PRÉFACE DU TRADUCTEUR

Si Arioste ne nous avait laissé que ses comédies et son livre de satires, quel que soit le mérite de ces ouvrages, de quelque renommée qu’ils aient joui jadis, il est certain que le nom de leur auteur serait depuis longtemps sinon, oublié, du moins confondu dans la foule des écrivains de son époque : les Berni, les Trissin, les Bembo, les Molza, les Sadolet, les Alamani, les Rucellaï, et tutti quanti. Heureusement pour Arioste et pour nous, son poème de Roland furieux, l’a mis hors rang, à ce point que Voltaire, après l’avoir tout d’abord proclamé l’égal de Virgile, finit par le placer au-dessus d’Homère. Ne va-t-il pas jusqu’à dire, dans son Essai sur le poème épique, à l’article Tasse : « Si on lit Homère par une espèce de devoir, on lit et on relit Arioste pour son plaisir. » Le blasphème est manifeste. Homère est le poète souverain auquel nul ne saurait être égalé. Il s’avance en tête de tous les autres « comme un Sire, » pour employer l’expression si belle et si juste de Dante. Mais si l’auteur de Roland doit s’incliner devant le créateur de l’Iliade et de l’Odyssée, « cette source qui épanche un si large fleuve , » il peut marcher de pair avec les plus grands et les meilleurs.

Le Roland furieux est, en effet, un des joyaux de la pensée humaine. Il a l’éclat et la solidité du diamant, comme il en a la pureté et la rare valeur. C’est une de ces œuvres charmantes et fortes qui ont le privilège de traverser les âges sans prendre une ride, toujours plus jeunes, plus éblouissantes de fraîcheur et de vie à mesure que les années s’accumulent sur leur tête. Elles sont immortelles de naissance, ayant reçu dans leur berceau ce don de vérité éternelle que le génie seul possède.

Le sujet en est multiple. Arioste nous le dit lui-même dès le premier vers : « Les dames, les chevaliers, les armes, les amours, les courtoisies, les entreprises audacieuses, voilà ce que je chante. » Et durant quarante-six chants, qui ne comptent pas moins de quarante mille vers, il poursuit imperturbablement le programme annoncé, sans la moindre fatigue pour lui, et au perpétuel enchantement de ses lecteurs, « avec une grâce égale, en vers pleins et faciles, riants comme les campagnes d’Italie, chauds et brillants comme les rayons du jour qui l’éclaire, et plus durables que les monuments qui l’embellissent  ». Soit qu’il nous entraîne à la poursuite d’Angélique qui fuit le paladin Renaud à travers les forêts pleines d’épouvante ; soit qu’il nous raconte la folie furieuse de Roland, semant sur son passage la terreur et la mort ; soit qu’il décrive les batailles homériques des Sarrasins et des soldats de Charlemagne sous les murs de Paris ; soit qu’il s’égare en quelque digression plaisante et joyeuse, comme l’histoire de Joconde, il nous tient sous le charme de sa belle humeur, de sa langue nombreuse et imagée, de son éloquence indignée ou railleuse, sans cesse maître de lui-même, et « conservant toujours un ordre admirable dans un désordre apparent  ».

« Il y a dans l’Orlando furioso, dit Voltaire, un mérite inconnu à toute l’antiquité, c’est celui de ses exordes. Chaque chant est comme un palais enchanté, dont le vestibule est toujours dans un goût différent, tantôt majestueux, tantôt simple, même grotesque. C’est de la morale ou de la gaieté, ou de la galanterie, et toujours du naturel et de la vérité  ».

Rien déplus vrai que cette observation ; mais si, dès le vestibule, l’architecte a déployé ses plus rares merveilles, l’intérieur du palais n’est pas moins séduisant ni moins fécond en surprises de tous genres.

Où trouver plus de grâce et de charme que dans ces strophes si connues, où la jeune vierge est comparée à la rose sur son buisson :

La jeune vierge est semblable à la rose qui, dans un beau jardin, repose solitaire et en sûreté sur le buisson natal, alors que le troupeau ni le pasteur n’est proche. La brise suave et l’aube rougissante, l’eau, la terre lui prodiguent leurs faveurs ; les jeunes amants et les dames énamourées aiment à s’en parer le sein et les tempes.

Mais elle n’est pas plutôt séparée de la branche maternelle et de sa tige verdoyante, que tout ce que des hommes et du ciel elle avait reçu de faveurs, de grâce et de beauté, elle le perd. La vierge qui laisse cueillir la fleur dont elle doit avoir plus de souci que de ses beaux yeux et de sa propre vie, perd dans le cœur de tous ses autres amants le prix qu’auparavant elle avait.

