La Noël des Mylords.

 

En vacances à Villequier, une nuit cl août bien claire, je causais sur le quai avec un pilote de la corporation de Quillebœuf qui, son caoutchouc sur le bras, attendait un pétrolier anglais arrivant de Rouen.

 

Chaque fois que je grimpe sur un bateau anglais, me dit ce marin ému, je me souviens de mon aïeul, le corsaire, qui fit tant de mal aux An gliches. Il y a beau avoir l’Entente cordiale, la haine des Anglais est dans mon sang, je n’y peux rien...

« Vous avez certainement entendu parler du corsaire Jean-Louis Mordant, qui fut vainqueur de ce fameux combat naval dont les vieux marins ont tous entendu parler et que l’on appelle la Noël des Mylords ?

– Je le regrette, répondis-je, mais racontes-moi la Noël des Mylords en attendant votre pétrolier anglais.

 

TELEPHONE 1-68 - TELEGRAPHE

IMES, le

– Écoutez-moi bien, dit le pilote en secouant sa pipe sur le parapet, l’histoire vaut la. peine d’être entendue.

« Le 24 décembre 1812, le corsaire La Belle Malouine voguait dans les parages des Antilles à la recherche d’une aventure.

« C’était une terrible époque.

« Dépossédée de l’empire des mers : la France tentait encore de le reprendre à l’Angleterre. Nos frégates et nos corvettes, accablées par les puissants trois-ponts de leur ennemie, s’enfonçaient dans les flots mais n’amenaient pas leur pavillon. Rapides et sans peur, nos corsaires attaquaient à l’improviste et souvent avec succès des adversaires qui paraissaient infiniment supérieurs.

« Le capitaine de La Belle Malouine, Jean-Louis Mordant, était plus redouté que la peste par les Anglais, dont il avait coulé trois vaisseaux de guerre. Il leur avait pris, en outre, une dizaine de navires marchands. Mais il ne faisait aucun cas de ces derniers exploits. Il appelait cela se ravitailler et ne s’enorgueillissait que de ce qu’il appelait ses trois escarmouches.

« Il s’agissait, en réalité, des trois véritables combats navals dans lesquels il avait vaincu des vaisseaux de guerre pour le moins dix fois plus grands que La Belle Malouine.

 

« Le capitaine Jean-Louis Mordant avait été un des plus riches armateurs de Saint-Malo. Ses navires avaient été pris, un à un, par les Anglais. Ils avaient tué, à Trafalgar, le fiancé de sa fille, dont la beauté était si remarquable qu’on ne l’appelait que la belle Malouine. Elle était morte de chagrin et sa mère, désespérée, ne lui avait survécu, que de peu de mois.

« L’armateur avait assisté farouchement, sans se plaindre et les yeux secs, à l’écroulement de sa fortune, à la mort de sa famille.

« – J’ai pris mon parti, dit-il quelques jours plus tard à ses amis de Saint-Malo, si les Anglais m’ont arraché le bonheur, s’ils se sont emparés de mes bateaux, s’ils ont causé la mort de ma fille et celle de ma femme, c’est que Dieu et la Vierge l’ont permis. Si, de mon côté, je tue le plus de mylords qu’il me sera possible, cela arrivera également par la volonté du Bon Dieu et par celle do la Sainte Vierge.

« Les jours suivants, il mit ordre à ses affaires, vendit tout ce qu’il possédait, acheta un brick qu’il arma pour la course et qu’il appela ; La Belle Malouine, en souvenir de sa fille.

« Et depuis ces événements, l’ancien armateur n’avait pas ménagé les Anglais. Il avait tenu parole en tuant le plus grand nombre de mylords qu’il lui avait été possible.

« Le capitaine Mordant était un homme d’environ cinquante ans, en général doux et courtois, lettré, il faisait des vers et en citait volontiers, particulièrement le vers célèbre de Lemierre :

 

Le trident de Neptune est le sceptre du monde.

« Il le citait tristement, en songeant à la France qui, disait-il avait perdu le sceptre en abandonnant le trident.

