IX L’APÔTRE

On a la gueule qu’on peut. Avec ses yeux très clairs et sa barbe à frisettes, ce grand maigre ressemblait aux Bons Dieux qu’on voit dans les églises. À cela, elle ne trouva rien à redire. Pour le reste, c’était un type pareil aux autres qui lui payait un verre et, tantôt, la tripoterait sans doute sur un lit, à moins qu’il n’attrapât la flemme et simplement la plantât là. Ce sont des choses qui arrivent. D’ailleurs, il avait payé d’avance : une couronne.

Ce qui est sûr, c’est qu’il aimait beaucoup à causer. Il arrivait d’en France. Il avait pris cinq minutes à le raconter. Il avait dit aussi :

– Mademoiselle, moi, je suis anarchiste.

Et comme Zonzon avait répondu :

– Peuh ! j’emmerde ces gens-là.

il en était à préciser :

– Mademoiselle, quand je dis anarchiste, entendez que je suis anarchiste-chrétien.

– Oh alors ! concéda Zonzon, qui après tout s’en fichait.

On aurait pu croire que, d’accord sur se point, ils s’entendraient, au plus vite, pour le reste. Et pas du tout :

– Mademoiselle, reprit-il, connaissez-vous Tolstoï ?

– Tolstoï, voyons ? Non, elle ne connaissait pas Tolstoï.

Du moins, elle ne s’en souvenait pas.

– En tout cas, fit-elle, tu peux m’amener ce type.

Ce qu’elle disait était simple : l’homme en parut surpris. Il la fixa de ses yeux clairs :

– Mademoiselle, si je vous ai invitée, ce n’est pas pour ce que vous croyez.

– Non ? commença Zonzon. Tu ne penses cependant pas que pour ta couronne…

Il ne la laissa pas finir.

– Mademoiselle, ce que je voudrais, c’est vous faire avoir honte.

– À moi ! dit Zonzon.

On ne lui avait jamais proposé cet ouvrage. Après tout, s’il aimait ça !

– Bon, dit-elle, si tu veux, j’accepte que tu me fasses avoir honte. Mais il faudrait arrondir ton petit cadeau.

Il sortit une autre couronne :

– Ceci, expliqua-t-il, c’est uniquement pour votre temps. Le reste, Mademoiselle, je n’en userai pas. Nous causerons.

Ah ! bon, elle comprenait : on rencontre, parfois, de ces maboules à qui parler suffit, auprès d’une femme.

Elle se cala, bien d’aplomb :

– Vas-y, mon vieux

– Mademoiselle, commença-t-il, je disais tout à l’heure que je suis anarchiste, anarchiste-chrétien. Je devrais dire plutôt anarchiste-amoureux. J’ai pour l’humanité de l’amour plein le cœur…

– Oui, approuva Zonzon.

– Les hommes sont frères, et vous, ô ma sœur, c’est comme ma sœur que je vous aime.

– Oui.

– Ne vous arrive-t-il pas de penser au temps où vous étiez une petite fille innocente et jolie.

– Oui… oui…

Elle le laissa aller : il ne faut jamais contrarier les maboules ; il parlait bien d’ailleurs. Tout de même, comme une fois il avait prononcé le mot « prostituée » et qu’il y revenait, elle pensa se fâcher :

– Mon P’tit, je sais que c’est comme ça qu’on nous appelle à la police. Mais c’est pas vrai. On est, nom de Dieu, une femme avec un cul comme toutes les autres.

– Mademoiselle, dit-il, ne vous emportez pas.

Puis il se mit à parler d’autres choses. D’abord de Jésus, ce bon Dieu des églises, un brave homme, à ce qu’elle comprit, qui n’avait pas refusé de boire à la cruche de la Samaritaine.

Des cruches à la Samaritaine ?

– Oui… oui… consentit Zonzon.

Ensuite, il raconta d’une certaine Sonia…

– Ah ! oui.

… une Russe qui était allée faire le truc en Sibérie…

– Oui.

… parce que son mec, il avait tué une vieille.

– Oui.

– C’était imprimé dans un livre.

– Oui.

Il disait comme ça :

– Vous aussi, vous devriez ressusciter.

– Oui.

– Comme Lazare, Mademoiselle, qui était mort depuis quatre jours.

– Oh ! oui.

– À preuve que ce Lazare puait…

– Oui… oui…

Et toutes sortes d’autres idées auxquelles il n’avait rien à comprendre, puisque c’étaient des idées de maboule.

Après, il en revint à son Tolstoï. Tolstoï qui avait écrit des livres.

– Oui.

– Tolstoï qui…

– Un fameux salaud, pensait Zonzon, puisque t’en as besoin pour t’allumer auprès d’une femme… Oui.

Cela dura bien vingt minutes. Jamais elle n’avait dit tant de « oui ». À la fin, tout de même, il se mit à roucouler, puis à devenir rouge, puis à jouer des prunelles, comme les types quand ils pensent pour de bon à l’amour.

– N’est-ce pas, disait-il, mademoiselle, que je vous ai convaincue ?

– Oui.

– Vous avez compris qu’il existe une rédemption.

– Oui… oui…

– Vous allez devenir meilleure. Je vois cela dans votre regard.

Et, en effet, depuis une minute, elle le regardait au point d’en oublier ses « oui ». Elle dut même, sur ce qu’elle regardait, faire une remarque.

Elle dit :

– Mon vieux ! depuis le temps que j’t’écoute, pourquoi qu’t’as les oreilles à fout’ le camp si loin de la tête ? C’est-y que t’es malade ?

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