Chagrins de famille

En toute situation, les femmes ont plus de causes de douleur que n’en a l’homme, et souffrent plus que lui. L’homme a sa force, et l’exercice de sa puissance : il agit, il va, il s’occupe, il pense, il embrasse l’avenir et y trouve des consolations. Ainsi faisait Charles. Mais la femme demeure, elle reste face à face avec le chagrin dont rien ne la distrait, elle descend jusqu’au fond de l’abîme qu’il a ouvert, le mesure et souvent le comble de ses vœux et de ses larmes. Ainsi faisait Eugénie. Elle s’initiait à sa destinée. Sentir, aimer, souffrir, se dévouer, sera toujours le texte de la vie des femmes. Eugénie devait être toute la femme, moins ce qui la console. Son bonheur, amassé comme les clous semés sur la muraille, suivant la sublime expression de Bossuet, ne devait pas un jour lui remplir le creux de la main. Les chagrins ne se font jamais attendre, et pour elle ils arrivèrent bientôt. Le lendemain du départ de Charles, la maison Grandet reprit sa physionomie pour tout le monde, excepté pour Eugénie qui la trouva tout à coup bien vide. A l’insu de son père, elle voulut que la chambre de Charles restât dans l’état où il l’avait laissée. Madame Grandet et Nanon furent volontiers complices de ce statu quo.

– Qui sait s’il ne reviendra pas plus tôt que nous ne le croyons, dit-elle.

– Ah ! je le voudrais voir ici, répondit Nanon. Je m’accoutumais ben à lui ! C’était un ben doux, un ben parfait monsieur, quasiment joli, moutonné comme une fille. Eugénie regarda Nanon.

– Sainte Vierge, mademoiselle, vous avez les yeux à la perdition de votre âme ! Ne regardez donc pas le monde comme ça.

Depuis ce jour, la beauté de mademoiselle Grandet prit un nouveau caractère. Les graves pensées d’amour par lesquelles son âme était lentement envahie, la dignité de la femme aimée donnèrent à ses traits cette espèce d’éclat que les peintres figurent par l’auréole. Avant la venue de son cousin, Eugénie pouvait être comparée à la Vierge avant la conception, quand il fut parti elle ressemblait à la Vierge mère : elle avait conçu l’amour. Ces deux Maries, si différentes et si bien représentées par quelques peintres espagnols, constituent l’une des plus brillantes figures qui abondent dans le christianisme. En revenant de la messe où elle alla le lendemain du départ de Charles, et où elle avait fait vœu d’aller tous les jours, elle prit, chez le libraire de la ville, une mappemonde qu’elle cloua près de son miroir, afin de suivre son cousin dans sa route vers les Indes, afin de pouvoir se mettre un peu, soir et matin, dans le vaisseau qui l’y transportait, de le voir, de lui adresser mille questions, de lui dire :

– Es-tu bien ? ne souffres-tu pas ? penses-tu bien à moi, en voyant cette étoile dont tu m’as appris à connaître les beautés et l’usage ?

Puis, le matin, elle restait pensive sous le noyer, assise sur le banc de bois rongé par les vers et garni de mousse grise où ils s’étaient dit tant de bonnes choses, de niaiseries, où ils avaient bâti les châteaux en Espagne de leur joli ménage. Elle pensait à l’avenir en regardant le ciel par le petit espace que les murs lui permettaient d’embrasser ; puis le vieux pan de muraille, et le toit sous lequel était la chambre de Charles. Enfin ce fut l’amour solitaire, l’amour vrai qui persiste, qui se glisse dans toutes les pensées, et devient la substance, ou, comme eussent dit nos pères, l’étoffe de la vie. Quand les soi-disant amis du père Grandet venaient faire la partie le soir, elle était gaie, elle dissimulait ; mais, pendant toute la matinée, elle causait de Charles avec sa mère et Nanon. Nanon avait compris qu’elle pouvait compatir aux souffrances de sa jeune maîtresse sans manquer à ses devoirs envers son vieux patron, elle qui disait à Eugénie :

– Si j’avais eu un homme à moi, je l’aurais… suivi dans l’enfer. Je l’aurais… quoi… Enfin, j’aurais voulu m’exterminer pour lui ; mais… rin. Je mourrai sans savoir ce que c’est que la vie. Croiriez-vous, mademoiselle, que ce vieux Cornoiller, qu’est un bon homme tout de même, tourne autour de ma jupe, rapport à mes rentes, tout comme ceux qui viennent ici flairer le magot de monsieur, en vous faisant la cour ? Je vois ça, parce que je suis encore fine, quoique je sois grosse comme une tour ; hé ! bien, mam’zelle, ça me fait plaisir, quoique ça ne soye pas de l’amour.