Qu’elle soit méprisée des autres, et de celui-là seul aimée à qui elle a fait de soi-même un si large abandon…

Quel plus touchant, quel plus saisissant tableau que celui d’Angélique perdue sur le rivage d’une île déserte, à l’heure où la nuit tombe :

Quand elle se vit seule, en ce désert dont la vue seule la mettait en peur, à l’heure où Phébus, couche dans la mer, laissait l’air et la terre dans une obscurité profonde, elle s’arrêta dans une attitude qui aurait fait douter quiconque aurait vu sa figure, si elle était une femme véritable et douée de vie, ou bien un rocher ayant cette forme.

Stupide et les yeux fixés sur le sable mouvant, les cheveux dénoués et en désordre, les mains jointes et les lèvres immobiles, elle tenait ses regards languissants levés vers le ciel, comme si elle accusait le grand Moteur d’avoir déchaîné tous les destins à sa perte. Elle resta un moment immobile et comme attérée, puis elle délia sa langue à la plainte et ses yeux aux pleurs.

Elle disait « Fortune, que te reste-t-il encore à faire pour avoir rassasié sur moi tes fureurs et assouvi ta vengeance ?… ».

Arioste n’est pas seulement le poète de la grâce et de l’émotion douce. Il a, quand il le faut, des accents âpres et mâles pour dépeindre les sanglantes mêlées, les assauts vertigineux, les cités croulant sous la flamme. Ses guerriers, même les moins intéressants, sont dessinés avec une vigueur, avec une maestria superbe. Écoutez-le parler de Rodomont escaladant les murs de Paris :

Rodomont, non moins indompté, superbe et colère, que le fut jadis Nemrod, n’aurait pas hésité à escalader le ciel, même de nuit, s’il en avait trouvé le chemin en ce monde. Il ne s arrête pas à regarder si les murailles sont entières ou si la brèche est praticable, ou s’il y a de l’eau dans le fossé. Il traverse le fossé à la course et vole à travers l’eau bourbeuse où il est plongé jusqu’à la bouche.

Souillé de fange, ruisselant d’eau, il va à travers le feu, les rochers, les traits et les balistes, comme le sanglier qui se fraye à travers les roseaux des marécages de Mallea un ample passage avec son poitrail, ses griffes et ses défenses. Le Sarrasin, l’écu haut, méprise le ciel tout autant que les remparts.

À peine Rodomont s’est-il élancé à l’assaut, qu’il parvient sur une de ces plates-formes qui, en dedans des murailles, forment une espèce de pont vaste et large, où se tiennent les soldats français. On le voit alors fracasser plus d’un front, pratiquer des tonsures plus larges que celles des moines, faire voler les bras et les têtes, et pleuvoir, du haut des remparts dans le fossé, un fleuve de sang…

… Pendant que la foule des barbares descend, ou plutôt se précipite dans le fossé hérissé de périls, et de là, par toutes sortes de moyens, s’efforce de monter sur la seconde enceinte, le roi de Sarse, comme s’il avait eu des ailes à chacun de ses membres, malgré le poids de son corps gigantesque et son armure si lourde, bondit de l’autre côté du fossé.

Ce fossé n’avait pas moins de trente pieds de large. Il le franchit avec la légèreté d’un lévrier, et ne fait, en retombant, pas plus de bruit que s’il avait eu du feutre sous les pieds. Il frappe sur les uns et sur les autres, et, sous ses coups, les armures semblent non pas de fer, mais de peau ou d’écorce, tant est bonne la trempe de son épée et si grande est sa force.

Si maintenant on veut avoir la mesure complète de la souplesse du talent d’Arioste, qu’on mette en regard de ce portrait du guerrier sarrasin le passage où Angélique est exposée nue, sur une plage lointaine, aux entreprises d’un vieil ermite magicien. Je me hâte de le dire, il serait difficile d’imaginer une situation plus risquée, d’entrer dans des détails plus précis et plus scabreux ; mais il serait impossible aussi de s’en tirer avec plus de finesse, de malicieuse habileté, de rouerie naïve. Qu’on en juge :

Il (l’ermite) avait à son côté une poche ; il l’ouvre et il en tire une fiole pleine de liqueur. Sur ces yeux puissants où Amour a allumé sa plus cuisante flamme, il en jette légèrement une goutte qui suffit à endormir Angélique. La voilà gisant, renversée sur le sable, livrée à tous les désirs du lubrique vieillard.

