Vendémiaire

Hommes de l'avenir souvenez-vous de moi

Je vivais à l'époque où finissaient les rois

Tour à tour ils mouraient silencieux et tristes

Et trois fois courageux devenaient trismégistes

Que Paris était beau à la fin de septembre

Chaque nuit devenait une vigne où les pampres

Répandaient leur clarté sur la ville et là-haut

Astres mûrs becquetés par les ivres oiseaux

De ma gloire attendaient la vendange de l'aube

Un soir passant le long des quais déserts et sombres

En rentrant à Auteuil j'entendis une voix

Qui chantait gravement se taisant quelquefois

Pour que parvînt aussi sur les bords de la Seine

La plainte d'autres voix limpides et lointaines

Et j'écoutai longtemps tous ces chants et ces cris

Qu'éveillait dans la nuit la chanson de Paris

J'ai soif villes de France et d'Europe et du monde

Venez toutes couler dans ma gorge profonde

Je vis alors que déjà ivre dans la vigne Paris

Vendangeait le raisin le plus doux de la terre

Ces grains miraculeux qui aux treilles chantèrent

Et Rennes répondit avec Quimper et Vannes

Nous voici ô Paris Nos maisons nos habitants

Ces grappes de nos sens qu'enfanta le soleil

Se sacrifient pour te désaltérer trop avide merveille

Nous t'apportons tous les cerveaux les cimetières les murailles

Ces berceaux pleins de cris que tu n'entendras pas

Et d'amont en aval nos pensées ô rivières

Les oreilles des écoles et nos mains rapprochées

Aux doigts allongés nos mains les clochers

Et nous t'apportons aussi cette souple raison

Que le mystère clôt comme une porte la maison

Ce mystère courtois de la galanterie

Ce mystère fatal fatal d'une autre vie

Double raison qui est au-delà de la beauté

Et que la Grèce n'a pas connue ni l'Orient

Double raison de la Bretagne où lame à lame

L'océan châtre peu à peu l'ancien continent

Et les villes du Nord répondirent gaiement

Ô Paris nous voici boissons vivantes

Les viriles cités où dégoisent et chantent

Les métalliques saints de nos saintes usines

Nos cheminées à ciel ouvert engrossent les nuées

Comme fit autrefois l'Ixion mécanique

Et nos mains innombrables

Usines manufactures fabriques mains

Où les ouvriers nus semblables à nos doigts

Fabriquent du réel à tant par heure

Nous te donnons tout cela

Et Lyon répondit tandis que les anges de Fourvières

Tissaient un ciel nouveau avec la soie des prières

Désaltère-toi Paris avec les divines paroles

Que mes lèvres le Rhône et la Saône murmurent

Toujours le même culte de sa mort renaissant

Divise ici les saints et fait pleuvoir le sang

Heureuse pluie ô gouttes tièdes ô douleur

Un enfant regarde les fenêtres s'ouvrir

Et des grappes de têtes à d'ivres oiseaux s'offrit

Les villes du Midi répondirent alors

Noble Paris seule raison qui vis encore

Qui fixes notre humeur selon ta destinée

Et toi qui te retires Méditerranée

Partagez-vous nos corps comme on rompt des hosties

Ces très hautes amours et leur danse orpheline

Deviendront ô Paris le vin pur que tu aimes

Et un râle infini qui venait de Sicile

Signifiait en battement d'ailes ces paroles

Les raisins de nos vignes on les a vendangés

Et ces grappes de morts dont les grains allongés

Ont la saveur du sang de la terre et du sel

Les voici pour ta soif ô Paris sous le ciel

Obscurci de nuées faméliques

Que caresse Ixion le créateur oblique

Et où naissent sur la mer tous les corbeaux d'Afrique

Ô raisins Et ces yeux ternes et en famille

L'avenir et la vie dans ces treilles s'ennuyent

Mais où est le regard lumineux des sirènes

Il trompa les marins qu'aimaient ces oiseaux-là

Il ne tournera plus sur l'écueil de Scylla

Où chantaient les trois voix suaves et sereines

Le détroit tout à coup avait changé de face

Visages de la chair de l'onde de tout

Ce que l'on peut imaginer

Vous n'êtes que des masques sur des faces masquées

Il souriait jeune nageur entre les rives

Et les noyés flottant sur son onde nouvelle

Fuyaient en le suivant les chanteuses plaintives

Elles dirent adieu au gouffre et à l'écueil

