait apporté en son palais. Il fit appeler ensuite le même esclave, et quand il se fut présenté : « Reprends cet homme, lui dit-il, et reporte-le chez lui sur son sofa, sans faire de bruit, et en le retirant de même, laisse la porte ouverte. »

L’esclave prit Abou-Hassan, l’emporta par la porte secrète du palais, le remit chez lui comme le calife lui avait ordonné, et revint en diligence lui rendre compte de ce qu’il avait fait. « Abou-Hassan, dit alors le calife, avait souhaité d’être calife pendant un jour seulement, pour châtier l’iman de la mosquée de son quartier et les quatre scheikhs ou vieillards, dont la conduite ne lui plaisait pas : je lui ai procuré le moyen de se satisfaire, et il doit être content de cet article. »

Abou-Hassan, remis sur son sofa par l’esclave, dormit jusqu’au lendemain fort tard, et il ne s’éveilla que quand la poudre qu’on avait jetée dans le dernier verre qu’il avait bu eut fait tout son effet. Alors, en ouvrant les yeux, il fut fort surpris de se voir chez lui. « Bouquet de Perles, Étoile du Matin, Aube du Jour, Bouche de Corail, Face de Lune, s’écria-t-il en appelant les dames du palais qui lui avaient tenu compagnie, chacune par leur nom, autant qu’il put s’en souvenir, où êtes-vous ? Venez, approchez. »

Abou-Hassan criait de toute sa force. Sa mère, qui l’entendit de son appartement, accourut au bruit, et en entrant dans sa chambre : « Qu’avez-vous donc, mon fils ? lui demanda-t-elle. Que vous est-il arrivé ? »

À ces paroles, Abou-Hassan leva la tête, et en regardant sa mère fièrement et avec mépris : « Bonne femme, lui demanda-t-il à son tour, qui est donc celui que tu appelles ton fils ?

« – C’est vous-même, répondit la mère avec beaucoup de douceur. N’êtes-vous pas Abou-Hassan, mon fils ? Ce serait la chose du monde la plus singulière que vous l’eussiez oublié en si peu de temps.

« – Moi, ton fils ! vieille exécrable ! reprit Abou-Hassan : tu ne sais ce que tu dis, et tu es une menteuse. Je ne suis pas l’Abou-Hassan que tu dis, je suis le commandeur des croyants.

« – Taisez-vous, mon fils, repartit la mère ; vous n’êtes pas sage. On vous prendrait pour un fou si l’on vous entendait.

« – Tu es une vieille folle toi-même, répliqua Abou-Hassan, et je ne suis pas fou, comme tu le dis. Je te répète que je suis le commandeur des croyants et le vicaire en terre du maître des deux mondes.

« – Ah ! mon fils, s’écria la mère, est-il possible que je vous entende proférer des paroles qui marquent une si grande aliénation d’esprit ! Quel malin génie vous obsède, pour vous faire tenir un semblable discours ? Que la bénédiction de Dieu soit sur vous, et qu’il vous délivre de la malignité de Satan ! Vous êtes mon fils Abou-Hassan, et je suis votre mère. »

Après lui avoir donné toutes les marques qu’elle put imaginer pour le faire rentrer en lui-même et lui faire voir qu’il était dans l’erreur : « Ne voyez-vous pas, continua-t-elle, que cette chambre où vous êtes est la vôtre, et non pas la chambre d’un palais digne d’un commandeur des croyants, et que vous ne l’avez pas abandonnée depuis que vous êtes au monde, en demeurant inséparablement avec moi ? Faites bien réflexion à tout ce que je vous dis, et ne vous allez pas mettre dans l’imagination des choses qui ne sont pas et qui ne peuvent pas être : encore une fois, mon fils, pensez-y sérieusement. »

Abou-Hassan entendit paisiblement ces remontrances de sa mère, et, les yeux baissés et la main au bas du visage, comme un homme qui rentre en lui-même pour examiner la vérité de tout ce qu’il voit et de tout ce qu’il entend : « Je crois que vous avez raison, » dit-il à sa mère. Quelques moments après, en revenant comme d’un profond sommeil, sans pourtant changer de posture : « Il me semble, dit-il, que je suis Abou-Hassan, que vous êtes ma mère et que je suis dans ma chambre. Encore une fois, ajouta-t-il en jetant les yeux sur lui et sur tout ce qui se présentait à sa vue, je suis Abou-Hassan, je n’en doute plus, et je m’étais mis cette rêverie dans la tête. »

La mère crut de bonne foi que son fils était guéri du trouble qui agitait son esprit et qu’elle attribuait à un songe. Elle se préparait même à en rire avec lui et à l’interroger sur ce songe, quand tout à coup il se mit sur son séant, et en la regardant de travers : « Vieille sorcière, vieille magicienne, dit-il, tu ne sais ce que tu dis : je ne suis pas ton fils et tu n’es pas ma mère. Tu te trompes toi-même et tu veux m’en faire accroire. Je te dis que je suis le commandeur des croyants, et tu ne me persuaderas pas le contraire.

« – De grâce, mon fils, recommandez-vous à Dieu et abstenez-vous de tenir ce langage, de crainte qu’il ne vous arrive quelque malheur. Parlons plutôt d’autre chose, et laissez-moi vous raconter ce qui arriva hier dans notre quartier à l’iman de notre mosquée et à quatre scheikhs de nos voisins. Le juge de police les fit prendre, et après leur avoir fait donner, en sa présence, à chacun je ne sais combien de coups de nerf de bœuf, il fit publier par un crieur que c’était là le châtiment de ceux qui se mêlaient des affaires qui ne les regardaient pas et qui se faisaient une occupation de jeter le trouble dans les familles de leurs voisins. Ensuite il les fit promener par tous les quartiers de la ville avec le même cri, et leur fit défense de remettre jamais le pied dans notre quartier. »

La mère d’Abou-Hassan, qui ne pouvait s’imaginer que son fils eût eu quelque part à l’aventure qu’elle lui racontait, avait exprès changé de discours et regardé le récit de cette affaire comme un moyen capable d’effacer l’impression fantastique où elle le voyait d’être le commandeur des croyants.

Mais il en arriva tout autrement, et ce récit, loin d’effacer l’idée qu’il avait toujours d’être le commandeur des croyants, ne servit qu’à la lui rappeler et à la graver d’autant plus profondément dans son imagination, qu’en effet elle n’était pas fantastique, mais réelle.

Aussi, dès qu’Abou-Hassan eut entendu ce récit : « Je ne suis plus ton fils ni Abou-Hassan, reprit-il : je suis certainement le commandeur des croyants ; je ne puis plus en douter après ce que tu viens de me raconter toi-même. Apprends que c’est par mes ordres que l’iman et les quatre scheikhs ont été châtiés de la manière que tu m’as dit. Je suis donc véritablement le commandeur des croyants, te dis-je, et cesse de me dire que c’est un rêve. Je ne dors pas, et j’étais aussi éveillé que je le suis en ce moment que je te parle. Tu me fais plaisir de me confirmer ce que le juge de police, à qui j’en avais donné l’ordre, m’en a rapporté, c’est-à-dire que mon ordre a été exécuté ponctuellement, et j’en suis d’autant plus réjoui que cet iman et ces quatre scheikhs sont de francs hypocrites. Je voudrais bien savoir qui m’a apporté en ce lieu-ci. Dieu soit loué de tout : ce qu’il y a de vrai, c’est que je suis très-certainement le commandeur des croyants, et toutes tes raisons ne me persuaderont pas le contraire. »

La mère, qui ne pouvait deviner ni même s’imaginer pourquoi son fils soutenait si fortement et avec tant d’assurance qu’il était le commandeur des croyants, ne douta plus qu’il n’eût perdu l’esprit en lui entendant dire des choses qui étaient dans son esprit au-delà de toute croyance, quoiqu’elles eussent leur fondement dans celui d’Abou-Hassan. Dans cette pensée : « Mon fils, lui dit-elle, je prie Dieu qu’il ait pitié de vous et qu’il vous fasse miséricorde. Cessez, mon fils, de tenir un discours si dépourvu de bon sens. Adressez-vous à Dieu ; demandez-lui qu’il vous pardonne et vous fasse la grâce de parler comme un homme raisonnable. Que dirait-on de vous si l’on vous entendait parler ainsi ? Ne savez-vous pas que les murailles ont des oreilles ? »

De si belles remontrances, loin d’adoucir l’esprit d’Abou-Hassan, ne servirent qu’à l’aigrir encore davantage. Il s’emporta contre sa mère avec plus de violence. « Vieille, lui dit-il, je t’ai déjà avertie de te taire. Si tu continues davantage, je me lèverai et je te traiterai de manière que tu t’en ressentiras tout le reste de tes jours. Je suis le calife, le commandeur des croyants, et tu dois me croire quand je le dis. »

Alors la bonne dame, qui vit que Abou-Hassan s’égarait de plus en plus de son bon sens plutôt que d’y rentrer, s’abandonna aux pleurs et aux larmes, et en se frappant le visage et la poitrine, elle faisait des exclamations qui marquaient son étonnement et sa profonde douleur de voir son fils dans une si terrible aliénation d’esprit.

Abou-Hassan, au lieu de s’apaiser et de se laisser toucher par les larmes de sa mère, s’oublia lui-même, au contraire, jusqu’à perdre envers elle le respect que la nature lui inspirait. Il se leva brusquement, il se saisit d’un bâton, et en venant à elle la main levée, comme un furieux : « Maudite vieille, lui dit-il dans son extravagance, et d’un ton à donner de la terreur à tout autre qu’à une mère pleine de tendresse pour lui, dis-moi tout à l’heure qui je suis !

« – Mon fils, répondit la mère en le regardant tendrement, bien loin de s’effrayer, je ne vous crois pas abandonné de Dieu jusqu’au point de ne pas connaître celle qui vous a mis au monde, et de vous méconnaître vous-même. Je ne feins pas de vous dire que vous êtes mon fils Abou-Hassan et que vous avez grand tort de vous arroger un titre qui n’appartient qu’au calife Haroun Alraschid, votre souverain seigneur et le mien, pendant que ce monarque nous comble de biens, vous et moi, par le présent qu’il m’envoya hier. En effet, il faut que vous sachiez que le grand vizir Giafar prit la peine de venir hier me trouver, et qu’en me mettant entre les mains une bourse de mille pièces d’or, il me dit de prier Dieu pour le commandeur des croyants, qui me faisait ce présent. Et cette libéralité, ne vous regarde-t-elle pas plutôt que moi, qui n’ai plus que deux jours à vivre ? »

À ces paroles, Abou-Hassan ne se posséda plus. Les circonstances de la libéralité du calife, que sa mère venait de lui raconter, lui marquaient qu’il ne se trompait pas et lui persuadaient plus que jamais qu’il était le calife, puisque le vizir n’avait porté la bourse que par son ordre. « Hé bien ! vieille sorcière, s’écria-t-il, seras-tu convaincue quand je te dirai que c’est moi qui t’ai envoyé ces mille pièces d’or par mon grand vizir Giafar, qui n’a fait qu’exécuter l’ordre que je lui avais donné en qualité de commandeur des croyants ? Cependant, au lieu de me croire, tu ne cherches qu’à me faire perdre l’esprit par tes contradictions, et en me soutenant avec opiniâtreté que je suis ton fils. Mais je ne laisserai pas longtemps ta malice impunie. » En achevant ces paroles, dans l’excès de sa frénésie, il fut assez dénaturé pour la maltraiter impitoyablement avec le bâton qu’il tenait à la main.

La pauvre mère, qui n’avait pas cru que son fils passerait si promptement des menaces aux actions, en se sentant frapper, se mit à crier de toute sa force au secours ; et jusqu’à ce que les voisins fussent accourus, Abou-Hassan ne cessait de frapper, en lui demandant à chaque coup : « Suis-je commandeur des croyants ? » À quoi la mère répondait toujours ces tendres paroles : « Vous êtes mon fils. »

La fureur d’Abou-Hassan commençait un peu à se ralentir quand les voisins arrivèrent dans sa chambre. Le premier qui se présenta se mit aussitôt entre sa mère et lui, et, après lui avoir arraché son bâton de la main : « Que faites-vous donc, Abou-Hassan ? lui dit-il. Avez-vous perdu la crainte de Dieu et la raison ? Jamais un fils bien né comme vous a-t-il osé lever la main sur sa mère ? et n’avez-vous point de honte de maltraiter ainsi la vôtre, elle qui vous aime si tendrement ? »

Abou-Hassan, encore tout plein de sa fureur, regarda celui qui lui parlait sans lui rien répondre, et en jetant en même temps ses yeux égarés sur chacun des autres voisins qui l’accompagnaient : « Quel est cet Abou-Hassan dont vous parlez ? leur demanda-t-il. Est-ce moi que vous appelez de ce nom ? »

Cette demande déconcerta un peu les voisins. « Comment ! repartit celui qui venait de lui parler, vous ne reconnaissez donc pas la femme que voilà pour celle qui vous a élevé et avec qui nous vous avons toujours vu demeurer, en un mot pour votre mère ? – Vous êtes des impertinents, répliqua Abou-Hassan ; je ne la connais pas, ni vous non plus, et je ne veux pas vous connaître. Je ne suis pas Abou-Hassan, je suis le commandeur des croyants, et si vous l’ignorez, je vous le ferai apprendre à vos dépens. »

À ce discours d’Abou-Hassan, les voisins ne doutèrent plus de l’aliénation de son esprit, et pour empêcher qu’il ne se portât à des excès semblables à ceux qu’il venait de commettre contre sa mère, ils se saisirent de sa personne malgré sa résistance, et ils le lièrent de manière qu’ils lui ôtèrent l’usage des bras, des mains et des pieds. En cet état et hors d’apparence de pouvoir nuire, ils ne jugèrent pas cependant à propos de le laisser seul avec sa mère. Deux de la compagnie se détachèrent et allèrent en diligence à l’hôpital des fous avertir le concierge de ce qui se passait. Il y vint aussitôt avec les voisins, accompagné d’un bon nombre de ses gens, chargés de chaînes, de menottes et d’un nerf de bœuf.

À leur arrivée, Abou-Hassan, qui ne s’attendait à rien moins qu’à un appareil si affreux, fit de grands efforts pour se débarrasser ; mais le concierge, qui s’était fait donner le nerf de bœuf, le mit bientôt à la raison par deux ou trois coups bien appliqués qu’il lui en déchargea sur les épaules. Ce traitement fut si sensible à Abou-Hassan qu’il se contint, et que le concierge et ses gens firent de lui ce qu’ils voulurent. Ils le chargèrent de chaînes et lui appliquèrent les menottes et les entraves, et quand ils eurent achevé, ils le tirèrent hors de chez lui et le conduisirent à l’hôpital des fous.

Abou-Hassan ne fut pas plutôt dans la rue qu’il se trouva environné d’une grande foule de peuple. L’un lui donnait un coup de poing, un autre un soufflet, et d’autres le chargeaient d’injures, en le traitant de fou, d’insensé et d’extravagant.

À tous ces mauvais traitements : « Il n’y a, disait-il, de grandeur et de force qu’en Dieu très-haut et tout-puissant. On veut que je sois fou, quoique je sois dans mon bon sens : je souffre cette injure et toutes ces indignités pour l’amour de Dieu. »

Abou-Hassan fut conduit de cette manière jusqu’à l’hôpital des fous. On l’y logea et on l’attacha dans une cage de fer, et avant de l’y enfermer, le concierge, endurci à cette terrible exécution, le régala sans pitié de cinquante coups de nerf de bœuf sur les épaules et sur le dos, et continua plus de trois semaines à lui faire le même régal chaque jour, en lui répétant ces mêmes mots chaque fois : « Reviens en ton bon sens, et dis si tu es encore le commandeur des croyants.

« – Je n’ai pas besoin de ton conseil, répondait Abou-Hassan ; je ne suis pas fou ; mais si j’avais à le devenir, rien ne serait plus capable de me jeter dans une si grande disgrâce que les coups dont tu m’assommes. »

Cependant la mère d’Abou-Hassan venait voir son fils réglément chaque jour, et elle ne pouvait retenir ses larmes en voyant diminuer de jour en jour son embonpoint et ses forces, et en l’entendant se plaindre et soupirer des douleurs qu’il souffrait. En effet, il avait les épaules, le dos et les côtes noircis et meurtris, et il ne savait de quel côté se tourner pour trouver du repos. La peau lui changea même plus d’une fois pendant le temps qu’il fut retenu dans cette effroyable demeure. Sa mère voulait lui parler pour le consoler et pour tâcher de sonder s’il était toujours dans la même situation d’esprit sur sa prétendue dignité de calife et de commandeur des croyants. Mais toutes les fois qu’elle ouvrait la bouche pour lui en toucher quelque chose, il la rebutait avec tant de furie qu’elle était contrainte de le laisser et de s’en retourner inconsolable de le voir dans une si grande opiniâtreté.