Il l’embrasse et la palpe à plaisir, et elle dort et ne peut faire résistance. Il lui baise tantôt le sein, tantôt la bouche ; personne ne peut le voir en ce lieu âpre et désert. Mais, dans cette rencontre, son destrier trébuche, et le corps débile ne répond point au désir. Il avait peu de vigueur, ayant trop d’années, et il peut d’autant moins qu’il s’essouffle davantage.

Il tente toutes les voies, tous les moyens, mais son roussin paresseux se refuse à sauter ; en vain il lui secoue le frein, en vain il le tourmente, il ne peut lui faire tenir la tête haute. Enfin, il s’endort auprès de la dame qu’un nouveau danger menace encore.

Quelle richesse de palette, quelle variété de tons, quelle finesse, quelle grâce, quelle force, quelle puissance de peinture ! Comme c’est bien la maîtresse qualité qu’Horace réclame chez un poète : ut pictura poesis.

On a voulu voir dans Roland furieux une critique de la chevalerie. Ces grands coups d’épée qui fendent du haut en bas chevaux et cavaliers bardés de fer ; ces lances magiques au bout desquelles Roland emporte à bras tendu et au galop de son coursier jusqu’à dix Sarrasins, enfilés les uns après les autres comme une brochette de mauviettes ou de grenouilles ; ces castels enchantés qui apparaissent et s’évanouissent à la cime des monts chenus sur un signe, sur une parole du premier magicien qui passe ; ces guerriers qui, après avoir terrassé en champ clos leurs plus robustes adversaires, se reposent en triomphant la nuit suivante de dix pucelles ; tous ces moyens, tous ces exploits hors nature ont été pris pour une parodie volontaire des mœurs chevaleresques déjà fort en désuétude au temps d’Arioste. On a comparé Roland à Don Quichotte, et Arioste à Cervantès. C’est, je crois, une erreur. Au commencement du XVIe siècle, la mode était toujours aux romans de chevalerie. Le Morgante maggiore de Pulci, et le Roland amoureux de Boïardo, publiés dans les dernières années du siècle précédent , étaient encore en pleine possession de la vogue immense qui les avait accueillis lors de leur apparition. Arioste a voulu, à son tour, écrire une œuvre qui répondît au goût du public. Il a simplement suivi les traces de ses devanciers, et cela est si vrai, qu’il ne s’est même pas donné la peine de chercher une fable nouvelle. Il a pris celle de Roland amoureux qui était resté inachevé, et dont Roland furieux n’est en réalité que la continuation. Ce sont les mêmes personnages et quasi les mêmes aventures, qui ont un même cadre : la guerre des Chrétiens et des Sarrasins. Seulement, sous la plume d’un écrivain de génie, le cadre s’est agrandi, les personnages ont pris un relief inattendu, et ce qui n’était en principe qu’un roman de chevalerie, s’est élevé aux proportions d’un poème épique. La teinte de raillerie jetée sur l’ensemble de l’œuvre ne provient pas d’une idée préconçue, n’est pas la résultante d’une pensée philosophique ou sociale, elle est l’expression naturelle, et pour ainsi dire inconsciente, de la société incrédule et superstitieuse, ignorante et lettrée, raffinée et barbare, au milieu de laquelle vivait Arioste, et dont il fut lui-même un très curieux spécimen.

Esprit léger et sérieux tout à la fois, ambitieux et désintéressé, prodigue par tempérament et économe par nécessité, Ludovic Arioste est une figure à part au milieu de ces gentilshommes courtisans qui donnaient aux petites cours italiennes de la Renaissance, et surtout à la cour du duc de Ferrare, une si brillante physionomie. Il naquit en 1474, à Reggio, province de Modène. Sa famille était originaire de Bologne, ainsi qu’il nous le dit dans la sixième de ses satires. Son père et ses oncles, hommes d’un certain mérite, occupaient des emplois assez élevés dans la cité de Ferrare. Sa mère appartenait à la très ancienne famille des Malaguzzi, ce qui le faisait cousin-germain d’Annibal Malaguzzi, auquel il a dédié la première de ses satires, et qu’il cite une fois ou deux avec éloge dans son poème. Il était l’aîné de dix enfants, cinq garçons et cinq filles. Nous savons, par sa satire IV, le nom de ses frères :

De cinq que nous sommes, Charles est dans le royaume d’où les Turcs ont chassé mon Cléandre, et il a le dessein d’y rester quelque temps.

Galas sollicite, dans la cité d’Évandre, la permission de porter la chemise sur la simarre ; et toi, tu es allé vers le Seigneur, ô Alexandre.