« Au demeurant, ses opinions politiques manquaient peut-être de précision. Il professait le même respect pour le drapeau blanc et pour le tricolore. Et, s’il naviguait sous ce dernier, il ne manquait pas, lors d’un combat, de faire hisser les deux pavillons au mât d’artimon.

« Ils sont français tous les deux, disait-il, et si glorieux que ce serait diminuer la France que de cesser d’honnerer l’ un ou l’autre.

« Dès que le capitaine Mordant se trouvait en présence des Anglais, il devenait impitoyable. Et cela n’avait pas peu contribué à le rendre fameux sur les mers.

« Il s’était formé, autour de son nom, une légende qui le réprésentait comme un être féroce ; et, c’était fort injuste, car il est rare que la courtoisie s’allie a la cruauté, tandis qu’être implacable pour un homme de guerre, ce n’est pas cesser toujours d’être chevaleresque.

 

« On était donc à la veille de Noël, en 1812. Le vent avait soufflé tout le jour. Il était tombé vers le coucher du soleil. L’écume des lames qui déferlaient ternissait seule parfois la pureté du ciel. Peu a peu l’atmosphère s’assombrit. Des étoiles parurent au firmament. Puis, ce fut la nuit : une nuit étoilée et tiède. Mais les rudes marins de La Belle Malouine regrettaient néanmoins les froides nuits des Noëls occidentales, leur famille et leur patrie lointaine. Ils chantaient de vieux airs de France, anciens noëls ou chansons de mer, tandis que, sur le pont, la lunette sous le bras, le capitaine Mordant les écoutait, rêveur, en oubliant de puiser, dans sa tabatière qu’il tenait ouverte,

« Une voix cria :

« Une frégate sous le vent !

« Le capitaine ferma sa tabatière, la remit prestement en poche et fouilla l’horizon avec la lunette. Puis, il éclata de rire. Un grand navire s’avançait. Les yeux exercés des marins pouvaient distinguer dans la nuit étoilée, le pavillon anglais flottant à l’artimon.

« C’est la Junon, dit le capitaine Mordant à son second. Elle revient de la Martinique que ces b… de mylords nous ont volée. Faites hisser le pavillon – anglais. Ordonnez le branle-bas de combat. Que les caronades et le canon de chasse soient prêts. Qu’on apporte tous les fanaux et qu’on les allume. Nous allons offrir aux mylords un bel arbre de Noël, puisque c’est là une coutume de leur pays.

« Et le capitaine Mordant alla prendre ses pistolets et son sabre d’abordage.

 

La Belle Malouine se prépara au combat. On décora le mât de misaine et l’on en fit un merveilleux arbre de Noël dont les feux versieolores venaient des fanaux qu’on y avait accrochés. Ensuite le capitaine Mordant fit chanter à ses matelots des paroles françaises qu’il avait composées sur un air populaire dans la marine anglaise. Cette chanson lui avait servi pour donner le change sur sa nationalité lorsqu’il poursuivait les vaisseaux marchands des mylords. Mais elle devait lui servir, cette fois, contre la marine royale d’Angleterre :

 

Mylords, mylords, mylords,

Bientôt vous serer morts !

De Neptune, Mordant

Reprendra le trident.

 

« Après ce couplet, des hourras s’élevèrent de la Junon.

« – Ils admirent notre arbre de Noël, dit Mordant, et nous prennent pour des mylords. Oui, répondit le second, ils pensent que nous fêtons la Christmas.)

 

« La Junon se rapprochait. On voyait des hommes appuyés sur ses bastingages. Ils faisaient des gestes d’enthousiasme à l’adresse de La Belle Matouines.

« Au second couplet, dit Mordant, et que tout le monde chante !

 

Mylords, mylords, mylords,

Bientôt vous serez morts !

Car Mordant le Corsair

N’aime pas l’Angleterre.

 

« – Hourra ! Hourra ! cria-t- on sur la Janon, et on y entonna un couplet anglais de la même chanson. Mais sur La Belle Malouine il était impossible de distinguer le sens des paroles anglaises, de même que sur la Janon, on n’avait pas reconnu les paroles françaises.