Les idées fortes et sensibles que Abou-Hassan avait conservées dans son esprit de s’être vu revêtu de l’habillement de calife, d’en avoir fait effectivement les fonctions, d’avoir usé de son autorité, d’avoir été obéi et traité véritablement en calife, et qui l’avaient persuadé à son réveil qu’il l’était véritablement et l’avaient fait persister si longtemps dans cette erreur, commencèrent insensiblement à s’effacer de son esprit.

« Si j’étais calife et commandeur des croyants, se disait-il quelquefois à lui-même, pourquoi me serais-je trouvé chez moi en me réveillant et revêtu de mon habit ordinaire ? Pourquoi ne me serais-je pas vu environné du chef des eunuques, de tant d’autres eunuques et d’une si grosse foule de belles dames ? Pourquoi le grand vizir Giafar, que j’ai vu à mes pieds, tant d’émirs, tant de gouverneurs de province et tant d’autres officiers dont je me suis vu environné, m’auraient-ils abandonné ? Il y a longtemps, sans doute, qu’ils m’auraient délivré de l’état pitoyable où je suis si j’avais quelque autorité sur eux. Tout cela n’a été, qu’un songe, et je ne dois pas faire difficulté de le croire. J’ai commandé, il est vrai, au juge de police de châtier l’iman et les quatre vieillards de son conseil ; j’ai ordonné au grand vizir Giafar de porter mille pièces d’or à ma mère, et mes ordres ont été exécutés. Cela m’arrête, et je n’y comprends rien. Mais combien de choses y a-t-il que je ne comprends pas et que je ne comprendrai jamais ! Je m’en remets donc entre les mains de Dieu, qui sait et qui connaît tout. »

Abou-Hassan était encore occupé de ces pensées et dans ces sentiments quand sa mère arriva. Elle le vit si exténué et si défait, qu’elle en versa des larmes plus abondamment qu’elle n’avait encore fait jusqu’alors. Au milieu de ses sanglots, elle le salua du salut ordinaire, et Abou-Hassan le lui rendit, contre sa coutume depuis qu’il était dans cet hôpital. Elle en prit un bon augure. « Hé bien, mon fils, lui dit-elle en essuyant ses larmes, comment vous trouvez-vous ? En quelle assiette est votre esprit ? Avez-vous renoncé à toutes vos fantaisies et aux propos que le démon vous avait suggérés ?

« – Ma mère, répondit Abou-Hassan d’un sens rassis et fort tranquille, et d’une manière qui peignait la douleur qu’il ressentait des excès auxquels il s’était porté contre elle, je reconnais mon égarement, mais je vous prie de me pardonner le crime exécrable que je déteste, et dont je suis coupable envers vous. Je fais la même prière à mes voisins à cause du scandale que je leur ai donné. J’ai été abusé par un songe, mais un songe si extraordinaire et si semblable à la vérité, que je puis mettre en fait que tout autre que moi, à qui il serait arrivé, n’en aurait pas été moins frappé et serait peut-être tombé dans de plus grandes extravagances que vous ne m’en avez vu faire. J’en suis encore si fort troublé au moment que je vous parle, que j’ai de la peine à me persuader que ce qui m’est arrive en soit un, tant il a de ressemblance à ce qui se passe entre des gens qui ne dorment pas.

« Quoi qu’il en soit, je le tiens et le veux tenir constamment pour un songe et pour une illusion. Je suis même convaincu que je ne suis pas ce fantôme de calife et de commandeur des croyants, mais Abou-Hassan, votre fils, de vous, dis-je, que j’ai toujours honorée jusqu’à ce jour fatal dont le souvenir me couvre de confusion, que j’honore et que j’honorerai toute ma vie comme je le dois. »

À ces paroles si sages et si sensées, les larmes de douleur, de compassion et d’affliction que la mère d’Abou-Hassan versait depuis si longtemps se changèrent en larmes de joie, de consolation et d’amour tendre pour son cher fils qu’elle retrouvait. « Mon fils, s’écria-t-elle toute transportée de plaisir, je ne me sens pas moins ravie de contentement et de satisfaction à vous entendre parler si raisonnablement, après ce qui s’est passé, que si je venais de vous mettre au monde une seconde fois. Il faut que je vous déclare ma pensée sur votre aventure, et que je vous fasse remarquer une chose à quoi vous n’avez peut-être pas pris garde. L’étranger que vous aviez amené un soir pour souper avec vous s’en alla sans fermer la porte de votre chambre, comme vous le lui aviez recommandé, et je crois que c’est ce qui a donné occasion au démon d’y entrer, et de vous jeter dans l’affreuse illusion où vous étiez. Ainsi, mon fils, vous devez bien remercier Dieu de vous en avoir délivré, et le prier de vous préserver de tomber davantage dans les piéges de l’esprit malin.

« – Vous avez trouvé la source de mon mal, répondit Abou-Hassan, et c’est justement cette nuit-là que j’eus ce songe qui me renversa la cervelle. J’avais cependant averti le marchand expressément de fermer la porte après lui, et je connais à présent qu’il n’en a rien fait. Je suis persuadé avec vous que le démon a trouvé la porte ouverte, qu’il est entré et qu’il m’a mis toutes ces fantaisies dans la tête. Il faut qu’on ne sache pas à Moussoul, d’où venait ce marchand, comme nous sommes bien convaincus à Bagdad, que le démon vient causer tous ces songes fâcheux qui nous inquiètent la nuit, quand on laisse les chambres où l’on couche ouvertes. Au nom de Dieu, ma mère, puisque, par la grâce de Dieu, me voilà parfaitement revenu du trouble où j’étais, je vous supplie, aussi bonne mère que vous l’êtes, de me faire sortir au plus tôt de cet enfer, et de me délivrer de la main du bourreau, qui abrégera mes jours infailliblement si j’y demeure davantage. »

La mère d’Abou-Hassan, parfaitement consolée et attendrie de voir que Abou-Hassan était revenu entièrement de sa folle imagination d’être calife, alla sur-le-champ trouver le concierge qui l’avait amené et qui l’avait gouverné jusqu’alors, et dès qu’elle lui eut assuré qu’il était parfaitement rétabli dans son bon sens, il vint, l’examina, et le mit en liberté en sa présence.

Abou-Hassan retourna chez lui, et il y demeura plusieurs jours afin de rétablir sa santé par de meilleurs aliments que ceux dont il avait été nourri dans l’hôpital des fous. Mais dès qu’il eut à peu près repris ses forces et qu’il ne se ressentit plus des incommodités qu’il avait souffertes par les mauvais traitements qu’on lui avait faits dans sa prison, il commença à s’ennuyer de passer les soirées sans compagnie. C’est pourquoi il ne tarda pas à reprendre le même train de vie qu’auparavant, c’est-à-dire qu’il recommença de faire chaque jour une provision suffisante pour régaler un nouvel hôte le soir.

Le jour qu’il renouvela la coutume d’aller vers le coucher du soleil au bout du pont de Bagdad, pour y arrêter le premier étranger qui se présenterait et le prier de lui faire l’honneur de souper avec lui, était le premier du mois, et le même jour, comme nous l’avons déjà dit, que le calife se divertissait à aller déguisé hors de quelqu’une des portes par où on abordait en cette ville, pour observer par lui-même s’il ne se passait rien contre la bonne police, de la manière qu’il l’avait établie et réglée dès le commencement de son règne.

Il n’y avait pas longtemps que Abou-Hassan était arrivé, et qu’il s’était assis sur un banc pratiqué contre le parapet, lorsqu’en jetant la vue jusqu’à l’autre bout du pont, il aperçut le calife qui venait à lui, déguisé en marchand de Moussoul, comme la première fois, et suivi du même esclave. Persuadé que tout le mal qu’il avait souffert ne venait que de ce que le calife, qu’il ne connaissait que pour un marchand de Moussoul, avait laissé la porte ouverte en sortant de sa chambre, il frémit en le voyant. « Que Dieu veuille me préserver ! dit-il en lui-même : voilà, si je ne me trompe, le magicien qui m’a enchanté. » Il tourna aussitôt la tête du côté de la rivière, en s’appuyant sur le parapet, afin de ne le pas voir, jusqu’à ce qu’il fût passé.

Le calife, qui voulait porter plus loin le plaisir qu’il s’était déjà donné à l’occasion d’Abou-Hassan, avait eu grand soin de se faire informer de tout ce qu’il avait dit et fait le lendemain à son réveil, après l’avoir fait reporter chez lui, et de tout ce qui lui était arrivé. Il ressentit un nouveau plaisir de tout ce qu’il en apprit, et même du mauvais traitement qui lui avait été fait dans l’hôpital des fous. Mais comme ce monarque était généreux et plein de justice, et qu’il avait reconnu dans Abou-Hassan un esprit propre à le réjouir plus longtemps, et de plus, qu’il s’était douté qu’après avoir renoncé à sa prétendue dignité de calife, il reprendrait sa manière de vie ordinaire, il jugea à propos, dans le dessein de l’attirer près de sa personne, de se déguiser le premier du mois en marchand de Moussoul, comme auparavant, afin de mieux exécuter ce qu’il avait résolu à son égard. Il aperçut donc Abou-Hassan presque en même temps qu’il fut aperçu de lui, et à son action il comprit d’abord combien il était mécontent de lui, et que son dessein était de l’éviter. Cela fit qu’il côtoya le parapet où était Abou-Hassan le plus près qu’il put. Quand il fut proche de lui, il pencha la tête et il le regarda en face. « C’est donc vous, mon frère Abou-Hassan ? lui dit-il. Je vous salue ; permettez-moi, je vous prie, de vous embrasser.

« – Et moi, répondit brusquement Abou-Hassan sans regarder le faux marchand de Moussoul, je ne vous salue pas : je n’ai besoin ni de votre salut ni de vos embrassades ; passez votre chemin.

« – Hé quoi ! reprit le calife, ne me reconnaissez-vous pas ? Ne vous souvient-il pas de la soirée que nous passâmes ensemble, il y a un mois, chez vous, où vous me fîtes l’honneur de me régaler avec tant de générosité ? – Non, repartit Abou-Hassan sur le même ton qu’auparavant, je ne vous connais pas et je ne sais de quoi vous voulez me parler. Allez, encore une fois, et passez votre chemin. »

Le calife ne se rebuta pas de la brusquerie d’Abou-Hassan. Il savait bien qu’une des lois qu’Abou-Hassan s’était imposées à lui-même était de ne plus avoir de commerce avec l’étranger qu’il aurait une fois régalé. Abou-Hassan le lui avait déclaré, mais il voulait bien faire semblant de l’ignorer. « Je ne puis croire, reprit-il, que vous ne me reconnaissiez pas ; il n’y a pas si longtemps que nous nous sommes vus, et il n’est pas possible que vous m’ayez oublié si facilement. Il faut qu’il vous soit arrivé quelque malheur qui vous cause cette aversion pour moi. Vous devez vous souvenir cependant que je vous ai marqué ma reconnaissance par mes bons souhaits, et même, sur certaine chose qui vous tenait au cœur, je vous ai fait offre de mon crédit, qui n’est pas à mépriser.

« – J’ignore, repartit Abou-Hassan, quel peut être votre crédit, et je n’ai pas le moindre désir de le mettre à l’épreuve ; mais je sais bien que vos souhaits n’ont abouti qu’à me faire devenir fou. Au nom de Dieu, vous dis-je encore une fois, passez votre chemin et ne me chagrinez pas davantage.

« – Ah ! mon frère Abou-Hassan, répliqua le calife en l’embrassant, je ne prétends pas me séparer de vous de cette manière. Puisque ma bonne fortune a voulu que je vous aie rencontré une seconde fois, il faut que vous exerciez aussi une seconde fois la même hospitalité envers moi, et que j’aie l’honneur de boire encore avec vous. »

C’est de quoi Abou-Hassan protesta qu’il saurait bien se garder. « J’ai assez de pouvoir sur moi, ajouta-t-il, pour m’empêcher de me trouver davantage avec un homme comme vous, qui porte le malheur avec soi. Vous savez le proverbe qui dit : « Prenez votre tambour sur les épaules et délogez. Faites-vous-en l’application. Faut-il vous le répéter tant de fois ? Dieu vous conduise ! vous m’avez causé assez de mal, je ne veux pas m’y exposer davantage.

« – Mon bon ami Abou-Hassan, reprit le calife en l’embrassant encore une fois, vous me traitez avec une dureté à laquelle je ne me fusse pas attendu. Je vous supplie de ne pas me tenir un discours si offensant, et d’être au contraire bien persuadé de mon amitié. Faites-moi donc la grâce de me raconter ce qui vous est arrivé, à moi qui ne vous ai souhaité que du bien, qui vous en souhaite encore, et qui voudrais trouver l’occasion de vous en faire afin de réparer le mal que vous dites que je vous ai causé, si véritablement il y a de ma faute. » Abou-Hassan se rendit aux instances du calife, et après l’avoir fait asseoir auprès de lui : « Votre incrédulité et votre importunité, lui dit-il, ont poussé ma patience à bout. Ce que je vais vous raconter vous fera connaître si c’est à tort que je me plains de vous. »

Le calife s’assit auprès d’Abou-Hassan, qui lui fit le récit de toutes les aventures qui lui étaient arrivées depuis son réveil dans le palais jusqu’à son second réveil dans sa chambre, et il les lui raconta toutes comme un véritable songe qui lui était arrivé, avec une infinité de circonstances que le calife savait aussi bien que lui, et qui renouvelèrent le plaisir qu’il s’en était fait. Il lui exagéra ensuite l’impression que ce songe lui avait laissée dans l’esprit, d’être le calife et le commandeur des croyants, « impression, ajouta-t-il, qui m’avait jeté dans des extravagances si grandes que mes voisins avaient été contraints de me lier comme un furieux, et de me faire conduire à l’hôpital des fous, où j’ai été traité d’une manière qu’on peut appeler cruelle, barbare et inhumaine ; mais ce qui vous surprendra et à quoi sans doute vous ne vous attendez pas, c’est que toutes ces choses ne me sont arrivées que par votre faute. Vous vous souvenez bien de la prière que je vous avais faite de fermer la porte de ma chambre en sortant de chez moi après le souper. Vous ne l’avez pas fait : au contraire, vous l’avez laissée ouverte, et le démon y est entré et m’a rempli la tête de ce songe, qui, tout agréable qu’il m’avait paru, m’a causé cependant tous les maux dont je me plains. Vous êtes donc cause, par votre négligence (qui vous rend responsable de mon crime), que j’ai commis une chose horrible et détestable en levant, non-seulement les mains contre ma mère, mais même qu’il s’en est peu fallu que je ne lui aie fait rendre l’âme à mes pieds en commettant un parricide ; et cela pour un sujet qui me fait rougir de honte toutes les fois que j’y pense, puisque c’est à cause qu’elle m’appelait son fils, comme je le suis en effet, et qu’elle ne voulait pas me reconnaître pour le commandeur des croyants, tel que je croyais l’être, et que je lui soutenais effectivement que je l’étais. Vous êtes encore cause du scandale que j’ai donné à mes voisins quand, accourus aux cris de ma pauvre mère, ils me surprirent acharné à la vouloir assommer, ce qui ne serait point arrivé si vous eussiez eu soin de fermer la porte de ma chambre en vous retirant, comme je vous en avais prié. Ils ne seraient pas entrés chez moi sans ma permission, et, ce qui me fait plus de peine, ils n’auraient point été témoins de ma folie. Je n’aurais pas été obligé de les frapper en me défendant contre eux, et ils ne m’auraient pas maltraité et lié comme ils ont fait pour me conduire et me faire enfermer dans l’hôpital des fous, où je puis assurer que chaque jour, pendant tout le temps que j’ai été détenu dans cet enfer, on n’a pas manqué de me bien régaler à grands coups de nerf de bœuf. »

Abou-Hassan racontait au calife ses sujets de plaintes avec beaucoup de chaleur et de véhémence. Le calife savait mieux que lui tout ce qui s’était passé, et il était ravi en lui-même d’avoir si bien réussi dans ce qu’il avait imaginé pour le jeter dans l’égarement où il le voyait encore ; mais il ne put entendre ce récit, fait avec tant de naïveté, sans faire un grand éclat de rire.

