X

Quand on connut l’aventure de Matthieu, le père et la mère Bernard, qui avaient été jusqu’alors assez bien disposés pour moi, ne purent pas s’empêcher de croire qu’il fallait que j’eusse fait de grandes avances à ce misérable, pour qu’il osât entrer chez moi par la fenêtre à dix heures du soir. Quand chacun eut dit son mot et raconté son histoire, le père Bernard hocha la tête et dit à sa femme :

« Rose-d’Amour ne sera pas notre fille.

– C’est une dévergondée, dit la mère. On m’assurait encore ce matin qu’elle recevait trois ou quatre jeunes gens toutes les nuits et, de plus, monsieur l’adjoint au maire.

– Qu’elle reçoive qui elle voudra, dit le père, j’empêcherai bien Bernard de l’épouser.

– Et moi aussi, dit la mère. Mais qui aurait cru cela de cette petite fille que nous avons tenue sur nos genoux, qui était si sage et si douce, étant enfant ! Il faut que Dieu l’ait abandonnée.

Le lendemain, sans perdre de temps, la mère Bernard vint chez moi pour m’annoncer cette nouvelle. Quoique je connusse déjà par mes camarades d’atelier tous les bruits qui avaient couru, j’étais loin de m’attendre à ce dernier coup.

Je ne vous raconterai pas son discours. Je ne l’entendis pas tout entier. Aux premiers mots, je compris tout, et je reçus comme un coup de massue sur la tête.

« Ah ! mère, lui dis-je, est-ce vous qui devriez me dire une chose pareille ! »

Et je me mis à fondre en larmes.

« Écoute, mon enfant, répondit-elle, mets-toi à ma place. Tu ne penses qu’à toi ; moi, je pense à mon Bernard, et je ne serais pas bien aise qu’il fût le mari d’une coureuse. Je veux croire que tu n’as rien fait de mal, et que tu n’attirais chez toi ce Matthieu et tous les autres que pour chanter les psaumes avec eux et dire les litanies de la sainte Vierge ; mais…

– J’ai attiré Matthieu ? moi !

– Ma foi, je répète ce qui se dit. Ils sont là plus de trente qui ont vu les gens entrer chez toi à toutes heures de la nuit, ou en sortir. Il faut bien croire de pareils témoins. Et après tout…

– C’est bien, lui dis-je en me levant, car je me sentais indignée, vous pouvez dire à Bernard ce qu’il vous plaira, mais vous êtes chez moi.

– C’est bon, c’est bon, on s’en va. Ne vas-tu pas faire la princesse parce que tu t’es mise dans ton tort ? Je ne te dis pas : au revoir, ma petite. »

Je la laissai partir et ne cherchai pas à la retenir ; puis je repris ma vie accoutumée, et je retournai à l’atelier, malgré les cris d’indignation des voisins, qui disaient que je m’entendais avec Matthieu.

Le méchant homme lui-même le laissait croire, et en mon absence disait d’un air fin :

« Rose-d’Amour et moi, nous ne sommes pas aussi brouillés qu’elle veut le faire croire. »

Si vous me demandez pourquoi je n’ai pas quitté son atelier, je vous dirai, madame, que je craignais de ne pas trouver d’ouvrage dans un autre. Les mauvais bruits qui couraient m’auraient suivie partout : j’aurais été persécutée ailleurs tout autant et peut-être davantage ; et d’ailleurs, je vous avoue que, grâce à mes lectures, – car depuis que Jean-Paul m’avait enseigné à lire, je lisais souvent l’Évangile et l’Imitation de Jésus-Christ, et j’en tirais des consolations infinies, – grâce à mes lectures, je devenais à peu près indifférente à tout ce qu’on disait de moi. Toujours frappée au même endroit et par tous, je sentais ma blessure se cicatriser, et je commençais à vivre dans un monde bien supérieur à tous les autres, dans le monde où les corps ont disparu, et où il ne reste plus que de purs esprits. Là, du moins, je me sentais libre.

Enfin j’appris de mes camarades que Bernard allait revenir ; on disait qu’il était sergent, qu’il allait obtenir un emploi dans les droits réunis, qu’il allait vivre comme un bourgeois, et sa mère parlait même de lui acheter une charge d’huissier.

À cette nouvelle, je sentis mon cœur battre plus vite et plus joyeusement, et je crus que mes peines touchaient à leur fin. Imaginez, madame, un enfer qui a duré sept ans avec la promesse du paradis ! Voilà ce que je pensai tout de suite en apprenant ce retour. Du reste, j’en eus bientôt des preuves certaines.

La mère de Bernard commença à parcourir le quartier en racontant les campagnes de son fils, tous ses grades depuis celui de caporal jusqu’à celui de sergent ; tous les Arabes qu’il avait tués ; tous les bois de myrtes et de lauriers-roses où il avait chassé le lion, le tigre, la panthère, le léopard, la perdrix, le lièvre et tous les autres animaux féroces. Elle fit blanchir sa maison du haut en bas : quoique la maison, qui était neuve, comme vous savez, n’en eût guère besoin. Elle acheta des cravates, des mouchoirs, des chemises, douze paires de bas ; elle parlait même d’aller au-devant de lui jusqu’à Paris, et (à ce qu’on disait) de le faire revenir en poste comme un prince.

