Avant-propos

L’argent, par le temps qui court, donne le plaisir, la considération, les amis, les succès, les talents, l’esprit même ; ce doux métal doit donc être l’objet constant de l’amour et de la sollicitude des mortels de tout âge, de toute condition, depuis les rois jusqu’aux grisettes, depuis les propriétaires jusqu’aux émigrés.

Mais cet argent, source de tous les plaisirs, origine de toutes les gloires, est aussi le but de toutes les tentatives.

La vie peut être considérée comme un combat perpétuel entre les riches et les pauvres. Les uns sont retranchés dans une place forte à murs d’airain, pleine de munitions ; les autres tournent, virent, sautent, attaquent, rongent les murailles ; et malgré les ouvrages à cornes que l’on bâtit, en dépit des portes, des fossés, des batteries, il est rare que les assiégeants, ces cosaques de l’État social, n’emportent pas quelques avantages.

L’argent prélevé par ces forbans policés est perdu sans retour ; et ce serait un parti précieux que celui de se mettre en garde contre leurs vives et adroites attaques. C’est vers ce but que nous avons dirigé tous nos efforts ; et nous avons tenté, dans l’intérêt des gens honnêtes, d’éclairer les manœuvres de ces Protées insaisissables.

L’homme honnête, à qui nous dédions notre livre, est celui-ci:

Un homme jeune encore, aimant les plaisirs, riche ou gagnant de l’argent avec facilité par une industrie légitime, d’une probité sévère, soit qu’elle agisse politiquement, en famille ou au-dehors, gai, spirituel, franc, simple, noble, généreux.

C’est à lui que nous nous adressons, voulant lui épargner tout l’argent qu’il pourrait abandonner à la subtilité et à l’adresse, sans se croire victime d’un vol.

Notre ouvrage aura le défaut de faire voir la nature humaine sous un aspect triste. Eh quoi ! dira-t-on, faut-il se défier de tout le monde ? N’y a-t-il plus d’honnêtes gens ? Craindrons-nous nos amis, nos parents ? Oui ! craignez tout ; mais ne laissez jamais paraître votre méfiance. Imitez le chat ; soyez doux, caressant ; mais voyez avec soin s’il y a quelque issue ; et souvenez-vous qu’il n’est pas donné aux gens honnêtes de tomber toujours sur leurs pieds. Ayez l’œil au guet : sachez enfin rendre tour à tour votre esprit doux comme le velours, inflexible comme l’acier.

Ces précautions sont inutiles, nous dira-t-on.

Nous savons fort bien que de nos jours on n’assassine plus le soir dans les rues, qu’on ne vole pas aussi fréquemment qu’autrefois, qu’on respecte les montres, qu’on a des égards pour les bourses et des procédés pour les mouchoirs. Nous savons aussi tous les ans ce que coûtent les gendarmes, la police, etc.

Les Pourceaugnac, les Danières sont des êtres purement d’invention ; ils n’ont plus leurs modèles. Sbrigani, Crispin, Cartouche sont des idéalités. Il n’y a plus de provinciaux à berner, de tuteurs à tromper : notre siècle a une tout autre allure, une bien plus gracieuse physionomie.

Le moindre jeune homme est à vingt ans rusé comme un vieux juge d’instruction. On sait ce que vaut l’or. Paris est aéré, ses rues sont larges ; on n’emporte plus d’argent dans les foules. Ce n’est plus le vieux Paris sans mœurs, sans lumières : il n’y a guère de lanternes, il est vrai : mais les gendarmes, les espions sont de bien autres éclaireurs.

Rendons pleine justice aux lois nouvelles : en ne prodiguant pas la peine capitale, elles ont forcé le criminel à attacher de l’importance à la vie. Les voleurs, en voyant les moyens de s’enrichir par des tours d’adresse sans risquer leur tête, ont préféré l’escroquerie au meurtre, et tout s’est perfectionné.

Autrefois on vous demandait brusquement la bourse ou la vie ; aujourd’hui on ne songe ni à l’une ni à l’autre. Les gens honnêtes avaient des assassins à craindre ; aujourd’hui ils n’ont pour ennemis que des prestidigitateurs. C’est l’esprit que l’on aiguise et non plus les poignards. La seule occupation doit donc être de défendre ses écus contre les pièges dont on les environne. L’attaque et la défense se trouvent également stimulées par le besoin. C’est une question budgétaire, un combat entre l’homme honnête qui dîne et l’honnête homme qui jeûne.

L’élégance de nos manières, le fini de nos usages, le vernis de notre politesse se reflètent sur tout ce qui nous environne. Le jour où l’on a fabriqué de beaux tapis, de riches porcelaines, des meubles de prix, des armes magnifiques, les voleurs, la classe la plus intelligente de la société, ont senti qu’il fallait se placer à la hauteur des circonstances : vite ils ont pris le tilbury comme l’agent de change, le cabriolet comme le notaire, le coupé comme le banquier.

Alors les moyens d’acquérir le bien d’autrui sont devenus si multipliés, ils se sont enveloppés sous des formes si gracieuses, tant de gens les ont pratiqués, qu’il a été impossible de les prévoir, de les classer dans nos codes, enfin le Parisien, oui, le Parisien lui-même, a été un des premiers trompé.

Si le Parisien, cet être d’un goût si exquis, d’une prévoyance si rare, d’un égoïsme si délicat, d’un esprit si fin, d’une perception si déliée, se laisse journellement prendre dans ces lacets si bien tendus, l’on conviendra que les étrangers, les insouciants, les niais et les gens honnêtes doivent s’empresser de consulter un manuel où l’on espère avoir signalé tous les pièges.

Pour beaucoup de gens, le cœur humain est un pays perdu; ils ne connaissent pas les hommes, leurs sentiments, leurs manières ; ils n’ont pas étudié cette diversité de langage que parlent les yeux, la démarche, les gestes. Que ce livre leur serve de carte ; et comme les Anglais, qui ne se hasardent pas dans Paris sans un Pocket Book, que les gens honnêtes consultent ce guide, sûrs d’y trouver les avis bienveillants d’un ami expérimenté.

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