Abou-Hassan, qui croyait son récit digne de compassion et que tout le monde devait y être aussi sensible que lui, se scandalisa fort de cet éclat de rire du faux marchand de Moussoul. « Vous moquez-vous de moi, lui dit-il, de me rire ainsi au nez ? ou croyez-vous que je me moque de vous, quand je vous parle très-sérieusement ? Voulez-vous des preuves réelles de ce que j’avance ? Tenez, voyez et regardez vous-même, vous me direz après cela si je me moque. » En disant ces paroles, il se baissa, et, en se découvrant les épaules et le sein, il fit voir au calife les cicatrices et les meurtrissures que lui avaient causées les coups de nerf de bœuf qu’il avait reçus.

Le calife ne put regarder ces objets sans horreur. Il eut compassion du pauvre Abou-Hassan, et il fut très-fâché que la raillerie eût été poussée si loin. Il rentra aussitôt en lui-même, et en embrassant Abou-Hassan de tout son cœur : « Levez-vous, je vous en supplie, mon cher frère, lui dit-il d’un grand sérieux ; venez et allons chez vous ; je veux encore avoir l’avantage de me réjouir ce soir avec vous : demain, s’il plaît à Dieu, vous verrez que tout ira le mieux du monde. »

Abou-Hassan, malgré sa résolution et contre le serment qu’il avait fait de ne pas recevoir chez lui le même étranger une seconde fois, ne put résister aux caresses du calife, qu’il prenait toujours pour un marchand de Moussoul. « Je le veux bien, dit-il au faux marchand ; mais, ajouta-t-il, à une condition que vous vous engagerez de tenir avec serment : c’est de me faire la grâce de fermer la porte de ma chambre en sortant de chez moi, afin que le démon ne vienne pas me troubler la cervelle, comme il a fait la première fois. » Le faux marchand promit tout. Ils se levèrent tous deux et ils prirent le chemin de la ville. Le calife, pour engager davantage Abou-Hassan : « Prenez confiance en moi, lui dit-il, je ne vous manquerai pas de parole, je vous le promets en homme d’honneur. Après cela vous ne devez point hésiter à mettre votre assurance en une personne comme moi, qui vous souhaite toute sorte de biens et de prospérités, et dont vous verrez les effets.

« – Je ne vous demande pas cela, repartit Abou-Hassan en s’arrêtant tout court : je me rends de bon cœur à vos importunités, mais je vous dispense de vos souhaits, et je vous supplie, au nom de Dieu, de ne m’en faire aucun. Tout le mal qui m’est arrivé jusqu’à présent n’a pris sa source, avec la porte ouverte, que de ceux que vous m’avez déjà faits.

« – Hé bien ! répliqua le calife en riant en lui-même de l’imagination toujours blessée d’Abou-Hassan, puisque vous le voulez ainsi, vous serez obéi, et je promets de ne vous en jamais faire.

« – Vous me faites plaisir de me parler ainsi, lui dit Abou-Hassan, et je ne vous demande pas autre chose. Je serai trop content pourvu que vous teniez votre parole. Je vous tiens quitte de tout le reste. »

Abou-Hassan et le calife suivi de son esclave, en s’entretenant ainsi, approchaient insensiblement du rendez-vous. Le jour commençait à finir lorsqu’ils arrivèrent à la maison d’Abou-Hassan. Aussitôt il appela sa mère et se fit apporter de la lumière. Il pria le calife de prendre place sur le sofa, et il se mit près de lui. En peu de temps le souper fut servi sur la table qu’on avait approchée près d’eux. Ils mangèrent sans cérémonie. Quand ils eurent achevé, la mère d’Abou-Hassan vint desservir, mit le fruit sur la table, et le vin avec les tasses près de son fils. Ensuite elle se retira et ne parut pas davantage.

Abou-Hassan commença à se verser du vin le premier et en versa ensuite au calife. Ils burent chacun cinq ou six coups en s’entretenant de choses indifférentes. Quand le calife vit que Abou-Hassan commençait à s’échauffer, il le mit sur le chapitre de ses amours, et lui demanda s’il n’avait jamais aimé.

« Mon frère, répondit familièrement Abou-Hassan, qui croyait parler à son hôte comme à son égal, je n’ai jamais regardé l’amour, ou le mariage, si vous voulez, que comme une servitude à laquelle j’ai eu toujours de la répugnance à me soumettre ; et jusqu’à présent je vous avouerai que je n’ai aimé que la table, la bonne chère et surtout le bon vin ; en un mot, qu’à me bien divertir et à m’entretenir agréablement avec des amis. Je ne vous assure pourtant pas que je fusse indifférent pour le mariage ni incapable d’attachement si je pouvais rencontrer une femme de la beauté et de la belle humeur de celles que je vis en songe cette nuit fatale que je vous reçus ici la première fois, et que, pour mon malheur, vous laissâtes la porte de ma chambre ouverte, qui voulût bien passer les soirées à boire avec moi, qui sût chanter, jouer des instruments et m’entretenir agréablement, qui ne s’étudiât enfin qu’à me plaire et à me divertir : je crois, au contraire, que je changerais toute mon indifférence en un parfait attachement pour une telle personne, et que je croirais vivre très-heureux avec elle. Mais où trouver une femme telle que je viens de vous la dépeindre, ailleurs que dans le palais du commandeur des croyants, chez le grand vizir Giafar, ou chez les seigneurs de la cour les plus puissants, à qui l’or et l’argent ne manquent pas pour s’en pourvoir ? J’aime donc mieux m’en tenir à la bouteille : c’est un plaisir à peu de frais qui m’est commun avec eux. » En disant ces paroles, il prit sa tasse et il se versa du vin. « Prenez votre tasse, que je vous en verse aussi, dit-il au calife, et continuons de goûter un plaisir si charmant. »

Quand le calife et Abou-Hassan eurent bu : « C’est grand dommage, reprit le calife, qu’un aussi galant homme que vous êtes, qui n’est pas indifférent pour l’amour, mène une vie si solitaire et si retirée.

« – Je n’ai pas de peine, repartit Abou-Hassan, à préférer la vie tranquille que vous voyez que je mène, à la compagnie d’une femme qui ne serait peut-être pas d’une beauté à me plaire, et qui d’ailleurs me causerait mille chagrins par ses imperfections et par sa mauvaise humeur. »

Ils poussèrent entre eux la conversation assez loin sur ce sujet, et le calife, qui vit Abou-Hassan au point où il le désirait : « Laissez-moi faire, lui dit-il ; puisque vous avez le bon goût de tous les honnêtes gens, je veux vous trouver votre fait, et il ne vous en coûtera rien. À l’instant il prit la bouteille et la tasse d’Abou-Hassan, dans laquelle il jeta adroitement une pincée de la poudre dont il s’était déjà servi, lui versa une rasade, et en lui présentant la tasse : « Prenez, continua-t-il, et buvez d’avance à la santé de cette belle qui doit faire le bonheur de votre vie : vous en serez content. »

Abou-Hassan prit la tasse en riant, et en branlant la tête : « Vaille que vaille, dit-il, puisque vous le voulez, je ne saurais commettre une incivilité envers vous ni désobliger un hôte de votre mérite pour une chose de si peu de conséquence ; je vais donc boire à la santé de cette belle que vous me promettez, quoique, content de mon sort, je ne fasse aucun fondement sur votre promesse. »

Abou-Hassan n’eut pas plutôt bu la rasade qu’un profond assoupissement s’empara de ses sens, comme les deux autres fois, et le calife fut encore le maître de disposer de lui à sa volonté. Il dit aussitôt à l’esclave qu’il avait amené de prendre Abou-Hassan et de l’apporter au palais. L’esclave l’enleva, et le calife, qui n’avait pas dessein de renvoyer Abou-Hassan comme la première fois, ferma la porte de la chambre en sortant.

L’esclave suivit avec sa charge, et quand le calife fut arrivé au palais, il fit coucher Abou-Hassan sur un sofa dans le quatrième salon d’où il l’avait fait reporter chez lui, assoupi et endormi, il y avait un mois. Avant de le laisser dormir, il commanda qu’on lui mît le même habit dont il avait été revêtu par son ordre pour lui faire faire le personnage du calife : ce qui fut fait en sa présence. Ensuite il commanda à chacun de s’aller coucher, et ordonna au chef et aux autres officiers des eunuques, aux officiers de la chambre, aux musiciennes et aux mêmes dames qui s’étaient trouvées dans ce salon lorsqu’il avait bu le dernier verre de vin qui lui avait causé l’assoupissement, de se trouver sans faute le lendemain à la pointe du jour à son réveil, et il enjoignit à chacun de bien faire son personnage.

Le calife alla se coucher après avoir fait avertir Mesrour de venir l’éveiller avant qu’on entrât dans le salon, afin qu’il se plaçât dans le même cabinet où il s’était déjà caché.

Mesrour ne manqua pas d’éveiller le calife précisément à l’heure qu’il lui avait marquée. Il se fil habiller promptement et sortit pour se rendre au salon où Abou-Hassan dormait encore. Il trouva les officiers des eunuques, ceux de la chambre, les dames et les musiciennes à la porte, qui attendaient son arrivée. Il leur dit en peu de mots quelle était son intention, puis il entra et alla se placer dans le cabinet fermé de jalousies. Mesrour, tous les autres officiers, les dames et les musiciennes entrèrent après lui et se rangèrent autour du sofa sur lequel Abou-Hassan était couché, de manière qu’ils n’empêchaient pas le calife de le voir et de remarquer toutes ses actions.

Les choses ainsi disposées, dans le temps que la poudre du calife eut fait son effet, Abou-Hassan s’éveilla sans ouvrir les yeux et il jeta un peu de pituite, qui fut reçue dans un petit bassin d’or, comme la première fois. Dans ce moment, les sept chœurs de musiciennes mêlèrent leurs voix touchantes au son des hautbois, des flûtes douces et des autres instruments, et firent entendre un concert très-agréable.

La surprise d’Abou-Hassan fut extrême quand il entendit une musique si harmonieuse. Il ouvrit les yeux, et elle redoubla lorsqu’il aperçut les dames et les officiers qui l’environnaient et qu’il crut reconnaître. Le salon où il se trouvait lui parut le même que celui qu’il avait vu dans son premier rêve. Il y remarquait la même illumination, le même ameublement et les mêmes ornements.

Le concert cessa afin de donner lieu au calife d’être attentif à la contenance de son nouvel hôte et à tout ce qu’il pourrait dire dans sa surprise. Les dames, Mesrour et tous les officiers de la chambre, en gardant un grand silence, demeurèrent chacun dans leur place avec un grand respect. « Hélas ! s’écria Abou-Hassan en se mordant les doigts et si haut que le calife l’entendit avec joie, me voilà retombé dans le même songe et dans la même illusion qu’il y a un mois ! Je n’ai qu’à m’attendre encore une fois aux coups de nerf de bœuf, à l’hôpital des fous et à la cage de fer. Dieu tout-puissant, ajouta-t-il, je me remets entre les mains de votre divine providence. C’est un malhonnête homme que j’ai reçu chez moi hier au soir qui est la cause de cette illusion et des peines que j’en pourrai souffrir. Le traître et le perfide qu’il est, m’avait promis avec serment qu’il fermerait la porte de ma chambre en sortant de chez moi ; mais il ne l’a pas fait, et le diable est entré, qui me bouleverse la cervelle par ce maudit songe de commandeur des croyants et par tant d’autres fantômes dont il me fascine les yeux. Que Dieu te confonde, Satan, et puisses-tu être accablé sous une montagne de pierres ! »

Après ces dernières paroles, Abou-Hassan ferma les yeux, et demeura recueilli en lui-même, l’esprit fort embarrassé. Un moment après il les ouvrit, et en les jetant de côté et d’autre sur tous les objets qui se présentaient à sa vue : « Grand Dieu ! s’écria-t-il encore une fois avec moins d’étonnement et en souriant, je me remets entre les mains de votre providence, préservez-moi de la tentation de Satan. » Puis en refermant les yeux : « Je sais, continua-t-il, ce que je ferai : je vais dormir jusqu’à ce que Satan me quitte et s’en retourne par où il est venu, quand je devrais attendre jusqu’à midi. »

On ne lui donna pas le temps de se rendormir, comme il venait de se le proposer. Force des Cœurs, une des dames qu’il avait vues la première fois, s’approcha de lui, et en s’asseyant sur le bord du sofa : « Commandeur des croyants, lui dit-elle respectueusement, je supplie Votre Majesté de me pardonner si je prends la liberté de l’avertir de ne pas se rendormir, mais de faire des efforts pour se réveiller et se lever, parce que le jour commence à paraître. – Retire-toi, Satan ! dit Abou-Hassan en entendant cette voix. » Puis en regardant Force des Cœurs : « Est-ce moi, lui dit-il, que vous appelez commandeur des croyants ? Vous me prenez pour un autre, certainement.

« – C’est à Votre Majesté, reprit Force des Cœurs, que je donne ce titre, qui lui appartient comme au souverain de tout ce qu’il y a au monde de musulmans, dont je suis très-humblement esclave et à qui j’ai l’honneur de parler. Votre Majesté veut se divertir sans doute, ajouta-t-elle, en faisant semblant de s’être oubliée elle-même, à moins que ce ne soit un reste de quelque songe fâcheux. Mais si elle veut bien ouvrir les yeux, les nuages qui peuvent lui troubler l’imagination se dissiperont, et elle verra qu’elle est dans son palais, environnée de ses officiers et de toutes tant que nous sommes de ses esclaves, prêtes à lui rendre nos services ordinaires. Au reste, Votre Majesté ne doit pas s’étonner de se voir dans ce salon et non pas dans son lit : elle s’endormit hier si subitement que nous ne voulûmes pas l’éveiller pour la conduire jusqu’à sa chambre, et nous nous contentâmes de la coucher commodément sur ce sofa. »

Force des Cœurs dit tant d’autres choses à Abou-Hassan qui lui parurent vraisemblables, qu’enfin il se mit sur son séant. Il ouvrit les yeux et il la reconnut, de même que Bouquet de Perles et les autres dames qu’il avait déjà vues. Alors elles s’approchèrent toutes ensemble, et Force des Cœurs, en reprenant la parole : « Commandeur des croyants et vicaire du prophète en terre, dit-elle, Votre Majesté aura pour agréable que nous l’avertissions encore qu’il est temps qu’elle se lève ; voilà le jour qui paraît.

« – Vous êtes des fâcheuses et des importunes, reprit Abou-Hassan en se frottant les yeux ; je ne suis pas commandeur des croyants, je suis Abou-Hassan, je le sais bien, et vous ne me persuaderez pas le contraire. – Nous ne connaissons pas l’Abou-Hassan dont Votre Majesté nous parle, reprit Force des Cœurs ; nous ne voulons pas même le connaître : nous connaissons Votre Majesté pour le commandeur des croyants, et elle ne nous persuadera jamais qu’elle ne le soit pas. »

Abou-Hassan jetait les yeux de tous côtés, et se trouvait comme enchanté de se voir dans le même salon où il s’était déjà trouvé, mais il attribuait tout cela à un songe pareil à celui qu’il avait eu, et dont il craignait les suites fâcheuses. « Dieu me fasse miséricorde ! s’écria-t-il en élevant les mains et les yeux comme un homme qui ne sait où il en est ; je me remets entre ses mains. Après ce que je vois, je ne puis douter que le diable, qui est entré dans ma chambre, ne m’obsède et ne trouble mon imagination de toutes ces visions. » Le calife, qui le voyait et qui venait d’entendre toutes ses exclamations, se mit à rire de si bon cœur, qu’il eut bien de la peine à s’empêcher d’éclater.