A leurs pâles époux couchés sur les terrasses

Puis ayant pris leur vol vers le brûlant soleil

Les suivirent dans l'onde où s'enfoncent les astres

Lorsque la nuit revint couverte d'yeux ouverts

Errer au site où l'hydre a sifflé cet hiver

Et j'entendis soudain ta voix impérieuse

Ô Rome

Maudire d'un seul coup mes anciennes pensées

Et le ciel où l'amour guide les destinées

Les feuillards repoussés sur l'arbre de la croix

Et même la fleur de lys qui meurt au Vatican

Macèrent dans le vin que je t'offre et qui a

La saveur du sang pur de celui qui connaît

Une autre liberté végétale dont tu

Ne sais pas que c'est elle la suprême vertu

Une couronne du trirègne est tombée sur les dalles

Les hiérarques la foulent sous leurs sandales

Ô splendeur démocratique qui pâlit

Vienne la nuit royale où l'on tuera les bêtes

La louve avec l'agneau l'aigle avec la colombe

Une foule de rois ennemis et cruels

Ayant soif comme toi dans la vigne éternelle

Sortiront de la terre et viendront dans les airs

Pour boire de mon vin par deux fois millénaire

La Moselle et le Rhin se joignent en silence

C'est l'Europe qui prie nuit et jour à Coblence

Et moi qui m'attardais sur le quai à Auteuil

Quand les heures tombaient parfois comme les feuilles

Du cep lorsqu'il est temps j'entendis la prière

Qui joignait la limpidité de ces rivières

O Paris le vin de ton pays est meilleur que celui

Qui pousse sur nos bords mais aux pampres du nord

Tous les grains ont mûri pour cette soif terrible

Mes grappes d'hommes forts saignent dans le pressoir

Tu boiras à longs traits tout le sang de l'Europe

Parce que tu es beau et que seul tu es noble

Parce que c'est dans toi que Dieu peut devenir

Et tous mes vignerons dans ces belles maisons

Qui reflètent le soir leurs feux dans nos deux eaux

Dans ces belles maisons nettement blanches et noires

Sans savoir que tu es la réalité chantent ta gloire

Mais nous liquides mains jointes pour la prière

Nous menons vers le sel les eaux aventurières

Et la ville entre nous comme entre des ciseaux

Ne reflète en dormant nul feu dans ses deux eaux

Dont quelque sifflement lointain parfois s'élance

Troublant dans leur sommeil les filles de Coblence

Les villes répondaient maintenant par centaines

Je ne distinguais plus leurs paroles lointaines

Et Trèves la ville ancienne

A leur voix mêlait la sienne

L'univers tout entier concentré dans ce vin

Qui contenait les mers les animaux les plantes

Les cités les destins et les astres qui chantent

Les hommes à genoux sur la rive du ciel

Et le docile fer notre bon compagnon

Le feu qu'il faut aimer comme on s'aime soi-même

Tous les fiers trépassés qui sont un sous mon front

L'éclair qui luit ainsi qu'une pensée naissante

Tous les noms six par six les nombres un à un

Des kilos de papier tordus comme des flammes

Et ceux-là qui sauront blanchir nos ossements

Les bons vers immortels qui s'ennuient patiemment

Des armées rangées en bataille

Des forêts de crucifix et mes demeures lacustres

Au bord des yeux de celle que j'aime tant

Les fleurs qui s'écrient hors de bouches

Et tout ce que je ne sais pas dire

Tout ce que je ne connaîtrai jamais

Tout cela tout cela changé en ce vin pur

Dont Paris avait soif

Me fut alors présenté

Actions belles journées sommeils terribles

Végétation Accouplements musiques éternelles

Mouvements Adorations douleur divine

Mondes qui vous rassemblez et qui nous ressemblez

Je vous ai bus et ne fut pas désaltéré

Mais je connus dès lors quelle saveur a l'univers

Je suis ivre d'avoir bu tout l'univers

Sur le quai d'où je voyais l'onde couler et dormir les bélandres

Écoutez-moi je suis le gosier de Paris

Et je boirai encore s'il me plaît l'univers

Écoutez mes chants d'universelle ivrognerie

Et la nuit de septembre s'achevait lentement

Les feux rouges des ponts s'éteignaient dans la Seine

Les étoiles mouraient le jour naissait à peine

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