XIV Rencontres

Six mois passèrent. Depuis cinq mois, Tristouse Ballerinette était devenue la maîtresse de Croniamantal, qu’elle aima passionnément durant huit jours. En échange de cet amour, le lyrique garçon l’avait rendue glorieuse et immortelle à jamais en la célébrant dans des poèmes merveilleux.

 

J’étais inconnue, pensait-elle, et voilà qu’il ma faite illustre entre toutes les vivantes.

« On me tenait pour laide en général avec ma maigreur, ma bouche trop grande, mes vilaines dents, mon visage asymétrique, mon nez de travers. Me voilà belle à cette heure, et tous les hommes me le disent. On se moquait de ma démarche virile et saccadée, de mes coudes pointus qui remuaient dans la marche comme des pattes de poule. On me trouve maintenant si gracieuse que les autres femmes m’imitent.

« Quels miracles n’enfante pas l’amour d’un poète ! Mais qu’il pèse lourd l’amour des poètes ! Quelles tristesses l’accompagnent, quels silences à subir ! Tandis que maintenant le miracle est fait, je suis belle et glorieuse. Croniamantal est laid en peu de temps il a mangé son avoir, il est pauvre et sans élégance, il est sans gaîté, le moindre de ses gestes lui vaut cent ennemis

« Je ne l’aime plus, je ne l’aime plus.

« Je n’ai plus besoin de lui, mes adorateurs me suffisent. Je vais me séparer de lui lentement. Mais ces lenteurs vont m’ennuyer. Il faut que je m’en aille ou qu’il disparaisse, afin qu’il ne me gêne point, qu’il ne me reproche rien. »

Et, au bout de huit jours, Tristouse devint la maîtresse de Paponat, tout en continuant à aller voir Croniamantal, avec lequel elle était de plus en plus froide. Elle l’allait voir de moins en moins et il se désespérait de plus en plus, mais de plus en plus il s’attachait à Tristouse, n’ayant de gaîté que lorsqu’elle était là, et, les jours où elle ne venait pas, passant des heures devant la maison qu’elle habitait dans l’espoir de la voir sortir, et si par hasard elle paraissait, se sauvant comme un voleur de peur qu’elle ne l’accusât de l’épier.

 

C’est en courant ainsi après Tristouse Ballerinette que Croniamantal continua son éducation littéraire.

 

Un jour qu’il cheminait à travers Paris, il se trouva soudain au bord de la Seine. Il passa un pont et marcha quelque temps encore quand tout à coup, apercevant devant lui M. François Coppée, Croniamantal regretta que ce passant fût mort. Mais rien ne s’oppose à ce qu’on parle avec un mort, et la rencontre était agréable.

« Allons, se dit Croniamantal, pour un passant c’est un passant, et l’auteur même du Passant. C’est un rimeur habile et spirituel, ayant le sentiment de la réalité. Parlons avec lui de la rime. »

Le poète du Passant fumait une cigarette noire. Il était vêtu de noir, son visage était noir ; il se tenait bizarrement sur une pierre de taille, et Croniamantal vit bien, à son air pensif, qu’il faisait des vers. Il l’aborda, et après l’avoir salué lui dit à brûle-pourpoint :

« Cher maître, comme vous voilà sombre. »

Il répondit courtoisement :

– C’est que ma statue est de bronze. Elle m’expose constamment à des méprises. Ainsi, l’autre jour,

 

Passant auprès de moi le nègre Sam Mac Vea

Voyant que j’ai plus noir que lui s’affligeas.

 

Voyez comme ces vers sont adroits. Je suis en train de perfectionner la rime. le distique que je vous ai déclamé rime richement pour l’œil.

– En effet, dit Croniamantal, car on prononce Sam Mac Vi, comme on dit Shekspire.

– Voici quelque chose qui fera mieux votre affaire, continua la statue :

 

Passant auprès de moi, le nègre Sam Mac Vea

sur le socle aussitôt ces trois noms écrivit...

 

Il y a là un raffinement qui doit vous séduire, c’est la rime riche pour l’oreille.

– Vous m’éclairez sur la rime, dit Croniamantal. Et je suis bien heureux, cher maître, de vous avoir rencontre en passant.

– C’est mon premier succès, répondit le poète métallique. Toutefois je viens de composer un petit poème portant le même litre : c’est un monsieur qui passe, le Passant, à travers un couoir de wagon de chemin de fer ; il distingue une charmante personne avec laquelle, au lieu d’aller simplement jusqu’à Bruxelles, il s’arrête à la frontière hollandaise.

 

Ils passèrent au moins huit jours à Rosendael

Il goûtait l’idéal, elle aimait le réel.

En toutes choses d’elle il était différent.

Par conséquent, ce fut bien l’amour qu’ils connurent

Je vous signale ces deux derniers vers, bien que rimant richement, ils contiennent une dissonance qui fait contraster délicatement le son plein des rimes masculines avec la morbidesse des féminines.

– Cher maître, repris-je plus haut, parlez-moi du vers libre.

– Vive la liberté, cria la statue de bronze.

Et après l’avoir saluée, Croniamantals’en alla plus loin dans l’espoir de rencontrer Tristouse

 

Un autre jour, Croniamantal passait sur les boulevards Tristouse n’était pas venue à un rendez-vous. et il espérait la rencontre dans un thé à la mmode ou elle allait parfois avec des amis. Il tournait au coin de la rue Le Pelletier, lorsuq’un monsieur, coiffé d’une cape gris-perle, l’aborda en disant :

« Monsieur, ne pensez-vous pas que la France possède une littératures les plus libres du monde ? C’est une vérité moins contestable que deux et deux font quatre. Cependant la licence des mœurs n’est pas plus grande dans ce pays-là qu’ailleurs. Bien au contraire. Tous ceux qui ont voyagé en Europe aussi bien qu’en Amérique seront de mon avis.