Abou-Hassan cependant s’était recouché, et il avait refermé les yeux. « Commandeur des croyants, lui dit aussitôt Force des Cœurs, puisque Votre Majesté ne se lève pas, après l’avoir avertie qu’il est jour, selon notre devoir, et qu’il est nécessaire qu’elle vaque aux affaires de l’empire dont le gouvernement lui est confié, nous userons de la permission qu’elle nous a donnée en pareil cas. » En même temps, elle le prit par un bras et elle appela les autres dames, qui lui aidèrent à le faire sortir du lit, et le portèrent, pour ainsi dire, jusqu’au milieu du salon, où elles le mirent sur son séant. Elles se prirent ensuite chacune par la main, et elles dansèrent et sautèrent autour de lui, au son de tous les instruments et de tous les tambours de basque, que l’on faisait retentir sur sa tête et autour de ses oreilles.

Abou-Hassan se trouva dans une perplexité d’esprit inexprimable. « Serais-je véritablement calife et commandeur des croyants ? » se disait-il à lui-même. Enfin, dans l’incertitude où il était, il voulait dire quelque chose, mais le grand bruit de tous les instruments l’empêchait de se faire entendre. Il fit signe à Bouquet de Perles et à Étoile du Matin, qui se tenaient par la main en dansant autour de lui, qu’il voulait parler. Aussitôt elles firent cesser la danse et les instruments, et elles s’approchèrent de lui. « Ne mentez pas, leur dit-il fort ingénûment, et dites-moi dans la vérité qui je suis.

« – Commandeur des croyants, répondit Étoile du Matin, Votre Majesté veut nous surprendre en nous faisant cette demande, comme si elle ne savait pas elle-même qu’elle est le commandeur des croyants et le vicaire en terre du prophète de Dieu, maître de l’un et de l’autre monde, de ce monde où nous sommes et du monde à venir après la mort. Si cela n’était pas, il faudrait qu’un songe extraordinaire lui eût fait oublier ce qu’elle est. Il pourrait bien en être quelque chose, si l’on considère que Votre Majesté a dormi cette nuit plus longtemps qu’à l’ordinaire. Néanmoins si Votre Majesté veut bien me le permettre, je la ferai ressouvenir de ce qu’elle fit hier dans la journée. » Elle lui raconta donc son entrée au conseil, le châtiment de l’iman et des quatre vieillards par le juge de police, le présent d’une bourse de pièces d’or envoyée par son vizir à la mère d’un nommé Abou-Hassan ; ce qu’il fit dans l’intérieur de son palais et ce qui se passa aux trois repas qui lui furent servis dans, les trois salons, jusqu’au dernier, « où Votre Majesté, continua-t-elle en s’adressant à lui, après nous avoir fait mettre à table à ses côtés, nous fit l’honneur d’entendre nos chansons et de recevoir du vin de nos mains, jusqu’au moment que Votre Majesté s’endormit de la manière que Force des Cœurs vient de le raconter. Depuis ce temps Votre Majesté, contre sa coutume, a toujours dormi d’un profond sommeil jusqu’à présent qu’il est jour. Bouquet de Perles, toutes les autres esclaves et tous les officiers qui sont ici certifieront la même chose. Ainsi, que Votre Majesté se mette donc en état de faire sa prière, car il en est temps.

« – Bon ! bon ! reprit Abou-Hassan en branlant la tête ; vous m’en feriez bien accroire si je voulais vous écouter. Et moi, continua-t-il, je vous dis que vous êtes toutes des folles et que vous avez perdu l’esprit. C’est cependant un grand dommage, car vous êtes de jolies personnes. Apprenez que depuis que je ne vous ai vues, je suis allé chez moi, que j’y ai fort maltraité ma mère, qu’on m’a mené à l’hôpital des fous, où je suis resté malgré moi plus de trois semaines, pendant lesquelles le concierge n’a manqué de me régaler chaque jour de cinquante coups de nerf de bœuf. Et vous voudriez que tout cela ne fût qu’un songe ! Vous vous moquez.

« – Commandeur des croyants, repartit Étoile du Matin, nous sommes prêtes, toutes tant que nous sommes, de jurer, par ce que Votre Majesté a de plus cher, que tout ce qu’elle nous dit n’est qu’un songe. Elle n’est pas sortie de ce salon depuis hier, et elle n’a pas cessé d’y dormir toute la nuit jusqu’à présent. »

La confiance avec laquelle cette dame assurait à Abou-Hassan que tout ce qu’elle lui disait était véritable, et qu’il n’était point sorti du salon depuis qu’il y était entré, le mit encore une fois dans un état à ne savoir que croire de ce qu’il était et de ce qu’il voyait. Il demeura un espace de temps abîmé dans ses pensées. « Ô ciel ! disait-il en lui-même, suis-je Abou-Hassan ? suis-je commandeur des croyants ? Dieu tout-puissant, éclairez mon entendement, faites-moi connaître la vérité, afin que je sache à quoi m’en tenir. » Il découvrit ensuite ses épaules, encore toutes livides des coups qu’il avait reçus, et en les montrant aux dames : « Voyez, leur dit-il, et jugez si de pareilles blessures peuvent venir en songe ou en dormant. À mon égard, je puis vous assurer qu’elles ont été très-réelles, et la douleur que j’en ressens encore m’en est un sûr garant, qui ne me permet pas d’en douter. Si cela néanmoins m’est arrivé en dormant, c’est la chose du monde la plus extraordinaire et la plus étonnante, et je vous avoue qu’elle me passe. »

Dans l’incertitude où était Abou Hassan de son état, il appela un des officiers du calife qui était près de lui. « Approchez-vous, dit-il, et mordez-moi le bout de l’oreille, que je juge si je dors ou si je veille. » L’officier s’approcha, lui prit le bout de l’oreille entre les dents, et le serra si fort que Abou-Hassan fit un cri effroyable.

À ce cri, tous les instruments de musique jouèrent en même temps, et les dames et les officiers se mirent à danser, à chanter et à sauter autour d’Abou-Hassan avec un si grand bruit qu’il entra dans une espèce d’enthousiasme qui lui fit faire mille folies. Il se mit à chanter comme les autres. Il déchira le bel habit de calife dont on l’avait revêtu. Il jeta par terre le bonnet qu’il avait sur la tête, et nu, en chemise et en caleçon, il se leva brusquement et se jeta entre deux dames, qu’il prit par la main, et se mit à danser et à sauter avec tant d’action, de mouvement et de contorsions bouffonnes et divertissantes, que le calife ne put se tenir dans l’endroit où il était. La plaisanterie subite d’Abou-Hassan le fit rire avec tant d’éclat qu’il se laissa aller à la renverse, et se fit entendre par-dessus tout le bruit des instruments de musique et des tambours de basque. Il fut si longtemps sans pouvoir se retenir que peu s’en fallut qu’il ne s’en trouvât incommodé. Enfin, il se releva et il ouvrit la jalousie. Alors, en avançant la tête et en riant toujours : « Abou-Hassan, Abou-Hassan, s’écria-t-il, veux-tu donc me faire mourir à force de rire ? »

À la voix du calife, tout le monde se tut et le bruit cessa. Abou-Hassan s’arrêta comme les autres et tourna la tête du côté qu’elle s’était fait entendre. Il reconnut le calife et en même temps le marchand de Moussoul. Il ne se déconcerta pas pour cela ; au contraire, il comprit dans ce moment qu’il était bien éveillé, et que tout ce qui lui était arrivé était très-réel et non pas un songe. Il entra dans la plaisanterie et dans l’intention du calife, « Ha ! ha ! s’écria-t-il en le regardant avec assurance, vous voilà donc, marchand de Moussoul ! Quoi ! vous vous plaignez que je vous fais mourir, vous qui êtes cause des mauvais traitements que j’ai faits à ma mère et de ceux que j’ai reçus pendant un si long temps à l’hôpital des fous ! vous qui avez si fort maltraité l’iman de la mosquée de mon quartier et les quatre scheikhs mes voisins ! (car ce n’est pas moi, je m’en lave les mains !) vous qui m’avez causé tant de peines d’esprit et tant de traverses ! Enfin, n’est-ce pas vous qui êtes l’agresseur, et ne suis-je pas l’offensé ?

« – Tu as raison, Abou-Hassan, répondit le calife en continuant de rire ; mais pour te consoler et pour te dédommager de toutes tes peines, je suis prêt, et j’en prends Dieu à témoin, à te faire, à ton choix, telle réparation que tu voudras m’imposer. »

En achevant ces paroles, le calife descendit du cabinet et entra dans le salon. Il se fit apporter un de ses plus beaux habits, et commanda aux dames de faire la fonction des officiers de la chambre, et d’en revêtir Abou-Hassan. Quand elles l’eurent habillé : « Tu es mon frère, lui dit le calife en l’embrassant ; demande-moi tout ce qui peut te faire plaisir, je te l’accorderai.

« – Commandeur des croyants, reprit Abou-Hassan, je supplie Votre Majesté de me faire la grâce de m’apprendre ce qu’elle a fait pour me démonter ainsi le cerveau, et quel a été son dessein. Cela m’importe présentement plus que toute autre chose, pour remettre entièrement mon esprit dans son assiette ordinaire. »

Le calife voulut bien donner cette satisfaction à Abou-Hassan. « Tu dois savoir premièrement, lui dit-il, que je me déguise assez souvent, et particulièrement la nuit, pour connaître par moi-même si tout est dans l’ordre dans la ville de Bagdad. Et comme je suis bien aise de savoir aussi ce qui se passe aux environs, je me suis fixé un jour, qui est le premier de chaque mois, pour faire un grand tour au-dehors, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, et je reviens toujours par le pont. Je revenais de faire ce tour le soir que tu m’invitas à souper chez toi. Dans notre entretien tu me marquas que la seule chose que tu désirais c’était d’être calife et commandeur des croyants l’espace de vingt-quatre heures seulement, pour mettre à la raison l’iman de la mosquée de ton quartier et les quatre scheikhs ses conseillers. Ton désir me parut très-propre pour me donner un sujet de divertissement, et, dans cette vue, j’imaginai sur-le-champ le moyen de te procurer la satisfaction que tu désirais. J’avais sur moi de la poudre qui fait dormir, du moment qu’on l’a prise, à ne pouvoir se réveiller qu’au bout d’un certain temps. Sans que tu t’en aperçusses, j’en jetai une dose dans la dernière tasse que je te présentai, et tu bus. Le sommeil te prit dans le moment, et je te fis enlever et emporter à mon palais par mon esclave, après avoir laissé la porte de ta chambre ouverte en sortant. Il n’est pas nécessaire de te dire ce qui t’arriva dans mon palais à ton réveil et pendant la journée jusqu’au soir, où, après avoir été bien régalé par mon ordre, une de mes esclaves, qui te servait, jeta une autre dose de la même poudre dans le dernier verre qu’elle te présenta et que tu bus. Le grand assoupissement te prit aussitôt, et je te fis reporter chez toi par le même esclave qui t’avait apporté, avec ordre de laisser encore la porte de ta chambre ouverte en sortant. Tu m’as raconté toi-même tout ce qui t’est arrivé le lendemain et les jours suivants. Je ne m’étais pas imaginé que tu dusses souffrir autant que tu as souffert en cette occasion. Mais, comme je m’y suis déjà engagé envers toi, je ferai toutes choses pour te consoler et te donner lieu d’oublier tous tes maux. Vois donc ce que je puis faire pour te faire plaisir, et demande-moi hardiment ce que tu souhaites.

« – Commandeur des croyants, reprit Abou-Hassan, quelque grands que soient les maux que j’ai soufferts, ils sont effacés de ma mémoire du moment que j’apprends qu’ils me sont venus de la part de mon souverain seigneur et maître. À l’égard de la générosité dont Votre Majesté s’offre de me faire sentir les effets avec tant de bonté, je ne doute nullement de sa parole irrévocable. Mais, comme l’intérêt n’a jamais eu d’empire sur moi, puisqu’elle me donne cette liberté, la grâce que j’ose lui demander c’est de me donner assez d’accès près de sa personne pour avoir le bonheur d’être toute ma vie l’admirateur de sa grandeur. »

Ce dernier témoignage du désintéressement d’Abou-Hassan acheva de lui mériter toute l’estime du calife. « Je te sais bon gré de ta demande, lui dit le calife ; je te l’accorde avec l’entrée libre dans mon palais à toute heure, en quelque endroit que je me trouve. » En même temps il lui assigna un logement dans le palais ; et à l’égard de ses appointements, il lui dit qu’il ne voulait pas qu’il eût affaire à ses trésoriers, mais à sa personne même, et sur-le-champ il lui fit donner par son trésorier particulier une bourse de mille pièces d’or. Abou-Hassan fit de profonds remerciements au calife, qui le quitta pour aller tenir conseil selon sa coutume.

Abou-Hassan prit ce temps-là pour aller au plus tôt informer sa mère de tout ce qui se passait et lui apprendre sa bonne fortune. Il lui fit connaître que tout ce qui lui était arrivé n’était point un songe, qu’il avait été calife et qu’il en avait réellement fait les fonctions pendant un jour entier, et reçu véritablement les honneurs ; qu’elle ne devait pas douter de ce qu’il lui disait, puisqu’il en avait eu la confirmation de la propre bouche du calife même.

La nouvelle de l’histoire d’Abou-Hassan ne tarda guère à se répandre dans toute la ville de Bagdad ; elle passa même dans les provinces voisines, et de là dans les plus éloignées, avec les circonstances toutes singulières et divertissantes dont elle avait été accompagnée.

La nouvelle faveur d’Abou-Hassan le rendait extrêmement assidu auprès du calife. Comme il était naturellement de bonne humeur et qu’il faisait naître la joie partout où il se trouvait, par ses bons mots et par ses plaisanteries, le calife ne pouvait guère se passer de lui, et il ne faisait aucune partie de divertissement sans l’y appeler ; il le menait même quelquefois chez Zobéide, son épouse, à qui il avait raconté son histoire, qui l’avait extrêmement divertie. Zobéide le goûtait assez, mais elle remarqua que toutes les fois qu’il accompagnait le calife chez elle, il avait toujours les yeux sur une de ses esclaves appelée Nouzhat-Oulaoudat : c’est pourquoi elle résolut d’en avertir le calife. « Commandeur des croyants, dit un jour la princesse au calife, vous ne remarquez peut-être pas comme moi que toutes les fois que Abou-Hassan vous accompagne ici, il ne cesse d’avoir les yeux sur Nouzhat-Oulaoudat, et il ne manque jamais de la faire rougir. Vous ne doutez point que ce ne soit une marque certaine qu’elle ne le hait pas. C’est pourquoi, si vous m’en croyez, nous ferons un mariage de l’un et de l’autre.

« – Madame, reprit le calife, vous me faites souvenir d’une chose que je devrais avoir déjà faite. Je sais le goût d’Abou-Hassan sur le mariage, par lui-même, et je lui avais toujours promis de lui donner une femme dont il aurait tout sujet d’être content. Je suis bien aise que vous m’en ayez parlé, et je ne sais comment la chose m’était échappée de la mémoire. Mais il vaut mieux que Abou-Hassan ait suivi son inclination par le choix qu’il a fait lui-même. D’ailleurs, puisque Nouzhat-Oulaoudat ne s’en éloigne pas, nous ne devons point hésiter sur ce mariage. Les voilà l’un et l’autre, ils n’ont qu’à déclarer s’ils y consentent. »

Abou-Hassan se jeta aux pieds du calife et de Zobéide pour leur marquer combien il était sensible aux bontés qu’ils avaient pour lui. « Je ne puis, dit-il en se relevant, recevoir une épouse de meilleures mains ; mais je n’ose espérer que Nouzhat-Oulaoudat veuille me donner la sienne d’aussi bon cœur que je suis prêt de lui donner la mienne. » En achevant ces paroles, il regarda l’esclave de la princesse, qui témoigna assez de son côté, par son silence respectueux et par la rougeur qui lui montait au visage, qu’elle était toute disposée à suivre la volonté du calife et de Zobéide, sa maîtresse.

Le mariage se fit, et les noces furent célébrées dans le palais avec de grandes réjouissances, qui durèrent plusieurs jours. Zobéide se fit un point d’honneur de faire de riches présents à son esclave pour faire plaisir au calife, et le calife, de son côté, en considération de Zobéide, en usa de même envers Abou-Hassan.

La mariée fut conduite au logement que le calife avait assigné à Abou-Hassan, son mari, qui l’attendait avec impatience. Il la reçut au bruit de tous les instruments de musique et des chœurs de musiciens et musiciennes du palais, qui faisaient retentir l’air du concert de leurs voix et de leurs instruments.