Voici Gabriel ; mais que veux-tu qu’il fasse, étant, depuis l’enfance, resté, par malechance, estropié des jambes et des bras ?

Il ne fut jamais en place ni en cour.

Le patrimoine était mince pour élever toute cette nombreuse famille. Les ancêtres d’Arioste ne s’étaient point enrichis dans le négoce ou par les trafics :

Jamais Mercure n’a été trop ami des miens.

Aussi lui advint-il, comme jadis à Ovide, et à tant d’autres depuis, d’avoir à lutter contre la volonté paternelle pour se livrer à l’étude des belles-lettres où le poussaient ses goûts et comme la prescience de son génie. C’est ce dont il se plaint en ces termes à son ami Bembo :

Hélas ! quand j’eus l’âge convenable pour goûter au miel Pégaséen, alors que mes joues fraîches ne se voyaient pas encore fleuries d’un seul poil,

Mon père me chassa avec les épieux et les lances, et non pas seulement avec les éperons, à compulser textes et gloses, et m’occupa cinq ans à ces sottises.

Après cinq ans d’essais infructueux et de luttes incessantes, son père finit par s’apercevoir qu’il perdait son temps à vouloir faire de son fils un homme de loi. Il lui rendit sa liberté. Arioste avait déjà dépassé l’âge de vingt ans. Il lui fallut réparer le temps perdu. Sa bonne fortune le fit tomber entre les mains du célèbre Grégoire de Spolète, savant helléniste et latiniste, sous la direction duquel il fit de rapides progrès dans la langue de Virgile et d’Horace. Il venait à peine d’entreprendre l’étude du grec quand il perdit son professeur. Sur les instances d’Isabelle, femme de Jean Galéas, Grégoire avait consenti à accompagner en France le jeune Ludovic Sforza, prisonnier de Louis XII. Peu de temps après, le père d’Arioste mourut, et tous les soins de la famille retombèrent à la charge de ce dernier, de sorte qu’il dut faire marcher de front ses études et ses démarches pour établir ses sœurs et ses frères. Il s’acquitta de cette double tâche avec un courage admirable.

Entre temps, il s’était fait connaître par quelques pièces de vers, sonnets, madrigaux, canzones. Sa réputation naissante lui valut la protection d’Hippolyte, cardinal d’Este, qui se l’attacha en qualité de poète. Mais, bien qu’Arioste fut déjà fort estimé pour ses talents d’écrivain, le cardinal se servit plus souvent de lui comme messager d’État que comme poète attitré. Il l’envoya à diverses reprises auprès du pape ; une première fois quand les Vénitiens déclarèrent la guerre au duc Alphonse, pour lui réclamer une somme importante que lui devait Jules II ; une seconde fois, après la victoire des Français à Ravenne.

C’est au milieu de ces allées et venues qu’Arioste composa son poème de Roland, qu’il dédia au cardinal Hippolyte, lequel ne paraît guère en avoir compris la valeur. Un jour, après avoir entendu la lecture de plusieurs chants que le poète venait de terminer, il lui dit en riant : « Hé ! maître Ludovic, où diable avez-vous pris toutes ces… sottises ? » Le mot, en italien, est autrement expressif, mais il ne saurait être traduit en français . Je dois ajouter que si le cardinal faisait assez peu de cas du talent de poète d’Arioste, il le payait fort mal.

Mais il fallait vivre ; il fallait surtout pourvoir aux besoins de la nombreuse couvée dont il était l’unique soutien. Arioste resta dix-sept ans auprès d’Hippolyte. À la mort du cardinal, il passa au service du duc Alphonse qui le traita avec plus de considération, sinon avec plus de largesse. Mais le désir de ne pas s’éloigner de Ferrare lui fit accepter cette nouvelle servitude :

Ce n’est pas que le service du duc soit bon de tous points ; ce qui me plaît surtout en lui, c’est que je m’éloigne rarement du nid natal, ce qui jette peu de trouble dans mes travaux.

Arioste s’était bâti à Ferrare une maison entourée d’un jardin. C’est là qu’il écrivit la plupart de ses ouvrages, et qu’il mit la dernière main à son poème de Roland. Àson vif regret, à la mort de Léon X, il dut quitter sa chère retraite pour aller prendre le gouvernement de la province de Garfagnana, en plein Apennin. On raconte à ce sujet l’aventure suivante : Il se rendait à sa résidence, et était sur le point d’arriver à Castelnuovo, quand il fut arrêté par des brigands, lesquels, aussitôt qu’ils eurent appris quel était leur prisonnier, le comblèrent de marques de respect et l’escortèrent jusqu’à ce qu’il eût franchi le passage dangereux. Peut-être n’est-ce là qu’une légende ; mais l’aventure n’a rien d’invraisemblable. Elle est bien dans les mœurs de l’époque, et s’accorde parfaitement avec l’admiration que les contemporains d’Arioste avaient pour le poète de Roland.