« Cependant, avouez-le, monsieur, la rigidité des mœurs françaises devient singulièrement inquiétante. Les dernières gens qui osent encore satisfaire leurs vices, c’est-à-dire leurs penchants, risquent leur vie ou du moins leur liberté. J’ai à faire, pour ma part, quelques prophéties touchant l’incroyable pudeur des Français. Écoutez-moi, on n’a pas tous les jours l’occasion d’entendre un prophète. L’an deux mille quatre, (ce qui fait deux cents francs par mois,) les mœurs françaises seront devenues si pudibondes, qu’un vieillard, jadis officier des haras, ayant eu l’audace de mentionner son ancienne qualité devant quelques jeunes filles sexagénaires, sera condamné à mort. On votera une loi très importante pour réglementer l’usage des genres grammaticaux. L’emploi des substantifs féminins par les hommes entraînera des peines graves pouvant aller jusqu’à vingt ans de travaux forcés. Il en sera de même en ce qui concerne l’emploi des substantifs masculins par les femmes. Et cela ne manquera pas de déterminer une réforme linguistique qui enrichira la langue.

Ainsi pour dire une femme, les homme devront dire un homme féminin, et pour dire un homme, les femmes devront dire une femme masculine. Au lieu d’employer le mot tête réservé aux femmes, les hommes devront dire le ciboulot, et ainsi de suite. Un grand journal sera poursuivi pour avoir annoncé la célébration d’un mariage, fait pouvant éveiller des idées funestes à la moralité des lecteurs. Une loi sera proposée au parlement. Elle tendra à considérer les enfants comme les produits d’actes immoraux, et comme tels, tous les enfants seront bannis de la République. Dans les rues, un trottoir sera réservé aux hommes et un autre aux femmes. Et cela jusqu’en deux mille cinq où, se jetant de loin un regard irrité... je n’insiste pas, vous connaissez la citation. »

Et laissant Croniamantal interloqué, le prophète, prenant ses jambes à son cou, alla jusqu’au Napolitain où il s’assit et commanda un Pernod.

 

Une autre fois, Croniamantal rêvassait en marchant le long du quai Malaquais, quand M. Pande-loup, l’illustre et jeune auteur, l’aborda pour lui dire :

« Vous voilà ? Écoutez-moi ! Je vais réformer les lettres. J’ai trouvé un sujet sublime : il s’agit des sensations éprouvées par un jeune bachelier bien élevé qui a laissé échapper un bruit inqualifiable dans une assemblée de dames et de jeunes personnes de qualité. »

 

Croniamantal se récriant sur la nouveauté du sujet, compris aussitôt combien il prêtait à mettre en valeur la sensibilité de l’auteur.

Croniamantal s’en fut... Une dame lui marcha sur les pieds. Elle était auteur et ne manqua point d’affirmer que cette rencontre ou collision lui fournirait un sujet de nouvelle délicate.

Croniamantal prit ses jambes à son cou et arriva auprès du pont des Saints-Pères ou trois personnes qui discutaient un sujet de roman, le prièrent de juger leur cas ; il s’agissait d’écrire l’histoire d’un officier.

– Beau sujet, s’écria Croniamantal.

– Attendez, dit le voisin, un homme barbu, je prétends que le sujet est encore trop neuf et trop rare pour le public actuel.

Et le troisième expliqua qu’il s’agissait d’un officier de restaurant, l’homme de l’office, celui qui essuie la vaisselle...

Mais Croniamantal ne leur répondit pas et s’en fut visiter une ancienne cuisinière qui faisait des vers, chez laquelle il espérait rencontrer Tristouse, à l’heure du thé. Tristouse n’était pas là, mais Croniamantal s’entretint avec la maîtresse de maison qui lui déclama quelques poèmes.

C’était une poésie pleine de profondeur où tous les mots avaient un sens nouveau. C’est ainsi qu’ archipel n’était employé par elle que dans le sens de papier buvard.

 

A peu de temps de là, le riche Paponat, lier de pouvoir se dire l’amant de la célèbre Tristouse, et qui était désireux de ne point la perdre car elle lux faisait honneur, décida d’emmener sa maîtresse eu voyage dans l’Europe centrale.

– C’est entendu, dit Tristouse, mais nous ne voyagerons pas comme des amants, car si vous m’êtes agréable, je ne vous aime point encore ou du moins, je m’efforce de ne point vous aimer. Nous voyagerons donc en camarades et je m’habillerai en garçon, mes cheveux ne sont pas longs et l’on m’a souvent dit que j’avais l’air d’un beau jeune homme.

 

– C’est ça, dit Paponat, et comme vous avez besoin de repos et que de mon côté, je suis assez fatigué, nous irons faire une retraite en Moravie dans un couvent de Brünn où mon oncle, le prieur du Crépontois, s’est retiré après l’expulsion des congrégations. « C’est un des couvents les plus riches et les plus agréables du monde. Je vous présenterai comme un de mes amis, et n’ayez crainte, nous passerons pour amants tout de même.

– J’en serai contente, dit Tristouse, car j’adore passer pour ce que je ne suis pas. Nous partirons demain.

Share on Twitter Share on Facebook