Plusieurs jours se passèrent en fêtes et en réjouissances accoutumées dans ces sortes d’occasions, après lesquels on laissa les nouveaux mariés jouir paisiblement de leurs amours. Abou-Hassan et sa nouvelle épouse étaient charmés l’un de l’autre. Ils vivaient dans une union si parfaite que, hors le temps qu’ils employaient à faire leur cour, l’un au calife et l’autre à la princesse Zobéide, ils étaient toujours ensemble et ne se quittaient point. Il est vrai que Nouzhat-Oulaoudat avait toutes les qualités d’une femme capable de donner de l’amour et de l’attachement à Abou-Hassan, puisqu’elle était selon les souhaits sur lesquels il s’était expliqué au calife, c’est-à-dire en état de lui tenir tête à table. Avec ces dispositions, ils ne pouvaient manquer de passer ensemble leur temps très-agréablement. Aussi leur table était-elle toujours mise et couverte, à chaque repas, des mets les plus délicats et les plus friands, qu’un traiteur avait soin de leur apprêter et de leur fournir. Le buffet était toujours chargé du vin le plus exquis, et disposé de manière qu’il était à la portée de l’un et de l’autre lorsqu’ils étaient à table. Là, ils jouissaient d’un agréable tête-à-tête, et s’entretenaient de mille plaisanteries, qui leur faisaient faire des éclats de rire plus ou moins grands, selon qu’ils avaient mieux ou moins bien rencontré à dire quelque chose capable de les réjouir. Le repas du soir était particulièrement consacré à la joie. Ils ne s’y faisaient servir que des fruits excellents, des gâteaux et des pâtes d’amandes, et à chaque coup de vin qu’ils buvaient, ils s’excitaient l’un et l’autre par quelques chansons nouvelles, qui fort souvent étaient des impromptus faits à propos et sur le sujet dont ils s’entretenaient. Ces chansons étaient quelquefois accompagnées d’un luth ou de quelque autre instrument dont ils savaient toucher l’un et l’autre.

Abou-Hassan et Nouzhat-Oulaoudat passèrent ainsi un assez long espace de temps à faire bonne chère et à se bien divertir. Ils ne s’étaient jamais mis en peine de leur dépense de bouche, et le traiteur qu’ils avaient choisi pour cela avait fait les avances. Il était juste qu’il reçût quelque argent : c’est pourquoi il leur présenta le mémoire de ce qu’il avait avancé. La somme se trouva très-forte. On y ajouta celle à quoi pouvait monter la dépense déjà faite en habits de noces des plus riches étoffes pour l’un et pour l’autre, et en joyaux de très-grand prix pour la mariée ; et la somme se trouva si excessive qu’ils s’aperçurent, mais trop tard, que de tout l’argent qu’ils avaient reçu des bienfaits du calife et de la princesse Zobéide en considération de leur mariage, il ne leur restait précisément que ce qu’il fallait pour y satisfaire. Cela leur fit faire de grandes réflexions sur le passé, qui ne remédiaient point au mal présent. Abou-Hassan fut d’avis de payer le traiteur, et sa femme y consentit. Ils le firent venir et lui payèrent tout ce qu’ils lui devaient, sans rien témoigner de l’embarras où ils allaient se trouver sitôt qu’ils auraient fait ce paiement.

Le traiteur se retira fort content d’avoir été payé en belles pièces d’or à fleur de coin : on n’en voyait pas d’autres dans le palais du calife. Abou-Hassan et Nouzhat-Oulaoudat ne le furent guère d’avoir vu le fond de leur bourse. Ils demeurèrent dans un grand silence, les yeux baissés, et fort embarrassés de l’état où ils se voyaient réduits dès la première année de leur mariage.

Abou-Hassan se souvenait bien que le calife, en le retenant dans son palais, lui avait promis de ne le laisser manquer de rien. Mais quand il considérait qu’il avait prodigué en si peu de temps les largesses de sa main libérale, outre qu’il n’était pas d’humeur à demander, il ne voulait pas aussi s’exposer à la honte de déclarer au calife le mauvais usage qu’il en avait fait et le besoin où il était d’en recevoir de nouvelles. D’ailleurs, il avait abandonné son bien de patrimoine à sa mère sitôt que le calife l’avait retenu près de sa personne, et il était fort éloigné de recourir à la bourse de sa mère, à qui il aurait fait connaître par ce procédé qu’il était retombé dans le même désordre qu’après la mort de son père.

De son côté, Nouzhat-Oulaoudat, qui regardait les libéralités de Zobéide et la liberté qu’elle lui avait accordée en la mariant comme une récompense plus que suffisante de ses services et de son attachement, ne croyait pas être en droit de lui rien demander davantage.

Abou-Hassan rompit enfin le silence, et en regardant Nouzhat-Oulaoudat avec un visage ouvert : « Je vois bien, lui dit-il, que vous êtes dans le même embarras que moi et que vous cherchez quel parti nous devons prendre dans une aussi fâcheuse conjoncture que celle-ci, où l’argent vient de nous manquer tout à coup, sans que nous l’ayons prévu. Je ne sais quel peut être votre sentiment : pour moi, quoi qu’il puisse arriver, mon avis n’est pas de retrancher la moindre chose de notre dépense ordinaire, et je crois que de votre côté vous ne m’en dédirez pas. Le point est de trouver le moyen d’y fournir sans avoir la bassesse d’en demander, ni moi au calife, ni vous à Zobéide, et je crois l’avoir trouvé. Mais, pour cela, il faut que nous nous aidions l’un l’autre. »

Ce discours d’Abou-Hassan plut beaucoup à Nouzhat-Oulaoudat et lui donna quelque espérance. « Je n’étais pas moins occupée que vous de cette pensée, lui dit-elle, et si je ne m’en expliquais pas, c’est que je n’y voyais aucun remède. Je vous avoue que l’ouverture que vous venez de me faire me fait le plus grand plaisir du monde. Mais, puisque vous avez trouvé le moyen que vous dites et que mon secours vous est nécessaire pour y réussir, vous n’avez qu’à me dire ce qu’il faut que je fasse, et vous verrez que je m’y emploierai de mon mieux.

« – Je m’attendais bien, reprit Abou-Hassan, que vous ne me manqueriez pas dans cette affaire, qui vous touche autant que moi. Voici donc le moyen que j’ai imaginé pour faire en sorte que l’argent ne nous manque pas dans le besoin que nous en avons, au moins pour quelque temps. Il consiste dans une petite tromperie que nous ferons, moi au calife, et vous à Zobéide, et qui, je m’assure, les divertira et ne nous sera pas infructueuse. Je vais vous dire quelle est la tromperie que j’entends : c’est que nous mourions tous deux.

« – Que nous mourions tous deux ! interrompit Nouzhat-Oulaoudat. Mourez, si vous voulez, tout seul : pour moi, je ne suis pas lasse de vivre, et je ne prétends pas, ne vous en déplaise, mourir encore si tôt. Si vous n’avez pas d’autre moyen à me proposer que celui-là, vous pouvez l’exécuter vous-même, car je vous assure que je ne m’en mêlerai point.

« – Vous êtes femme, repartit Abou-Hassan, je veux dire d’une vivacité et d’une promptitude surprenantes ; à peine me donnez-vous le temps de m’expliquer. Écoutez-moi donc un moment avec patience, et vous verrez après cela que vous voudrez bien mourir de la même mort dont je prétends mourir moi-même. Vous jugez bien que je n’entends pas parler d’une mort véritable, mais d’une mort feinte.

« – Ah ! bon pour cela, interrompit encore Nouzhat-Oulaoudat ; dès qu’il ne s’agira que d’une mort feinte, je suis à vous, vous pouvez compter sur moi, vous serez témoin du zèle avec lequel je vous seconderai à mourir de cette manière ; car, pour vous le dire franchement, j’ai une répugnance invincible à vouloir mourir si tôt, de la manière que je l’entendais tantôt.

« – Hé bien, vous serez satisfaite, continua Abou-Hassan. Voici comme je l’entends pour réussir en ce que je me propose. Je vais faire le mort. Aussitôt vous prendrez un linceul et vous m’ensevelirez comme si je l’étais effectivement. Vous me mettrez au milieu de la chambre à la manière accoutumée, avec le turban posé sur le visage, et les pieds tournés du côté de la Mecque, tout prêt à être porté au lieu de la sépulture. Quand tout sera ainsi disposé, vous ferez les cris et verserez les larmes ordinaires en de pareilles occasions, en déchirant vos habits et vous arrachant les cheveux, ou du moins en feignant de vous les arracher, et vous irez toute en pleurs, et les cheveux épars, vous présenter à Zobéide. La princesse voudra savoir le sujet de vos larmes, et dès que vous l’en aurez informée par vos paroles entrecoupées de sanglots, elle ne manquera pas de vous plaindre et de vous faire présent de quelque somme d’argent pour aider à faire les frais de mes funérailles, et d’une pièce de brocart pour me servir de drap mortuaire, afin de rendre mon enterrement plus magnifique, et pour vous faire un habit à la place de celui qu’elle verra déchiré. Aussitôt que vous serez de retour avec cet argent et cette pièce de brocart, je me lèverai du milieu de la chambre et vous vous mettrez à ma place. Vous ferez la morte, et après vous avoir ensevelie, j’irai de mon côté faire auprès du calife le même personnage que vous aurez fait chez Zobéide. Et j’ose me promettre que le calife ne sera pas moins libéral à mon égard que Zobéide l’aura été envers vous. »

Quand Abou-Hassan eut achevé d’expliquer sa pensée sur ce qu’il avait projeté : « Je crois que la tromperie sera fort divertissante, reprit aussitôt Nouzhat-Oulaoudat, et je serai fort trompée si le calife et Zobéide ne nous en savent bon gré. Il s’agit présentement de la bien conduire. À mon égard, vous pouvez me laisser faire, je m’acquitterai de mon rôle pour le moins aussi bien que je m’attends que vous vous acquitterez du vôtre, et avec d’autant plus de zèle et d’attention que j’aperçois comme vous le grand avantage que nous en devons remporter. Ne perdons point de temps. Pendant que je prendrai le linceul, mettez-vous en chemise et en caleçon ; je sais ensevelir aussi bien que qui que ce soit, car lorsque j’étais au service de Zobéide et que quelque esclave de mes compagnes venait à mourir, j’avais toujours la commission de l’ensevelir. »

Abou-Hassan ne tarda guère à faire ce que Nouzhat-Oulaoudat lui avait dit. Il s’étendit sur le dos tout de son long sur le linceul qui avait été mis sur le tapis de pied au milieu de la chambre, croisa ses bras et se laissa envelopper, de manière qu’il semblait qu’il n’y avait qu’à le mettre dans une bière et l’emporter pour être enterré. Sa femme lui tourna les pieds du côté de la Mecque, lui couvrit le visage d’une mousseline des plus fines et mit son turban par-dessus, de manière qu’il avait la respiration libre. Elle se décoiffa ensuite, et, les larmes aux yeux, les cheveux pendants et épars, en faisant semblant de se les arracher, avec de grands cris, elle se frappait les joues et se donnait de grands coups sur la poitrine, avec toutes les autres marques d’une vive douleur. En cet équipage, elle sortit et traversa une cour fort spacieuse pour se rendre à l’appartement de la princesse Zobéide.

Nouzhat-Oulaoudat faisait des cris si perçants que Zobéide les entendit de son appartement. Elle commanda à ses femmes esclaves, qui étaient alors auprès d’elle, de voir d’où pouvaient venir ces plaintes et ces cris qu’elle entendait. Elles coururent vite aux jalousies, et revinrent avertir Zobéide que c’était Nouzhat-Oulaoudat qui s’avançait tout éplorée. Aussitôt la princesse, impatiente de savoir ce qui pouvait lui être arrivé, se leva et alla au-devant d’elle jusqu’à la porte de son antichambre.

Nouzhat-Oulaoudat joua ici son rôle en perfection. Dès qu’elle eut aperçu Zobéide, qui tenait elle-même la portière de son antichambre entr’ouverte, et qui l’attendait, elle redoubla ses cris en s’avançant, s’arracha les cheveux à pleines mains, se frappa les joues et la poitrine plus fortement, et se jeta à ses pieds en les baignant de ses larmes.

Zobéide, étonnée de voir son esclave dans une affliction si extraordinaire, lui demanda ce qu’elle avait et quelle disgrâce lui était arrivée.

Au lieu de répondre, la fausse affligée continua ses sanglots quelque temps, en feignant de se faire violence pour les retenir. « Hélas ! ma très-honorée dame et maîtresse, s’écria-t-elle enfin avec des paroles entrecoupées de sanglots, quel malheur plus grand et plus funeste pouvait-il m’arriver que celui qui m’oblige de venir me jeter aux pieds de Votre Majesté dans la disgrâce extrême où je suis réduite ! Que Dieu prolonge vos jours dans une santé parfaite, ma très-respectable princesse, et vous donne de longues et heureuses années ! Abou-Hassan, le pauvre Abou-Hassan, que vous avez honoré de vos bontés et que vous m’aviez donné pour époux, avec le commandeur des croyants, ne vit plus. »

En achevant ces dernières paroles, Nouzhat-Oulaoudat redoubla ses larmes et ses sanglots, et se jeta encore aux pieds de la princesse. Zobéide fut extrêmement surprise de cette nouvelle, « Abou-Hassan est mort ! s’écria-t-elle, cet homme si plein de santé, si agréable et si divertissant ! En vérité, je ne m’attendais pas d’apprendre si tôt la mort d’un homme comme celui-là, qui promettait une plus longue vie et qui la méritait si bien ! » Elle ne put s’empêcher d’en marquer sa douleur par ses larmes. Ses femmes esclaves qui l’accompagnaient, et qui avaient eu plusieurs fois leur part des plaisanteries d’Abou-Hassan quand il était admis aux entretiens familiers de Zobéide et du calife, témoignèrent aussi par leurs pleurs leurs regrets de sa perte et la part qu’elles y prenaient.

Zobéide, ses femmes esclaves et Nouzhat-Oulaoudat demeurèrent un temps considérable, le mouchoir devant les yeux, à pleurer et à jeter des soupirs de cette prétendue mort. Enfin la princesse Zobéide rompit le silence. « Méchante ! s’écria-t-elle en s’adressant à la fausse veuve, c’est peut-être toi qui es cause de sa mort. Tu lui auras donné tant de sujets de chagrins, par ton humeur fâcheuse, qu’enfin tu seras venue à bout de le mettre au tombeau ! »

Nouzhat-Oulaoudat témoigna recevoir une grande mortification du reproche que Zobéide lui faisait. « Ah, madame ! s’écria-t-elle, je ne crois pas avoir jamais donné à Votre Majesté, pendant tout le temps que j’ai eu le bonheur d’être son esclave, le moindre sujet d’avoir une opinion si désavantageuse de ma conduite envers un époux qui m’a été si cher. Je m’estimerais la plus malheureuse de toutes les femmes si vous en étiez persuadée. J’ai chéri Abou-Hassan comme une femme doit chérir un mari qu’elle aime passionnément, et je puis dire sans vanité que j’ai eu toute la tendresse qu’il méritait que j’eusse pour lui par toutes les complaisances raisonnables qu’il avait pour moi, et qui m’étaient un témoignage qu’il ne m’aimait pas moins tendrement. Je suis persuadée qu’il me justifierait pleinement là-dessus dans l’esprit de Votre Majesté s’il était encore au monde. Mais, madame, ajouta-t-elle en renouvelant ses larmes, son heure était venue, et c’est la cause unique de sa mort. »

Zobéide, en effet, avait toujours remarqué dans son esclave une même égalité d’humeur, une douceur qui ne se démentait jamais, une grande docilité, et un zèle en tout ce qu’elle faisait pour son service, qui marquait qu’elle le faisait plutôt par inclination que par devoir. Ainsi elle n’hésita point à l’en croire sur sa parole, et elle commanda à sa trésorière d’aller prendre dans son trésor une bourse de cent pièces de monnaie d’or et une pièce de brocart.

La trésorière revint bientôt avec la bourse et la pièce de brocart, qu’elle mit, par ordre de Zobéide, entre les mains de Nouzhat-Oulaoudat.