« Au même moment, le capitaine Mordant ordonna le feu. Les canons de La Belle Malouine parlèrent et la bordée de mitraille qui balaya le pont de la Junon dut bien surprendre l’équipage qui pensait avoir affaire à un petit navire anglais célébrant solennellement la Noël. Les mylords poussèrent des cris d’étonnement auxquels se mêlaient des hurlements de douleur. Mais la fumée cacha aux marins de La Belle Malouine le désarroi qui régnait à bord de la frégate.

« – Amenez le pavillon anglais, cria Mordant, et hissez le français !

« – Lequel ? demanda une voix.

« – Les deux ! répliqua superbement Mordant.

 

« Le pavillon anglais descendit piteusement et les deux français, le blanc et celui aux trois couleurs, flottèrent bientôt au mât d’artimont, éclairés par l’illumination qui transformait en arbre de Noël le mât de misaine.

 

« Une nouvelle bordée acheva de mettre la panique sur la Junon, dont le grand mât s’abattit en écrasant une douzaine d’hommes. Puis les navires se touchèrent et La Belle Malouine accrocha la frégate. Les Malouins, armés de coutelas, sautèrent sur la Junon. Elle était en mauvais état. De nombreux cadavres jonchaient le pont. D’un coup de pistolet le capitaine Mordant tua net le commodore qui faisait son possible pour rassembler son équipage décourage par une attaque aussi imprévue. Tous les Anglais furent massacrés. L’air anglais à paroles françaises du capitaine Mordant dominait les cris des Anglais survivants et les imprécations des mourants.

 

Mylords, mylords, mylords,

Bientôt vous serez morts !

La France, à l’abordage,

A toujours l’avantage.

 

« Après avoir allumé les mèches, qui au bout d’une heure, devaient mettre le feu aux poudres destinées à faire sauter la frégit désemparée et ensanglantée, les Français l’abandonnèrent. On coupa les chaînes qui l’attachaient à La Belle Malouine et celle-ci s’éloigna.

« Au bout d’une heure, l’épave de la Junon sauta avec un grand bruit, d’immenses gerbes de flammes. »

 

Un mugissement en amont signala l’arrivée du pétrolier. Le batelier faisait clapoter ses rames. Le pilote prit cependant le temps d’achever son récit :

 

« Le capitaine Mordant se frotta les mains. Il se tourna vers son second et lui offrit courtoisement une prise.

« C’est notre quatrième escarmouche, monsieur ? lui dit-il, et cela fait quatre vaisseaux de guerre de moins pour les mylords : la Proserpine, la Phœbé, l’Amphitrite et, cette nuit même, la Junon.

Il se tut un instant, puis reprit : Je voudrais. bien arriver avant la nuit prochaine à la Guadeloupe.

« Il inspecta l’horizon et la mer calme sut laquelle aucun souffle ne passait, et, sa manie des citations le reprenent, ce vers d’Iphigénie :

Je ne demande aux dieux qu’un vent qui m’y conduise.

« – Mais vous traitez bien mal les déesses, repartit son second qui avait de l’esprit.

 

« … Peu a peu, le vent s’eleva. un éteignit les fanaux du mât de misaine, et tandis que La Belle Malouine se dirigeait vers la Guadeloupe, les matelots chantèrent longtemps dans la nuit :

 

Chantons tous le Noël nouveau !

Jésus est né à Saint-Malo.

Et, dès le soir s’y fit corsaire,

Par politess pour l’Angleterre, etc...

 

et bien d’autres chants de Noël, tandis qu’à l’artimon flottaient glorieusement les deux pavillons français : le blanc et le tricolore.. ; »

 

Maintenant, le pilote était dans la barque. Elle atteignit le pétrolier à son passage. Le descendant du corsaire jeta d’abord son manteau, puis grimpa vivement à l’échelle et tandis que le pilote de la corporation de Villequier descendait, je vis dans la nuit claire le petit fils de Jean Louis Mordant serrer la main du capitaine anglais.

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