I

Il était huit heures du soir, quand le docteur approcha son oreille de mon cœur, porta un petit miroir à mes lèvres et, s’adressant à ma femme, lui dit d’un ton solennel et doux :

– Tout est fini !

À ces paroles, je compris que je venais de mourir.

À vrai dire, j’étais mort bien avant : depuis plus de mille heures j’étais inerte et muet ; mais, de loin en loin, je respirais encore. Pendant toute ma maladie je m’étais cru comme enchaîné à un mur par des chaînes tenaces ; mais peu à peu les souffrances avaient diminué, les chaînes s’étaient rompues et les deux derniers jours, seul, un fil léger me maintenait captif ; puis ce fil céda, et je ressentis une impression que je n’avais jamais ressentie encore. Autour de moi commençait un assourdissant brouhaha ; mon grand cabinet de travail, où on m’avait installé dès le début de ma maladie, se remplit de gens qui tous à la fois chuchotaient, parlaient, sanglotaient. La vieille sommelière Judichna clamait d’une voix méconnaissable. Avec un grand sanglot, ma femme s’abattit sur ma poitrine : elle avait tant pleuré durant ma maladie que je me demandais avec étonnement où elle puisait encore des larmes. Parmi ces voix, s’élevait, vieille, chevrotante, celle de mon valet de chambre Savieli ; depuis mon enfance il ne m’avait jamais quitté, et il était maintenant si âgé qu’il vivait presque inactif ; le matin, il me donnait ma robe de chambre et mes pantoufles ; pendant la journée, il buvait de l’eau-de-vie « à ma santé », et se querellait avec les autres domestiques. Ma mort l’attristait ; elle l’inquiétait aussi et, en même temps, lui conférait de l’importance. De quel ton il prescrivit qu’on allât chercher mon frère, donna des ordres au fretin ! Mes yeux étaient clos ; mais je voyais, j’entendais tout ce qui se faisait, tout ce qui se disait autour de moi.

Mon frère, taciturne et hautain comme toujours, est entré ; ma femme ne pouvait le souffrir ; cependant elle se jeta à son cou et ses sanglots s’accrurent.

– Calme-toi, Zoé, calme-toi ; tes larmes ne changeront rien, lui disait mon frère d’une voix calme, comme étudiée. Soigne-toi pour les enfants. Crois-moi, il souffre moins, là-bas.

Il se dégagea à grand’peine des enlacements de Zoé, et il l’assit sur le divan.

– Il faut immédiatement donner des ordres. Tu me permettras de t’aider, Zoé ?

– Ah ! André, au nom de Dieu, fais tout… Puis-je penser à quelque chose.

Elle geignit de plus belle. Quant à mon frère, il s’assit au secrétaire, griffonna, puis il fit appeler le maître d’hôtel, Séméon.

– Tu enverras cette information au Novoïé Vrémia, tu m’enverras aussi le fabricant de cercueils, il faudra lui demander s’il ne connaît pas un bon chantre.

– Excellence, répondit Séméon en s’inclinant, il n’est pas nécessaire d’envoyer chercher le fabricant de cercueils : il y en a déjà quatre aux aguets près du perron ; nous les avons chassés ; mais ils tiennent bon. Si vous le désirez, je vais les appeler.

– Non, j’irai sur le perron.

Et mon frère lut à haute voix l’information qu’il avait rédigée :

« La princesse Zoé Borïsovna Troubchevskaïa annonce, avec une grande douleur, la mort de son époux, prince Dmitri Alexandrovitch Troubchevsky, survenue le vingt février, à huit heures du soir, après une longue et douloureuse maladie. Les messes seront dites à deux heures de l’après-midi et à neuf heures du soir. »

– Il ne faut rien dire de plus, Zoé ?

– Non, rien, mais pourquoi avez-vous écrit ce terrible mot : « la douleur » ; je ne puis souffrir ce mot. Mettez : « avec une profonde tristesse ».

Mon frère corrigea :

– J’envoie au Novoïé Vrémia… est-ce suffisant ?

– Oui, c’est assez… Ah !… on peut encore envoyer au Journal de Saint-Pétersbourg.

– Bien. J’écrirai la note en français.

– Inutile. Les rédacteurs traduiront.

Mon frère sortit : ma femme s’approcha de moi, s’assit sur une chaise près du lit, et me regarda longtemps d’un regard suppliant, interrogateur. Dans ce regard, je lus beaucoup plus d’amour et de douleur que dans ses lamentations. Elle se rappelait toute notre viecommune qu’avaient traversée tant d’orages. Maintenant elle s’accusait de tout et voyait clairement la façon dont elle eût dû agir. Elle était si absorbée dans ses réflexions qu’elle ne remarqua pas mon frère qui, revenu avec l’homme aux cercueils, se tenait près d’elle, depuis quelques minutes, respectueux de sa rêverie. En apercevant l’homme aux cercueils, elle poussa un cri sauvage et s’évanouit. On la transporta dans la chambre à coucher.