En recevant ce beau présent, elle se jeta aux pieds de la princesse et lui en fit ses très-humbles remerciements, avec une grande satisfaction dans l’âme d’avoir si bien réussi. « Va, lui dit Zobéide ; fais servir la pièce de brocart de drap mortuaire sur la bière de ton mari, et emploie l’argent à lui faire des funérailles honorables et dignes de lui. Après cela, modère les transports de ton affliction, j’aurai soin de toi. »

Nouzhat-Oulaoudat ne fut pas plutôt hors de la présence de Zobéide qu’elle essuya ses larmes arec une grande joie et retourna au plus tôt rendre compte à Abou-Hassan du bon succès de son rôle.

En rentrant, Nouzhat-Oulaoudat fit un grand éclat de rire en retrouvant Abou-Hassan au même état qu’elle l’avait laissé, c’est-à-dire enseveli au milieu de la chambre. « Levez-vous, lui dit-elle toujours en riant, et venez voir le fruit de la tromperie que j’ai faite à Zobéide. Nous ne mourrons pas de faim d’aujourd’hui. »

Abou-Hassan se leva promptement et se réjouit fort avec sa femme en voyant la bourse et la pièce de brocart.

Nouzhat-Oulaoudat était si aise d’avoir si bien réussi dans la tromperie qu’elle venait de faire à la princesse, qu’elle ne pouvait contenir sa joie. « Ce n’est pas assez, dit-elle à son mari en riant : je veux faire la morte à mon tour, et voir si vous serez assez habile pour en tirer autant du calife que j’ai fait de Zobéide.

« – Voilà justement le génie des femmes, reprit Abou-Hassan ; on a bien raison de dire qu’elles ont toujours la vanité de croire qu’elles font plus que les hommes, quoique le plus souvent elles ne fassent rien de bien que par leur conseil. Il ferait beau voir que je n’en fisse pas au moins autant que vous auprès du calife, moi qui suis l’inventeur de la fourberie. Mais ne perdons pas le temps en discours inutiles. Faites la morte comme moi, et vous verrez si je n’aurai pas le même succès. »

Abou-Hassan ensevelit sa femme, la mit au même endroit qu’il était, lui tourna les pieds du côté de la Mecque, et sortit de sa chambre tout en désordre, le turban mal accommodé, comme un homme qui est dans une grande affliction. En cet état, il alla chez le calife, qui tenait alors un conseil particulier avec le grand vizir Giafar et d’autres vizirs en qui il avait le plus de confiance. Il se présenta à la porte, et l’huissier, qui savait qu’il avait les entrées libres, lui ouvrit. Il entra, le mouchoir d’une main devant les yeux pour cacher les larmes feintes qu’il laissait couler en abondance, en se frappant la poitrine de l’autre à grands coups, avec des exclamations qui exprimaient l’excès d’une grande douleur.

Le calife, qui était accoutumé à voir Abou-Hassan avec un visage toujours gai et qui n’inspirait que la joie, fut fort surpris de le voir paraître devant lui en un si triste état. Il interrompit l’attention qu’il donnait à l’affaire dont on parlait dans son conseil, pour lui demander la cause de sa douleur.

« Commandeur des croyants, répondit Abou-Hassan avec des sanglots et des soupirs réitérés, il ne pouvait m’arriver un plus grand malheur que celui qui fait le sujet de mon affliction. Que Dieu laisse vivre Votre Majesté sur le trône qu’elle remplit si glorieusement ! Nouzhat-Oulaoudat, qu’elle m’avait donnée en mariage par sa bonté, pour passer le reste de mes jours avec elle… Hélas !… »

À cette exclamation, Abou-Hassan fit semblant d’avoir le cœur si pressé, qu’il n’en dit pas davantage et fondit en larmes.

Le calife, qui comprit qu’Abou-Hassan venait lui annoncer la mort de sa femme, en parut extrêmement touché. « Dieu lui fasse miséricorde ! dit-il d’un air qui marquait combien il la regrettait : c’était une bonne esclave, et nous te l’avions donnée, Zobéide et moi, dans l’intention de te faire plaisir. Elle méritait de vivre plus longtemps. » Alors les larmes lui coulèrent des yeux, et il fut obligé de prendre son mouchoir pour les essuyer.

La douleur d’Abou-Hassan et les larmes du calife attirèrent celles du grand vizir Giafar et des autres vizirs. Ils pleurèrent tous la mort de Nouzhat-Oulaoudat, qui de son côté était dans une grande impatience d’apprendre comment Abou-Hassan aurait réussi.

Le calife eut la même pensée du mari que Zobéide avait eue de la femme, et il s’imagina qu’il était peut-être la cause de sa mort. « Malheureux, lui dit-il d’un ton d’indignation, n’est-ce pas toi qui as fait mourir la femme par tes mauvais traitements ? Ah ! je n’en fais aucun doute. Tu devais au moins avoir quelque considération pour la princesse Zobéide, mon épouse, qui l’aimait plus que ses autres esclaves, et qui a bien voulu s’en priver pour te l’abandonner. Voilà une belle marque de ta reconnaissance !

« – Commandeur des croyants, répondit Abou-Hassan en faisant semblant de pleurer plus amèrement qu’auparavant, Votre Majesté peut-elle avoir un seul moment la pensée qu’Abou-Hassan, qu’elle a comblé de ses grâces et de ses bienfaits et à qui elle a fait des honneurs auxquels il n’eût jamais osé aspirer, ait pu être capable d’une si grande ingratitude ! J’aimais Nouzhat-Oulaoudat, mon épouse, autant par tous ces endroits-là que par tant d’autres belles qualités qu’elle avait et qui étaient cause que j’ai toujours eu pour elle tout l’attachement, toute la tendresse et tout l’amour qu’elle méritait. Mais, seigneur, ajouta-t-il, elle devait mourir, et Dieu n’a pas voulu me laisser jouir plus longtemps d’un bonheur que je tenais des bontés de Votre Majesté et de Zobéide, sa chère épouse. »

Enfin Abou-Hassan sut dissimuler si parfaitement sa douleur par toutes les marques d’une véritable affliction, que le calife, qui d’ailleurs n’avait pas entendu dire qu’il eût fait mauvais ménage avec sa femme, ajouta foi à tout ce qu’il lui dit et ne douta plus de la sincérité de ses paroles. Le trésorier du palais était présent, et le calife lui commanda d’aller au trésor et de donner à Abou-Hassan une bourse de cent pièces de monnaie d’or avec une belle pièce de brocart. Abou-Hassan se jeta aussitôt aux pieds du calife pour lui marquer sa reconnaissance et le remercier de son présent. « Suis le trésorier, lui dit le calife ; la pièce de brocart est pour servir de drap mortuaire à la défunte, et l’argent pour lui faire des obsèques dignes d’elle. Je m’attends bien que tu lui donneras ce dernier témoignage de ton amour. »

Abou-Hassan ne répondit à ces paroles obligeantes du calife que par une profonde inclination, en se retirant. Il suivit le trésorier, et aussitôt que la bourse et la pièce de brocart lui eurent été mises entre les mains, il retourna chez lui très-content et bien satisfait en lui-même d’avoir trouvé si promptement et si facilement de quoi suppléer à la nécessité où il s’était trouvé, et qui lui avait causé tant d’inquiétudes.

Nouzhat-Oulaoudat, fatiguée d’avoir été si longtemps dans une si grande contrainte, n’attendit pas qu’Abou-Hassan lui dît de quitter la triste situation où elle était. Aussitôt qu’elle entendit ouvrir la porte, elle courut à lui. « Eh bien, lui dit-elle, le calife a-t-il été aussi facile à se laisser tromper que Zobéide ?

« – Vous voyez, répondit Abou-Hassan en plaisantant et en lui montrant la bourse et la pièce de brocart, que je ne sais pas moins bien faire l’affligé pour la mort d’une femme qui se porte bien que vous la pleureuse pour celle d’un mari qui est plein de vie. »

Abou-Hassan cependant se doutait bien que cette double tromperie ne manquerait pas d’avoir des suites. C’est pourquoi il prévint sa femme autant qu’il put sur tout ce qui pourrait en arriver, afin d’agir de concert. « Car, ajoutait-il, mieux nous réussirons à jeter le calife et Zobéide dans quelque sorte d’embarras, plus ils auront de plaisir à la fin, et peut-être nous en témoigneront-ils leur satisfaction par quelques nouvelles marques de leur libéralité. » Cette dernière considération fut celle qui les encouragea plus qu’aucune autre à porter la feinte aussi loin qu’il leur serait possible.

Quoiqu’il y eût encore beaucoup d’affaires à régler dans le conseil qui se tenait, le calife néanmoins, dans l’impatience d’aller chez la princesse Zobéide lui faire son compliment de condoléance sur la mort de son esclave, se leva peu de temps après le départ d’Abou-Hassan, et remit le conseil à un autre jour. Le grand vizir et les autres vizirs prirent congé et ils se retirèrent.

Dès qu’ils furent partis, le calife dit à Mesrour, chef des eunuques de son palais, qui était presque inséparable de sa personne et qui d’ailleurs était de tous ses conseils : « Suis-moi et viens prendre part comme moi à la douleur de la princesse sur la mort de Nouzhat-Oulaoudat, son esclave. »

Ils allèrent ensemble à l’appartement de Zobéide. Quand le calife fut à la porte, il entr’ouvrit la portière et il aperçut la princesse assise sur le sofa, fort affligée et les yeux encore tout baignés de larmes.

Le calife entra, et en avançant vers Zobéide : « Madame, lui dit-il, il n’est pas nécessaire de vous dire combien je prends part à votre affliction, puisque vous n’ignorez pas que je suis aussi sensible à ce qui vous fait de la peine que je le suis à tout ce qui vous fait plaisir. Mais nous sommes tous mortels et nous devons rendre à Dieu la vie qu’il nous a donnée quand il nous la demande. Nouzhat-Oulaoudat, votre esclave fidèle, avait véritablement des qualités qui lui ont fait mériter votre estime, et j’approuve fort que vous lui en donniez encore des marques après sa mort. Considérez cependant que vos regrets ne lui redonneront pas la vie. Ainsi, madame, si vous voulez m’en croire et si vous m’aimez, vous vous consolerez de cette perte et prendrez plus de soin d’une vie que vous savez m’être très-précieuse et qui fait tout le bonheur de la mienne. »

Si la princesse fut charmée des tendres sentiments qui accompagnaient le compliment du calife, elle fut d’ailleurs très-étonnée d’apprendre la mort de Nouzhat-Oulaoudat, à quoi elle ne s’attendait pas. Cette nouvelle la jeta dans une telle surprise, qu’elle demeura quelque temps sans pouvoir répondre. Son étonnement redoublait d’entendre une nouvelle si opposée à celle qu’elle venait d’apprendre, et lui ôtait la parole. Elle se remit, et en la reprenant enfin : « Commandeur des croyants, dit-elle d’un air et d’un ton qui marquaient son étonnement, je suis très-sensible à tous les tendres sentiments que vous marquez avoir pour moi, mais permettez-moi de vous dire que je ne comprends rien à la nouvelle que vous m’apprenez de la mort de mon esclave : elle est en parfaite santé. Dieu nous conserve vous et moi, seigneur : si vous me voyez affligée, c’est de la mort d’Abou-Hassan, son mari, votre favori, que j’estimais autant par la considération que vous aviez pour lui que parce que vous avez eu la bonté de me le faire connaître, et qu’il m’a quelquefois divertie assez agréablement. Mais, seigneur, l’insensibilité où je vous vois de sa mort, et l’oubli que vous en témoignez en si peu de temps, après les témoignages que vous m’avez donnés à moi-même du plaisir que vous aviez de l’avoir auprès de vous, m’étonnent et me surprennent. Et cette insensibilité parait davantage par le change que vous me voulez donner en m’annonçant la mort de mon esclave pour la sienne. »

Le calife, qui croyait être parfaitement bien informé de la mort de l’esclave, et qui avait sujet de le croire parce qu’il avait vu et entendu, se mit à rire et à hausser les épaules d’entendre ainsi parler Zobéide. « Mesrour, dit-il en se tournant de son côté et lui adressant la parole, que dis-tu du discours de la princesse ? N’est-il pas vrai que les dames ont quelquefois des absences d’esprit qu’on ne peut que difficilement pardonner ? Car enfin tu as vu et entendu aussi bien que moi. » Et en se retournant du côté de Zobéide : « Madame, lui dit-il, ne versez plus de larmes pour la mort d’Abou-Hassan, il se porte bien. Pleurez plutôt la mort de votre chère esclave : il n’y a qu’un moment que son mari est venu dans mon appartement, tout en pleurs, et dans une affliction qui m’a fait de la peine, m’annoncer la mort de sa femme. Je lui ai fait donner une bourse de cent pièces d’or, avec une pièce de brocart, pour aider à le consoler et à faire les funérailles de sa défunte. » Ce discours du calife ne parut pas à la princesse un discours sérieux ; elle crut qu’il lui en voulait faire accroire. « Commandeur des croyants, reprit-elle, quoique ce soit votre coutume de railler, je vous dirai que ce n’est pas ici l’occasion de le faire. Ce que je vous dis est très-sérieux. Il ne s’agit plus de la mort de mon esclave, mais de la mort d’Abou-Hassan, son mari, dont je plains le sort, que vous devriez plaindre avec moi.

« – Et moi, madame, repartit le calife en prenant son plus grand sérieux, je vous dis, sans raillerie, que vous vous trompez. C’est Nouzhat-Oulaoudat qui est morte, et Abou-Hassan est vivant et plein de santé. »

Zobéide fut piquée de la repartie sèche du calife. « Commandeur des croyants, répliqua-t-elle d’un ton vif, Dieu vous préserve de demeurer plus longtemps en cette erreur, vous me feriez croire que votre esprit n’est pas dans son assiette ordinaire. Permettez-moi de vous répéter encore que c’est Abou-Hassan qui est mort, et que Nouzhat-Oulaoudat, mon esclave, veuve du défunt, est pleine de vie. Il n’y a pas plus d’une heure qu’elle est sortie d’ici. Elle y était venue toute désolée et dans un état qui seul aurait été capable de me tirer des larmes quand même elle ne m’aurait point appris, au milieu de mille sanglots, le juste sujet de son affliction. Toutes mes femmes en ont pleuré avec moi, et elles peuvent vous en rendre un témoignage assuré. Elles vous diront aussi que je lui ai fait présent d’une bourse de cent pièces d’or et d’une pièce de brocart. Et la douleur que vous avez remarquée sur mon visage, en entrant, était autant causée par la mort de son mari que par la désolation où je venais de la voir. J’allais même vous envoyer faire mon compliment de condoléance dans le moment que vous êtes entré. »

À ces paroles de Zobéide : « Voilà, madame, une obstination bien étrange ! s’écria le calife avec un grand éclat de rire. Et moi je vous dis, continua-t-il en reprenant son sérieux, que c’est Nouzhat-Oulaoudat qui est morte. – Non, vous dis-je, seigneur, reprit Zobéide à l’instant et aussi sérieusement, c’est Abou-Hassan qui est mort : vous ne me ferez pas accroire ce qui n’est pas. »

De colère, le feu monta au visage du calife ; il s’assit sur le sofa assez loin de la princesse, et en s’adressant à Mesrour : « Va voir tout à l’heure, lui dit-il, qui est mort de l’un ou de l’autre, et viens me dire incessamment ce qui en est. Quoique je sois très-certain que c’est Nouzhat-Oulaoudat qui est morte, j’aime mieux néanmoins prendre cette voie que de m’opiniâtrer davantage sur une chose qui m’est parfaitement connue. »

Le calife n’avait pas achevé que Mesrour était parti. « Vous verrez, continua-t-il en s’adressant à Zobéide, dans un moment, qui a raison de vous ou de moi.

« – Pour moi, reprit Zobéide, je sais bien que la raison est de mon côté, et vous verrez vous-même que c’est Abou-Hassan qui est mort, comme je l’ai dit.

« – Et moi, repartit le calife, je suis si certain que c’est Nouzhat-Oulaoudat, que je suis prêt à gager contre vous, ce que vous voudrez, qu’elle n’est plus au monde et qu’Abou-Hassan se porte bien.

« – Ne pensez pas le prendre par-là, répliqua Zobéide, j’accepte la gageure. Je suis si persuadée de la mort d’Abou-Hassan, que je gage volontiers ce que je puis avoir de plus cher contre ce que vous voudrez, de quelque peu de valeur qu’il soit. Vous n’ignorez pas ce que j’ai en ma disposition ni ce que j’aime le plus, selon mon inclination. Vous n’avez qu’à choisir et à proposer, je m’y tiendrai, de quelque conséquence que la chose soit pour moi.

