(Reçue à Peterhoff, 6 juin.)
Àla minute seulement, chère Kitie, je reçois ton télégramme m’annonçant ta bonne arrivée à Pétersbourg. Je ne comprends pas ce que tu as pu faire si longtemps à Moscou. N’étais-tu pas malade là-bas ? Je puis encore moins comprendre pourquoi tu m’as défendu si catégoriquement de te conduire jusqu’à Moscou. Comme je t’aurais soignée si tu as été malade, et comme nous nous serions amusés si tu as été bien portante ! Mais que faire ? On ne peut revenir en arrière ni retrouver ces merveilleux jours de mai qui ont passé comme un rêve et à propos desquels je me répète ces vers de Joukovski :
Ne dis pas avec tristesse : ils ne sont plus ;
Mais avec reconnaissance : ils ont été.
Après t’avoir accompagnée, je suis retourné à Gniezdilovka et j’y ai passé tout le temps sans sortir. Chaque jour, je suis allé dans notre pavillon ; ces lilas qui l’entourent de tous côtés, qui entraient par toutes les fenêtres, qui l’emplissaient de leur parfum, sont maintenant flétris, et tout est défleuri pour moi. Un rayon de clair soleil a spontanément éclairé ma vie solitaire et sombre ; mais ce moment est passé, et ce soleil, bien loin là-bas, éclaire et réchauffe les autres.
Maintenant, voilà la prose de la vie. Hier, j’ai reçu un ultimatum de Sapounopoulo : Ou je dois consentir à toutes ses conditions, autrement dit me faire son esclave, ou il refuse tout, et alors toute ma fortune s’envole ; il faudra aller à Odessa et capituler. J’imposerai seulement cette condition : que je puisse aller tout de suite à Pétersbourg et vivre là-bas encore une année, et après, advienne que pourra !
Au revoir, au revoir, à bientôt, ma déesse, mon soleil, ma chère et incomparable Kitie.
Àtoi jusqu’au dernier soupir.
A. M.