(Reçue le 15 avril.)
Bravo, charmante et chère Comtesse – je n’ai pas la force de ne vous appeler que bien estimée – bravo, j’ai deviné ! Vous voulez venir voir votre tante : vous ne pourriez faire rien de mieux. Si j’avais su que votre tante se nomme Anna Ivanovna Kretchetova, il y a longtemps que j’aurais pu vous donner sur elle les renseignements les plus précis. Il est vrai que je ne l’ai jamais vue ; mais, dès mon enfance, j’ai beaucoup entendu parler d’elle, car elle a eu un procès avec mon père. Elle habite toujours cette même propriété où s’est écoulée une partie de votre enfance : Krasnia-Kriastchy (quel horrible nom !). Kriastchy est à trente verstes de Slobotsk et du côté opposé à Gniezdilovka ; mais si, au lieu de passer par la ville, on prend un chemin de traverse, la distance entre nous n’est plus que de trente-deux ou trente-trois verstes.
Hier, aussitôt votre lettre reçue, je suis allé à la ville pour faire votre commission. J’ai trouvé votre amie d’enfance, ce qui m’a été très facile, car je connais très bien Nadejda Vassilievna ; son mari est chez nous le directeur de la Chambre des Domaines. Nadejda Vassilievna a été très touchée de votre souvenir. Aujourd’hui je l’ai expédiée à Kriastchy pour sonder votre tante, et j’ai l’honneur de vous faire connaître, très respectueusement, les résultats de ce voyage.
Votre tante, en apprenant votre intention de venir chez elle, a exprimé une joie folle ; elle a dit que vous êtes sa plus proche parente, qu’elle vous aime comme une fille, que sa querelle avec vous a été la plus grande douleur de sa vie, et que, maintenant, si vous consentez à oublier le passé, elle vous recevra à bras ouverts ; elle vous écrira cela elle-même si elle en a la force. Elle est, en effet, très vieille et malade. Chez elle habitent deux petites nièces, princesses Pichetzky, auxquelles, d’après Nadejda Vassilievna, la nouvelle de votre arrivée n’a pas fait un très grand plaisir. Les princesses ont sans doute peur de perdre l’héritage de la tante – vous en avez tant besoin ! – En outre, chez votre tante, vit depuis longtemps une certaine Vassilisa Ivanovna Médiachkina – peut-être l’avez-vous vue dans votre enfance ; c’est une vraie écornifleuse ; mais elle a pris un grand empire sur la tante et fait absolument tout.
Il me reste à répondre à deux points de votre lettre. Mon voyage à Odessa n’a pas été infructueux ; voici en quoi consiste la proposition : Sapounopoulo paiera en une fois toutes mes dettes et, pour cela, prendra tous mes biens en hypothèque pour un temps indéterminé. Nous discutons sur les détails, mais probablement nous nous entendrons. La liquidation se complique de ce que Sapounopoulo a une fille, Sonitchka, qui a beaucoup fleureté avec moi. Je crois que ce n’est pas tant ma personne qui lui plaît que mon titre. Cette fille n’est guère plus jeune que moi ; elle est laide comme un péché mortel, et a toutes les prétentions possibles ; elle parle cinq langues, joue du piano et de la harpe, chante, écrit des vers. Dans telle hypothèque encyclopédique sans doute je ne m’engagerai pas.
Pourquoi voulez-vous savoir « exactement » ce que j’ai entendu dire de votre amitié avec Koudriachine et par qui ? Je vous jure que je n’ai entendu absolument rien ; j’ai cité le nom de Koudriachine, parce qu’une fois je l’ai vraiment envié en voyant votre amabilité pour lui. Et que pourrais-je entendre ? Vous êtes non seulement reine par la beauté, mais, sous tous les rapports, vous êtes sur une hauteur si inaccessible qu’aucune calomnie ne peut vous atteindre de son dard de serpent. Et maintenant permettez-moi d’oublier et Koudriachine et Sapounopoulo et sa fille et tout le reste pour me livrer à une seule occupation : compter les jours et les heures jusqu’au moment heureux où votre arrivée rendra définitivement fou celui qui est fou déjà, mais vous est très sincèrement dévoué.
A. MOJAÏSKY.