« – Puisque cela est ainsi, dit alors le calife, je gage donc mon jardin des délices contre votre palais de peintures : l’un vaut bien l’autre.

« – Il ne s’agit pas de savoir, reprit Zobéide, si votre jardin vaut mieux que mon palais : nous n’en sommes pas là-dessus. Il s’agit que vous ayez choisi ce qu’il vous a plu de ce qui m’appartient pour équivalent de ce que vous gagez de votre côté : je m’y tiens, et la gageure est arrêtée. Je ne serai pas la première à m’en dédire, j’en prends Dieu à témoin. » Le calife fit le même serment, et ils en demeurèrent là en attendant le retour de Mesrour.

Pendant que le calife et Zobéide contestaient si vivement, et avec tant de chaleur, sur la mort d’Abou-Hassan ou de Nouzhat-Oulaoudat, Abou-Hassan, qui avait prévu leur démêlé à ce sujet, était fort attentif à tout ce qui pourrait en arriver. D’aussi loin qu’il aperçut Mesrour, au travers de la jalousie contre laquelle il était assis en s’entretenant avec sa femme, et qu’il eut remarqué qu’il venait droit à leur logis, il comprit aussitôt à quel dessein il était envoyé. Il dit à sa femme de faire la morte encore une fois, comme ils en étaient convenus, et de ne pas perdre de temps.

En effet, le temps pressait, et c’est tout ce qu’Abou-Hassan put faire avant l’arrivée de Mesrour que d’ensevelir sa femme et d’étendre sur elle la pièce de brocart que le calife lui avait fait donner. Ensuite il ouvrit la porte de son logis, et le visage triste et abattu, en tenant son mouchoir devant ses yeux, il s’assit à la tête de la prétendue défunte.

À peine eut-il achevé, que Mesrour se trouva dans sa chambre. Le spectacle funèbre qu’il aperçut d’abord lui donna une joie secrète, par rapport à l’ordre dont le calife l’avait chargé. Sitôt qu’Abou-Hassan l’aperçut ; il s’avança au-devant de lui, et en lui baisant la main par respect : « Seigneur, dit-il en soupirant et en gémissant, vous me voyez dans la plus grande affliction qui pouvait jamais m’arriver par la mort de Nouzhat-Oulaoudat, ma chère épouse, que vous honoriez de vos bontés. »

Mesrour fut attendri à ce discours, et il ne lui fut pas possible de refuser quelques larmes à la mémoire de la défunte. Il leva un peu le drap mortuaire du coté de la tête pour lui voir le visage, qui était à découvert, et en le laissant aller, après l’avoir seulement entrevue : « Il n’y a pas d’autre Dieu que Dieu, dit-il avec un soupir profond ; nous devons nous soumettre tous à sa volonté, et toute créature doit retourner à lui. Nouzhat-Oulaoudat, ma bonne sœur, ajouta-t-il on soupirant, ton destin a été de bien peu de durée : Dieu te fasse miséricorde ! » Il se tourna ensuite du côté d’Abou-Hassan, qui fondait en larmes. « Ce n’est pas sans raison, lui dit-il, que l’on dit que les femmes sont quelquefois dans des absences d’esprit qu’on ne peut pardonner. Zobéide, toute ma bonne maîtresse qu’elle est, est dans ce cas-là. Elle a voulu soutenir au calife que c’était vous qui étiez mort et non votre femme, et quelque chose que le calife lui ait pu dire au contraire pour la persuader, en lui assurant même la chose très-sérieusement, il n’a jamais pu y réussir. Il m’a même pris à témoin pour lui rendre témoignage de cette vérité et la lui confirmer, puisque, comme vous le savez, j’étais présent quand vous êtes venu lui apprendre cette nouvelle affligeante ; mais tout cela n’a servi de rien. Ils en sont même venus à des obstinations l’un contre l’autre, qui n’auraient pas fini si le calife, pour convaincre Zobéide, ne s’était avisé de m’envoyer vers vous pour en savoir encore la vérité. Mais je crains fort de ne pas réussir, car, de quelque biais qu’on puisse prendre aujourd’hui les femmes pour leur faire entendre les choses, elles sont d’une opiniâtreté insurmontable quand une fois elles sont prévenues d’un sentiment contraire.

« – Que Dieu conserve le commandeur des croyants dans la possession et dans le bon usage de son rare esprit ! reprit Abou-Hassan, toujours les larmes aux yeux et avec des paroles entrecoupées de sanglots. Vous voyez ce qui en est et que je n’en ai pas imposé à Sa Majesté. Et plût à Dieu ! s’écria-t-il pour mieux dissimuler, que je n’eusse pas eu l’occasion d’aller lui annoncer une nouvelle si triste et si affligeante ! Hélas ! ajouta-t-il, je ne puis assez exprimer la perte irréparable que je fais aujourd’hui. – Cela est vrai, reprit Mesrour, et je puis vous assurer que je prends beaucoup de part à votre affliction. Mais enfin il faut vous en consoler et ne vous point abandonner ainsi à votre douleur. Je vous quitte malgré moi pour m’en retourner vers le calife ; mais je vous demande en grâce, poursuivit-il, de ne pas faire enlever le corps que je ne sois revenu, car je veux assister à son enterrement et l’accompagner de mes prières. »

Mesrour était déjà sorti pour aller rendre compte de son message, quand Abou-Hassan, qui le conduisait jusqu’à la porte, lui marqua qu’il ne méritait pas l’honneur qu’il voulait lui faire. De crainte que Mesrour ne revînt sur ses pas pour lui dire quelque chose, il le conduisit de l’œil pendant quelque temps, et lorsqu’il le vit assez éloigné il rentra chez lui. Et débarrassant Nouzhat-Oulaoudat de tout ce qui l’enveloppait : « Voilà déjà, lui disait-il, une nouvelle scène de jouée ; mais je m’imagine bien que ce ne sera pas la dernière, et certainement la princesse Zobéide ne s’en voudra pas tenir au rapport de Mesrour ; au contraire, elle s’en moquera. Elle a de trop fortes raisons pour y ajouter foi : ainsi nous devons nous attendre à quelque nouvel événement. » Pendant ce discours d’Abou-Hassan, Nouzhat-Oulaoudat eut le temps de reprendre ses habits ; ils allèrent tous deux se remettre sur le sofa contre la jalousie pour tâcher de découvrir ce qui se passait.

Cependant Mesrour arriva chez Zobéide. Il entra dans son cabinet en riant et en frappant des mains, comme un homme qui avait quelque chose d’agréable à annoncer.

Le calife était naturellement impatient, il voulait être éclairci promptement de cette affaire : d’ailleurs il était vivement piqué au jeu par le défi de la princesse ; c’est pourquoi, dès qu’il vit Mesrour : « Méchant esclave, s’écria-t-il, il n’est pas temps de rire. Tu ne dis mot. Parle hardiment : Qui est mort, du mari ou de la femme ?

« – Commandeur des croyants, répondit aussitôt Mesrour en prenant un air sérieux, c’est Nouzhat-Oulaoudat qui est morte, et Abou-Hassan en est toujours aussi affligé qu’il l’a paru tantôt devant Votre Majesté. »

Sans donner le temps à Mesrour de poursuivre, le calife l’interrompit. « Bonne nouvelle ! s’écria-t-il avec un grand éclat de rire, il n’y a qu’un moment que Zobéide, ta maîtresse, avait à elle le palais des peintures : il est présentement à moi. Nous en avons fait la gageure contre mon jardin des délices depuis que tu es parti. Ainsi, tu ne pouvais me faire un plus grand plaisir ; j’aurai soin de t’en récompenser. Mais laissons cela ; dis-moi de point en point ce que tu as vu.

« – Commandeur des croyants, poursuivit Mesrour, en arrivant chez Abou-Hassan, je suis entré dans sa chambre, qui était ouverte. Je l’ai trouvé toujours très-affligé en pleurant la mort de Nouzhat-Oulaoudat, sa femme. Il était assis près de la tête de la défunte, qui était ensevelie au milieu de la chambre, les pieds tournés du côté de la Mecque, et couverte de la pièce de brocart dont Votre Majesté a tantôt fait présent à Abou-Hassan. Après lui avoir témoigné la part que je prenais à sa douleur, je me suis approché, et en levant le drap mortuaire du côté de la tête, j’ai reconnu Nouzhat-Oulaoudat, qui avait déjà le visage enflé et tout changé. J’ai exhorté du mieux que j’ai pu Abou-Hassan à se consoler, et en me retirant je lui ai marqué que je voulais me trouver à l’enterrement de sa femme et que je le priais d’attendre à faire enlever le corps que je fusse venu. Voilà tout ce que je puis dire à Votre Majesté sur l’ordre qu’elle m’a donné. »

Quand Mesrour eut achevé de faire son rapport : « Je ne t’en demandais pas davantage, lui dit le calife en riant de tout son cœur, et je suis très-content de ton exactitude. » Et en s’adressant à la princesse Zobéide : « Eh bien, madame, lui dit le calife, avez-vous encore quelque chose à dire contre une vérité si constante ? Croyez-vous toujours que Nouzhat-Oulaoudat soit vivante et que Abou-Hassan soit mort, et n’avouez-vous pas que vous avez perdu la gageure ? »

Zobéide ne demeura nullement d’accord que Mesrour eût rapporté la vérité. « Comment, seigneur, reprit-elle, vous imaginez-vous donc que je m’en rapporte à cet esclave ? C’est un impertinent qui ne sait ce qu’il dit. Je ne suis ni aveugle ni insensée, j’ai vu de mes propres yeux Nouzhat-Oulaoudat dans sa plus grande affliction, je lui ai parlé moi-même et j’ai bien entendu ce qu’elle m’a dit de la mort de son mari.

« – Madame, repartit Mesrour, je vous jure par votre vie et par la vie du commandeur des croyants, choses au monde qui me sont les plus chères, que Nouzhat-Oulaoudat est morte et que Abou-Hassan est vivant. – Tu mens, esclave vil et méprisable, lui répliqua Zobéide tout en colère, et je veux te confondre tout à l’heure. » Aussitôt elle appela ses femmes en frappant des mains. Elles entrèrent à l’instant en grand nombre. « Venez çà, leur dit la princesse, dites-moi la vérité : Qui est la personne qui est venue me parler peu de temps avant que le commandeur des croyants arrivât ici ? » Les femmes répondirent toutes que c’était la pauvre affligée Nouzhat-Oulaoudat. « Et vous, ajouta-t-elle en s’adressant à sa trésorière, que vous ai-je commandé de lui donner en se retirant ? – Madame, répondit la trésorière, j’ai donné à Nouzhat-Oulaoudat, par l’ordre de Votre Majesté, une bourse de cent pièces de monnaie d’or et une pièce de brocart qu’elle a emportées avec elle. – Eh bien, malheureux, esclave indigne, dit alors Zobéide à Mesrour, dans une grande indignation, que dis-tu à tout ce que tu viens d’entendre ? Qui penses-tu présentement que je doive croire, ou de toi ou de ma trésorière, et de mes autres femmes et de moi-même ? »

Mesrour ne manquait pas de raisons à opposer au discours de la princesse ; mais comme il craignait de l’irriter encore davantage, il prit le parti de la retenue et demeura dans le silence, bien convaincu pourtant, par toutes les preuves qu’il en avait, que Nouzhat-Oulaoudat était morte, et non pas Abou-Hassan.

Pendant cette contestation entre Zobéide et Mesrour, le calife, qui avait vu les témoignages apportés de part et d’autre, dont chacun se faisait fort, et toujours persuadé du contraire de ce que disait la princesse, tant par ce qu’il avait vu lui-même en parlant à Abou-Hassan que par ce que Mesrour venait de lui rapporter, riait de tout son cœur de voir que Zobéide était si fort en colère contre Mesrour. « Madame, pour le dire encore une fois, dit-il à Zobéide, je ne sais pas qui est celui qui a dit que les femmes avaient quelquefois des absences d’esprit ; mais vous voulez bien que je vous dise que vous faites voir qu’il ne pouvait rien dire de plus véritable. Mesrour vient tout franchement de chez Abou-Hassan, il vous dit qu’il a vu de ses propres yeux Nouzhat-Oulaoudat morte au milieu de la chambre, et Abou-Hassan vivant, assis auprès de la défunte ; et nonobstant son témoignage, qu’on ne peut pas raisonnablement récuser, vous ne voulez pas le croire : c’est ce que je ne puis comprendre. »

Zobéide, sans vouloir entendre ce que le calife lui représentait : « Commandeur des croyants, reprit-elle, pardonnez-moi si je vous tiens pour suspect. Je vois bien que vous êtes d’intelligence avec Mesrour pour me chagriner et pour pousser ma patience à bout. Et comme je m’aperçois que le rapport que Mesrour vous a fait est un rapport concerté avec vous, je vous prie de me laisser la liberté d’envoyer aussi quelque personne de ma part chez Abou-Hassan, pour savoir si je suis dans l’erreur. »

Le calife y consentit, et la princesse chargea sa nourrice de cette importante commission. C’était une femme fort âgée qui était toujours restée près de Zobéide depuis son enfance, et qui était là présente parmi ses autres femmes. « Nourrice, lui dit-elle, écoute : va-t’en chez Abou-Hassan, ou plutôt chez Nouzhat-Oulaoudat, puisque Abou-Hassan est mort ; tu vois quelle est ma dispute avec le commandeur des croyants et avec Mesrour : il n’est pas besoin de te rien dire davantage. Éclaire-toi de tout, et si tu me rapportes une bonne nouvelle, il y aura un beau présent pour toi. Va vite, et reviens incessamment. »

La nourrice partit, avec une grande joie du calife, qui était ravi de voir Zobéide dans cet embarras. Mais Mesrour, extrêmement mortifié de voir la princesse dans une si grande colère contre lui, cherchait les moyens de l’apaiser, et de faire en sorte que le calife et Zobéide fussent également contents de lui. C’est pourquoi il fut ravi dès qu’il vit que Zobéide prenait le parti d’envoyer sa nourrice chez Abou-Hassan, parce qu’il était persuadé que le rapport qu’elle lui ferait ne manquerait pas de se trouver conforme au sien, et qu’il servirait à le justifier et à le remettre dans ses bonnes grâces.

Abou-Hassan, cependant, qui était toujours en sentinelle à la jalousie, aperçut la nourrice d’assez loin. Il comprit d’abord que c’était un message de la part de Zobéide. Il appela sa femme, et sans hésiter un moment sur le parti qu’ils avaient à prendre : « Voilà, lui dit-il, la nourrice de la princesse qui vient pour s’informer de la vérité ; c’est à moi à faire encore le mort à mon tour. »

Tout était préparé. Nouzhat-Oulaoudat ensevelit Abou-Hassan promptement, jeta par-dessus lui la pièce de brocart que Zobéide lui avait donnée, et lui mit son turban sur le visage. La nourrice, dans l’empressement où elle était de s’acquitter de sa commission, était venue d’un assez bon pas. En entrant dans la chambre, elle aperçut Nouzhat-Oulaoudat assise à la tête d’Abou-Hassan, tout échevelée et tout en pleurs, qui se frappait les joues et la poitrine en jetant de grands cris.

Elle s’approcha de la fausse veuve. « Ma chère Nouzhat-Oulaoudat, lui dit-elle d’un air fort triste, je ne viens pas ici pour troubler votre douleur ni vous empêcher de répandre des larmes pour un mari qui vous aimait si tendrement. – Ah ! bonne mère, interrompit pitoyablement la fausse veuve, vous voyez quelle est ma disgrâce et de quel malheur je me trouve accablée aujourd’hui par la perte de mon cher Abou-Hassan, que Zobéide, ma chère maîtresse et la vôtre, et le commandeur des croyants, m’avaient donné pour mari. Abou-Hassan, mon cher époux ! s’écria-t-elle encore, que vous ai-je fait pour m’avoir abandonnée si promptement ? N’ai-je pas toujours suivi vos volontés plutôt que les miennes ? Hélas ! que deviendra la pauvre Nouzhat-Oulaoudat ? »

La nourrice était dans une surprise extrême de voir le contraire de ce que le chef des eunuques avait rapporté au calife. « Ce visage noir de Mesrour, s’écria-t-elle avec exclamation en élevant les mains, mériterait bien que Dieu le confondît d’avoir excité une si grande dissension entre ma bonne maîtresse et le commandeur des croyants, par un mensonge aussi insigne que celui qu’il leur a fait. Il faut, ma fille, dit-elle en s’adressant à Nouzhat-Oulaoudat, que je vous dise la méchanceté et l’imposture de ce vilain Mesrour, qui a soutenu à notre bonne maîtresse, avec une effronterie inconcevable, que vous étiez morte et que Abou-Hassan était vivant.