Toute la rue était en rumeur à cause de cet événement.

Pour moi, qui attendais Bernard avec plus d’impatience qu’elle, car je lui avais écrit depuis deux ans une douzaine de lettres auxquelles il n’avait jamais répondu, je me tenais plus renfermée que jamais dans mon atelier, et au sortir de l’atelier dans ma chambre.

J’étais certaine, quelque mal qu’on pût lui dire de moi, qu’il n’en croirait pas un mot, tant j’avais confiance en lui, et j’étais sûre que sa première visite et sa première parole seraient pour moi.

Enfin, j’appris un matin dans mon atelier que Bernard devait arriver le soir par la diligence. Le père Bernard devait aller l’attendre avec tous ses amis, et la mère faisait préparer un grand souper dont la fumée (car nous étions voisins) pourrait se faire sentir jusque chez moi.

Rien n’était plus naturel que toute cette joie, ce festin et ses apprêts. Eh bien ! madame, il me semblait entendre parler de mon enterrement. À mesure que l’heure approchait, je me sentais prête à me trouver mal, et je fus forcée de sortir de l’atelier et de rentrer chez moi.

Je venais à peine de fermer ma porte et de m’asseoir près de la fenêtre, qui donnait sur la campagne, lorsque j’entendis les grelots des chevaux et le roulement de la diligence au fond de la vallée. En même temps, je vis les amis de Bernard et son père arrêter la diligence, le faire descendre et l’emmener bras dessus bras dessous après l’avoir embrassé.

« À quoi pense-t-il maintenant ? me disais-je. M’a-t-il oubliée ? Je le saurai en le voyant entrer. Son premier regard, sa première parole doivent être pour moi. »

J’avais mis ma plus belle robe et mon plus beau bonnet. J’avais habillé Bernardine comme une petite poupée, et je la retenais à grand-peine à côté de moi pour qu’elle fût tout à fait belle quand son père la verrait pour la première fois. Je me demandais aussi s’il fallait attendre Bernard, ou bien si je ne ferais pas mieux de descendre dans la rue et de me jeter dans ses bras dès qu’il aurait paru. Cependant un reste de défiance me retint, et j’attendis de pied ferme, mais non sans maudire la lenteur des minutes.

Il parut enfin au coin de la rue. Je le voyais, cachée derrière le rideau de ma fenêtre. Il était plus fort, plus hardi, mieux découplé, mieux pris dans sa taille, plus beau aussi ; mais c’était bien Bernard. Il avait penché son képi sur l’oreille, ce qui lui donnait l’air guerrier ; sa moustache était fine et longue. C’était un bel homme, un joli garçon dont toute femme eût été fière.

Il passa devant ma maison sans lever les yeux. J’étais là, prête à crier, à m’élancer, je laissai retomber le rideau. J’étais presque folle de douleur. Pas un regard ! Ses amis étaient avec lui ; peut-être n’osait-il pas les quitter et entrer chez moi, mais pas un regard !

Il ne m’aimait plus !

Ainsi pendant sept ans j’avais souffert mort et passion à cause de lui ; mon père était mort, j’avais été déshonorée, je vivais, seule, malheureuse, méprisée, abandonnée de tous : une seule chose me soutenait, son amour, et il ne m’aimait plus !

Le tonnerre serait tombé sur ma tête sans me faire plus de mal.

J’ôtai mon bonnet, je le jetai à terre, je pleurai de colère et de désespoir. Bernardine étonnée se jetait à mon cou et cherchait à me consoler.

« Tu m’avais promis de me faire voir papa. Où est-il donc papa ?

– Il est parti, mon enfant, il ne reviendra plus ! »

Quand la nuit fut venue et l’enfant couché, j’allai m’asseoir dans mon jardin, qui était voisin de celui de Bernard, sous un berceau que mon père avait fait lui-même, et j’entendis de là le bruit du souper, le choc des verres, les cris de joie des amis, et le vieux Bernard qui buvait à la santé de son fils, de sa femme, de l’armée française, du roi des Français, de la garde nationale et du sultan Abd-el-Kader.

J’entendis aussi la voix de Bernard ! mais il me parut moins gai qu’on s’y attendait, et quelqu’un en fit la remarque.

« Je suis un peu fatigué, dit-il. J’ai fait cent lieues sans dormir.

– Et tu veux dormir ce soir ? dit le père. C’est trop juste. Eh bien ! va te coucher, mon garçon ; et nous, amis, buvons. »

Bernard monta dans sa chambre, et au lieu de se coucher, s’assit auprès de la fenêtre. Il appuyait son menton sur sa main. Je le voyais parfaitement quoiqu’il ne me vît pas, car son visage était éclairé par la lune et j’étais dans l’ombre, sous le berceau.

Après être resté plus d’une heure dans cette position, il poussa un long soupir, ferma la fenêtre et se coucha.

Quelques moments après, ses amis sortirent de la maison, et j’entendis le vieux Bernard qui chantonnait un air à boire :

Que Monus et la Folie

Veillent toujours sur notre vie, etc.

Alors, toute brisée par le désespoir, j’allai me coucher à mon tour. Voilà comment se passa ce jour dont j’avais attendu tant de bonheur.

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