Il resta trois ans à Castelnuovo. Rentré à la fin de sa mission à Ferrare, il ne s’y occupa plus que de ses travaux littéraires, retouchant sans cesse son poème de Roland. Il venait d’en donner une édition définitive, lorsqu’il mourut, le 8 juillet 1533, à l’âge de cinquante-neuf ans.

Outre Roland furieux, Arioste a écrit cinq comédies et des satires au nombre de sept. Voici comment s’exprime, au sujet de ces dernières, un des maîtres de la critique italienne : « Dans le genre de la satire, comme dans le genre épique et dans celui de la comédie, Arioste excelle comme se rapprochant le plus d’Horace, lequel a su, plus que les autres auteurs latins, conserver à la satire l’allure de la comédie . » Pour nous, les satires d’Arioste ont surtout le mérite de nous retracer dans ses détails intimes la vie du poète.

Des cinq comédies, la plus célèbre, la meilleure aussi, est celle qui a pour titre : I Suppositi. Puis viennent la Cassaria, il Negromante, la Lena, et la Scolastica. Cette dernière, laissée inachevée par Arioste, fut terminée par son frère Gabriel. Ces cinq pièces, où se retrouvent à un haut degré les principales qualités de l’auteur de Roland, l’abondance, la verve, la clarté, l’esprit d’observation, eurent toutes, sauf la dernière qui ne fut pas jouée, du moins du vivant d’Arioste, un grand succès et le placèrent au premier rang des auteurs comiques en Italie. Mais encore une fois, son vrai titre aux yeux de la postérité n’est ni dans ses comédies, ni dans ses satires, ni dans les poésies lyriques qu’il a composées en l’honneur de divers personnages de la maison d’Este et, en particulier, du cardinal Hippolyte ; c’est dans Roland qu’il faut le chercher. Les satires et les comédies d’Arioste ne sont plus guère lues que des érudits, tandis que Roland est dans toutes les mains, a été traduit dans toutes les langues. Bien qu’âgé de près de quatre siècles, il est, comme dit le poète :

Jeune encore de gloire et d’immortalité.

Roland furieux fut publié pour la première fois à Ferrare, en 1515 ou 1516. Depuis cette époque, il en a été fait de nombreuses traductions françaises en prose et en vers. Voltaire disait à ce propos : « Je n’ai jamais pu lire un seul chant de ce poème dans nos traductions . » Si Voltaire vivait encore, il tiendrait certainement le même langage. Les traductions de Roland faites après lui ne valent guère mieux que celles qui existaient de son temps. Si les dernières ont été parfois un peu plus scrupuleuses sous le rapport de l’exactitude, elles sont toutes d’un terre à terre désespérant. Aucune n’a cherché à rendre le coloris étincelant, la naïveté savante, l’enjouement, le brio qu’Arioste a répandus à pleines mains sur son œuvre. À les lire, on ressent la même impression que ferait éprouver la vue d’un papillon dont les ailes, prises entre les doigts d’un rustre, y auraient laissé leurs couleurs.

Cependant, je ne crois pas qu’il soit impossible de donner de nos jours une bonne traduction du chef-d’œuvre d’Arioste. La langue française du XIXe siècle, telle que nous l’ont faite J.-J. Rousseau, Chateaubriand, George Sand, Victor Hugo, est un instrument assez souple, assez sonore, assez complet pour prendre tous les tons, pour rendre toutes les nuances d’un idiome étranger, surtout de l’italien avec lequel elle a tant d’affinités d’origine. Aussi, n’ai-je pas hésité à traduire Roland furieux après tant d’autres. Ai-je réussi à faire mieux que mes devanciers ? Il ne m’appartient pas d’en juger. Ce que je puis dire, c’est que je me suis efforcé de mieux faire. En tout cas, la façon si bienveillante avec laquelle le public a accueilli mes traductions de la Divine Comédieet du Décaméron, me fait espérer qu’il me tiendra compte, cette fois encore, des efforts que j’ai faits pour lui offrir, dans toute sa vérité, un des chefs-d’œuvre et, suivant quelques-uns, parmi lesquels Voltaire, le chef-d’œuvre de la poésie italienne.

Francisque REYNARD.

Paris, 30 octobre 1879.

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