« – Hélas ! ma bonne mère, s’écria alors Nouzhat-Oulaoudat, plût à Dieu qu’il eût dit vrai ! je ne serais pas dans l’affliction où vous me voyez, et je ne pleurerais pas un époux qui m’était si cher. » En achevant ces dernières paroles elle fondit en larmes, et elle marqua une plus grande désolation par le redoublement de ses pleurs et de ses cris.

La nourrice, attendrie par les larmes de Nouzhat-Oulaoudat, s’assit auprès d’elle, et, en les accompagnant des siennes, elle s’approcha insensiblement de la tête d’Abou-Hassan, souleva un peu son turban et lui découvrit le visage pour tâcher de le reconnaître. « Ah ! pauvre Abou-Hassan ! dit-elle en le recouvrant aussitôt, je prie Dieu qu’il vous fasse miséricorde. Adieu, ma fille, dit-elle à Nouzhat-Oulaoudat ; si je pouvais vous tenir compagnie plus longtemps, je le ferais de bon cœur ; mais je ne puis m’arrêter davantage ; mon devoir me presse d’aller incessamment délivrer notre bonne maîtresse de l’inquiétude affligeante où ce vilain noir l’a plongée par son impudent mensonge, en lui assurant, même avec serment, que vous étiez morte. »

À peine la nourrice de Zobéide eut fermé la porte en sortant, que Nouzhat-Oulaoudat, qui jugeait bien qu’elle ne reviendrait pas, tant elle avait hâte de rejoindre la princesse, essuya ses larmes, débarrassa au plus tôt Abou-Hassan de tout ce qui était autour de lui, et ils allèrent tous deux reprendre leurs places sur le sofa contre la jalousie, en attendant tranquillement la fin de cette tromperie, toujours prêts à se tirer d’affaire, de quelque côté qu’on voulût les prendre.

La nourrice de Zobéide, cependant, malgré sa grande vieillesse, avait pressé le pas en revenant encore plus qu’elle n’avait fait en allant. Le plaisir de porter à la princesse une bonne nouvelle, et plus encore l’espérance d’une bonne récompense, la firent arriver en peu de temps. Elle entra dans le cabinet de la princesse presque hors d’haleine, et en lui rendant compte de sa commission, elle raconta naïvement à Zobéide tout ce qu’elle venait de voir.

Zobéide écouta le rapport de sa nourrice avec un plaisir des plus sensibles, et elle le fit bien voir, car dès qu’elle eut achevé, elle dit à sa nourrice d’un ton qui marquait gain de cause : « Raconte donc la même chose au commandeur des croyants, qui nous regarde comme dépourvues de bon sens, et qui, avec cela, voudrait nous faire accroire que nous n’avons aucun sentiment de religion, et que nous n’avons pas la crainte de Dieu. Dis-le à ce méchant esclave noir qui a l’insolence de me soutenir une chose qui n’est pas et que je sais mieux que lui. »

Mesrour, qui s’était attendu que le voyage de la nourrice et le rapport qu’elle ferait lui seraient favorables, fut vivement mortifié de ce qu’il avait réussi tout au contraire. D’ailleurs, il se trouvait piqué au vif de l’excès de la colère que Zobéide avait contre lui pour un fait dont il se croyait plus certain qu’aucun autre. C’est pourquoi il fut ravi d’avoir occasion de s’en expliquer librement avec la nourrice, plutôt qu’avec la princesse, à laquelle il n’osait répondre, de crainte de perdre le respect. « Vieille sans dents, dit-il à la nourrice sans aucun ménagement, tu es une menteuse, il n’est rien de tout ce que tu dis. J’ai vu de mes propres yeux Nouzhat-Oulaoudat étendue morte au milieu de sa chambre.

« – Tu es un menteur, et un insigne menteur toi-même, reprit la nourrice d’un ton insultant, d’oser soutenir une telle fausseté, à moi qui sors de chez Abou-Hassan, que j’ai vu étendu mort, et qui viens de quitter sa femme pleine de vie.

« – Je ne suis pas un imposteur, repartit Mesrour ; c’est toi qui cherches à nous jeter dans l’erreur.

« – Voilà une grande effronterie, répliqua la nourrice, d’oser me démentir ainsi en présence de Leurs Majestés, moi qui viens de voir de mes propres yeux la vérité de ce que j’ai l’honneur de leur avancer !

« – Nourrice, repartit encore Mesrour, tu ferais mieux de ne point parler : tu radotes. »

Zobéide ne put supporter ce manquement de respect dans Mesrour, qui sans aucun égard traitait sa nourrice si injurieusement en sa présence. Ainsi, sans donner le temps à sa nourrice de répondre à cette injure atroce : « Commandeur des croyants, dit-elle au calife, je vous demande justice contre cette insolence, qui ne vous regarde pas moins que moi. » Elle n’en put dire davantage, tant elle était outrée de dépit ; le reste fut étouffé par ses larmes.

Le calife, qui avait entendu toute cette contestation, la trouva fort embarrassante. Il avait beau rêver, il ne savait que penser de toutes ces contrariétés. La princesse, de son côté, aussi bien que Mesrour, la nourrice et les femmes esclaves qui étaient là présentes, ne savaient que croire de cette aventure et gardaient le silence. Le calife enfin prit la parole : « Madame, dit-il en s’adressant à Zobéide, je vois bien que nous sommes tous des menteurs, moi le premier, toi, Mesrour, et toi, nourrice ; au moins il ne paraît pas que l’un soit plus croyable que l’autre : ainsi levons-nous et allons nous-mêmes sur les lieux reconnaître de quel côté est la vérité. Je ne vois pas un autre moyen de nous éclaircir de nos doutes et de nous mettre l’esprit en repos. »

En disant ces paroles, le calife se leva, la princesse le suivit, et Mesrour, en marchant devant pour ouvrir la portière : « Commandeur des croyants, dit-il, j’ai bien de la joie que Votre Majesté ait pris ce parti, et j’en aurai une bien plus grande quand j’aurai fait voir à la nourrice, non pas qu’elle radote, puisque cette expression a eu le malheur de déplaire à ma bonne maîtresse, mais que le rapport qu’elle lui a fait n’est pas véritable. »

La nourrice ne demeura pas sans réplique. « Tais-toi, visage noir, reprit-elle ; il n’y a ici personne que toi qui puisse radoter. »

Zobéide, qui était extraordinairement outrée contre Mesrour, ne put souffrir qu’il vînt encore à la charge contre sa nourrice. Elle prit encore son parti, « Méchant esclave, lui dit-elle, quoi que tu puisses dire, je maintiens que ma nourrice a dit la vérité : pour toi, je ne te regarde que comme un menteur.

« – Madame, reprit Mesrour, si la nourrice est si fortement assurée que Nouzhat-Oulaoudat est vivante et que Abou-Hassan est mort, qu’elle gage donc quelque chose contre moi. Elle ne l’oserait. »

La nourrice fut prompte à la repartie. « Je l’ose si bien, lui dit-elle, que je te prends au mot ; voyons si tu oseras t’en dédire. »

Mesrour ne se dédit pas de sa parole ; ils gagèrent, la nourrice et lui, en présence du calife et de la princesse, une pièce de brocart d’or à fleurons d’argent, au choix de l’un et de l’autre.

L’appartement d’où le calife et Zobéide sortirent, quoique assez éloigné, était néanmoins vis-à-vis du logement d’Abou-Hassan et de Nouzhat-Oulaoudat. Abou-Hassan, qui les aperçut venir précédés de Mesrour et suivis de la nourrice et de la foule des femmes de Zobéide, en avertit aussitôt sa femme, en lui disant qu’il était le plus trompé du monde s’ils n’allaient être honorés de leur visite. Nouzhat-Oulaoudat regarda aussi par la jalousie, et elle vit la même chose. Quoique son mari l’eût avertie d’avance que cela pourrait arriver, elle en fut néanmoins fort surprise. « Que ferons-nous ? s’écria-t-elle. Nous sommes perdus !

« – Point du tout, ne craignez rien, reprit Abou-Hassan de sang-froid. Avez-vous déjà oublié ce que nous avons dit là-dessus ? Faisons seulement les morts, vous et moi, comme nous l’avons déjà fait séparément et comme nous en sommes convenus, et vous verrez que tout ira bien. Du pas dont ils viennent, nous serons accommodés avant qu’ils soient à la porte. »

En effet, Abou-Hassan et sa femme prirent le parti de s’envelopper du mieux qu’il leur fut possible, et en cet état, après qu’ils se furent mis au milieu de la chambre l’un près de l’autre, couverts chacun de leur pièce de brocart, ils attendirent en paix la belle compagnie qui leur venait rendre visite.

Cette illustre compagnie arriva enfin. Mesrour ouvrit la porte, et le calife et Zobéide entrèrent dans la chambre, suivis de tous leurs gens. Ils furent fort surpris, et ils demeurèrent comme immobiles à la vue du spectacle funèbre qui se présentait à leurs yeux. Chacun ne savait que penser d’un tel événement. Zobéide enfin rompit le silence. « Hélas ! dit-t-elle au calife, ils sont morts tous deux. Vous avez tant fait, continua-elle en regardant le calife et Mesrour, à force de vous opiniâtrer à me faire accroire que ma chère esclave était morte, qu’elle l’est en effet, et sans doute ce sera de douleur d’avoir perdu son mari. – Dites plutôt, madame, répondit le calife, prévenu du contraire, que Nouzhat-Oulaoudat est morte la première, et que c’est le pauvre Abou-Hassan qui a succombé à son affliction d’avoir vu mourir sa femme, votre chère esclave. Ainsi vous devez convenir que vous avez perdu la gageure, et que votre palais des peintures est à moi tout de bon.

– Et moi, repartit Zobéide, animée par la contradiction du calife, je soutiens que vous avez perdu vous-même et que votre jardin des délices m’appartient. Abou-Hassan est mort le premier, puisque ma nourrice vous a dit, comme à moi, qu’elle a vu sa femme vivante qui pleurait son mari mort. »

Cette contestation du calife et de Zobéide en attira une autre. Mesrour et la nourrice étaient dans le même cas ; ils avaient aussi gagé, et chacun prétendait avoir gagné. La dispute s’échauffait violemment, et le chef des eunuques avec la nourrice étaient prêts d’en venir à de grosses injures.

Enfin le calife, en réfléchissant sur tout ce qui s’était passé, convenait tacitement que Zobéide n’avait pas moins de raison que lui de soutenir qu’elle avait gagné. Dans le chagrin où il était de ne pouvoir démêler la vérité de cette aventure, il s’avança près des deux corps morts, et s’assit du côté de la tête, en cherchant en lui-même quelque expédient qui lui pût donner la victoire sur Zobéide. « Oui, s’écria-t-il un moment après, je jure par le saint nom de Dieu que je donnerai mille pièces d’or de ma monnaie à celui qui me dira qui est mort le premier des deux. »

À peine le calife eut achevé ces dernières paroles, qu’il entendit une voix de dessous le brocart qui couvrait Abou-Hassan, qui lui cria : « Commandeur des croyants, c’est moi qui suis mort le premier, donnez-moi les mille pièces d’or. » Et en même temps il vit Abou-Hassan qui se débarrassait de la pièce de brocart qui le couvrait, et qui se prosterna à ses pieds. Sa femme se développa de même, et alla pour se jeter aux pieds de Zobéide, en se couvrant de sa pièce de brocart par bienséance. Mais Zobéide fit un grand cri, qui augmenta la frayeur de tous ceux qui étaient là présents. La princesse, enfin revenue de sa peur, se trouva dans une joie inexprimable de voir sa chère esclave ressuscitée presque dans le moment qu’elle était inconsolable de l’avoir vue morte. « Ah ! méchante, s’écria-t-elle, tu es cause que j’ai bien souffert pour l’amour de toi en plus d’une manière. Je te le pardonne cependant de bon cœur, puisqu’il est vrai que tu n’es pas morte. »

Le calife, de son côté, n’avait pas pris la chose si à cœur. Loin de s’effrayer en entendant la voix d’Abou-Hassan, il pensa au contraire étouffer de rire en les voyant tous deux se débarrasser de tout ce qui les entourait, et en entendant Abou-Hassan demander très-sérieusement les mille pièces d’or qu’il avait promises à celui qui lui dirait qui était mort le premier. « Quoi donc ! Abou-Hassan, lui dit le calife en éclatant encore de rire, as-tu donc conspiré à me faire mourir à force de rire ? et d’où t’est venue la pensée de nous surprendre ainsi, Zobéide et moi, par un endroit sur lequel nous n’étions nullement en garde contre toi ?

« – Commandeur des croyants, répondit Abou-Hassan, je vais le déclarer sans dissimulation. Votre Majesté sait bien que j’ai toujours été fort porté à la bonne chère. La femme qu’elle m’a donnée n’a point ralenti en moi cette passion ; au contraire, j’ai trouvé en elle des inclinations toutes favorables à l’augmenter. Avec de telles dispositions, Votre Majesté jugera facilement que quand nous aurions eu un trésor aussi grand que la mer, avec tous ceux de Votre Majesté, nous aurions bientôt trouvé le moyen d’en voir la fin. C’est aussi ce qui nous est arrivé. Depuis que nous sommes ensemble, nous n’avons rien épargné pour nous bien régaler sur les libéralités de Votre Majesté. Ce matin, après avoir compté avec notre traiteur, nous avons trouvé qu’en le satisfaisant et en payant d’ailleurs ce que nous pouvions devoir, il ne nous restait rien de tout l’argent que nous avions. Alors les réflexions sur le passé et les résolutions de mieux faire à l’avenir sont venues en foule occuper notre esprit et nos pensées. Nous avons fait mille projets que nous avons abandonnés ensuite. Enfin la honte de nous voir réduits en un si triste état et de n’oser le déclarer à Votre Majesté nous a fait imaginer ce moyen de suppléer à nos besoins en vous divertissant par cette petite tromperie, que nous prions Votre Majesté de nous pardonner. »

Le calife et Zobéide furent fort contents de la sincérité d’Abou-Hassan ; ils ne parurent point fâchés de tout ce qui s’était passé ; au contraire, Zobéide, qui avait toujours pris la chose très-sérieusement, ne put s’empêcher de rire à son tour en songeant à tout ce que Abou-Hassan avait imaginé pour réussir dans son dessein. Le calife, qui n’avait presque pas cessé de rire, tant cette imagination lui paraissait singulière : « Suivez-moi l’un et l’autre, dit-il à Abou-Hassan et à sa femme en se levant ; je veux vous faire donner les mille pièces d’or que je vous ai promises, pour la joie que j’ai de ce que vous n’êtes pas morts.

« – Commandeur des croyants, reprit Zobéide, contentez-vous, je vous prie, de faire donner ces mille pièces d’or à Abou-Hassan : vous les devez à lui seul. Pour ce qui regarde sa femme, j’en fais mon affaire. » En même temps elle commanda à sa trésorière, qui l’accompagnait, de faire donner aussi mille pièces d’or à Nouzhat-Oulaoudat, pour lui marquer de son côté la joie qu’elle avait aussi de ce qu’elle était encore en vie.

Par ce moyen, Abou-Hassan et Nouzhat-Oulaoudat, sa chère femme, conservèrent longtemps les bonnes grâces du calife Haroun Alraschid et de Zobéide, son épouse, et acquirent de leurs libéralités de quoi pourvoir abondamment à tous leurs besoins pour le reste de leurs jours.

La sultane Scheherazade, en achevant l’histoire d’Abou-Hassan, avait promis au sultan Schariar de lui en raconter une autre le lendemain, qui ne le divertirait pas moins. Dinarzade, sa sœur, ne manqua pas de la faire souvenir avant le jour de tenir sa parole, et que le sultan lui avait témoigné qu’il était prêt à l’entendre. Aussitôt Scheherazade, sans se faire attendre, lui raconta l’histoire qui suit en ces termes :

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