– Soyez tranquille, Excellence, disait l’homme, en prenant les mesures avec le même sang-froid que s’il se fût agi d’un costume : nous fournissons tout, même les cierges ; dans une heure, on pourra les allumer, et pour ce qui est de la bière, soyez sûr qu’elle sera si commode que même un vivant y serait à l’aise.

De nouveau, le cabinet s’emplissait : la gouvernante amena les enfants. Sonia se jeta sur moi et sanglota tout à fait comme sa mère ; mais le petit Nicolas s’arrêta net, obstiné à ne pas s’approcher de moi et criait sa peur. Puis vint la servante favorite de ma femme, Nastasia, qui avait épousé, l’an dernier, le maître d’hôtel Séméon et se trouvait maintenant dans la dernière période de la grossesse ; elle fit un grand signe de croix et voulut s’agenouiller, mais son ventre l’en empêcha, et elle sanglota doucement.

– Entends-tu, Nastia, lui disait Séméon à voix basse, ne te penche pas : il t’arriverait quelque chose ; retourne plutôt dans ta chambre : tu as assez prié.

– Mais comment ne pas prier pour lui ? répondit Nastia d’une voix chantante et assez haut pour que tout le monde pût l’entendre ; ce n’était pas un homme, mais un ange de Dieu. Aujourd’hui même, au moment de mourir, il pensait encore à moi : il a ordonné à Sophie Franzovna de ne pas me quitter.

Nastasia disait vrai ou à peu près. Toute la nuit précédente, ma femme était restée près de mon lit, sans cesser de pleurer, ce qui me fatiguait horriblement ; le matin, de bonne heure, pour dériver ses pensées et surtout pour vérifier si la parole m’était encore possible, j’avais fait une question la première venue : « Est-ce que Nastasia est accouchée ? » Ma femme, très heureuse que je puisse encore parler, me demanda s’il fallait envoyer chercher Sophie Franzovna, la sage-femme. Je répondis : « Oui, envoie… » Je crois bien qu’ensuite je n’ai absolument plus rien dit, et Nastasia crut naïvement que mes dernières pensées étaient pour elle.

Judichna, cessant enfin de crier, se pencha sur la table à écrire pour y regarder quelque chose. Savieli se précipita vers elle fort en colère :

– Allons ! Prascovie Judichna, ne vous occupez donc pas de la table du prince. Est-ce que c’est votre affaire ?

– Eh bien ! quoi, Savieli Petrovitch ? siffla Judichna, froissée. Je ne veux pas voler !

– Je ne sais pas ce que vous voulez faire ; mais tant que les scellés ne seront pas posés, je ne permettrai à personne d’approcher de la table. Ce n’est pas pour rien que j’ai servi pendant quarante ans le prince défunt.

– Que me jetez-vous là à la tête ? vos quarante années ! mais, moi aussi, je suis dans cette maison depuis quarante ans… et davantage, et voilà que, maintenant, je ne puis même pas prier pour l’âme du prince !

– Vous pouvez prier, mais n’approchez pas de la table.

Tous deux, par respect pour moi, s’insultaient à mi-voix ; mais, quand même, j’entendais très clairement chacune de leurs paroles, – ce qui m’étonnait fort. « Suis-je en léthargie ? » pensais-je avec effroi. Il y a deux ans, j’ai lu une nouvelle française où étaient décrites, en grand détail, lesimpressions d’un homme enseveli vivant. Je m’efforçais de reconstruire, cette nouvelle dans ma mémoire ; mais je ne pouvais me rappeler le principal : comment le héros s’y était pris pour sortir du cercueil.

La pendule de la salle à manger sonna. Je comptai onze coups. Vasutka, la petite bonne, entra, annonçant que le prêtre était arrivé, et que dans le salon tout était prêt. On apporta une grande bassine d’eau ; on me déshabilla et l’on se mit à me frotter avec une éponge mouillée, dont je ne sentais pas le contact : il me semblait qu’on lavait la poitrine et les pieds d’un autre. « Évidemment, pensais-je, tandis qu’on m’habillait de linge propre, ce n’est pas une léthargie, mais qu’est-ce donc ? » Le docteur a dit : « Tout est fini ! » On pleure sur moi ; dans un instant, on va me mettre au cercueil ; dans deux jours on m’ensevelira ; mon corps, qui, tant d’années, m’a obéi, n’est plus mien ; sûrement je suis mort ; et cependant je continue à voir, à entendre, à comprendre. La vie persiste peut-être quelque temps dans le cerveau ; mais, en somme, le cerveau lui aussi, fait partie du corps. Ce corps est un logement que j’ai habité bien des années et que j’ai enfin résolu de quitter : portes et fenêtres sont larges ouvertes, tous les meubles ont déjà été emportés, tous ses hôtes l’ont quitté, sauf le maître qui, au moment de sortir, s’arrête et jette un dernier regard sur les chambres où bruissait sa vie et dont le vide et le silence maintenant l’étonnent.

Alors, pour la première fois, dans l’obscurité ambiante, une petite lueur brilla. Sensation ou souvenir, il me sembla que ce qui m’arrive maintenant, que cet état m’est connu, que je l’ai vécu autrefois, il y a longtemps, très longtemps.

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