Deux mois se passèrent ainsi. Cette vie domestique, jadis si monotone, s’était animée par l’immense intérêt du secret qui liait plus intimement ces trois femmes. Pour elles, sous les planchers grisâtres de cette salle, Charles vivait, allait, venait encore. Soir et matin Eugénie ouvrait la toilette et contemplait le portrait de sa tante. Un dimanche matin elle fut surprise par sa mère au moment où elle était occupée à chercher les traits de Charles dans ceux du portrait. Madame Grandet fut alors initiée au terrible secret de l’échange fait par le voyageur contre le trésor d’Eugénie.

– Tu lui as tout donné, dit la mère épouvantée. Que diras-tu donc à ton père, au jour de l’an, quand il voudra voir ton or ?

Les yeux d’Eugénie devinrent fixes, et ces deux femmes demeurèrent dans un effroi mortel pendant la moitié de la matinée. Elles furent assez troublées pour manquer la grand’messe, et n’allèrent qu’à la messe militaire. Dans trois jours l’année 1819 finissait. Dans trois jours devait commencer une terrible action, une tragédie bourgeoise sans poison, ni poignard, ni sang répandu ; mais, relativement aux acteurs, plus cruelle que tous les drames accomplis dans l’illustre famille des Atrides.

– Qu’allons-nous devenir ? dit madame Grandet à sa fille en laissant son tricot sur ses genoux.

La pauvre mère subissait de tels troubles depuis deux mois que les manches de laine dont elle avait besoin pour son hiver n’étaient pas encore finies. Ce fait domestique, minime en apparence, eut de tristes résultats pour elle. Faute de manches, le froid la saisit d’une façon fâcheuse au milieu d’une sueur causée par une épouvantable colère de son mari.

– Je pensais, ma pauvre enfant, que, si tu m’avais confié ton secret, nous aurions eu le temps d’écrire à Paris à monsieur des Grassins. Il aurait pu nous envoyer des pièces d’or semblables aux tiennes ; et, quoique Grandet les connaisse bien, peut-être…

– Mais où donc aurions-nous pris tant d’argent ?

– J’aurais engagé mes propres. D’ailleurs monsieur des Grassins nous eût bien…

– Il n’est plus temps, répondit Eugénie d’une voix sourde et altérée en interrompant sa mère. Demain matin ne devons-nous pas aller lui souhaiter la bonne année dans sa chambre ?

– Mais, ma fille, pourquoi n’irais-je donc pas voir les Cruchot ?

– Non, non, ce serait me livrer à eux et nous mettre sous leur dépendance. D’ailleurs j’ai pris mon parti. J’ai bien fait, je ne me repens de rien. Dieu me protégera. Que sa sainte volonté se fasse. Ah ! si vous aviez lu sa lettre, vous n’auriez pensé qu’à lui, ma mère.

Le lendemain matin, premier janvier 1820, la terreur flagrante à laquelle la mère et la fille étaient en proie leur suggéra la plus naturelle des excuses pour ne pas venir solennellement dans la chambre de Grandet. L’hiver de 1819 à 1820 fut un des plus rigoureux de l’époque. La neige encombrait les toits.

Madame Grandet dit à son mari, dès qu’elle l’entendit se remuant dans sa chambre :

– Grandet, fais donc allumer par Nanon un peu de feu chez moi ; le froid est si vif que je gèle sous ma couverture. Je suis arrivée à un âge où j’ai besoin de ménagements. D’ailleurs, reprit-elle après une légère pause, Eugénie viendra s’habiller là. Cette pauvre fille pourrait gagner une maladie à faire sa toilette chez elle par un temps pareil. Puis nous irons te souhaiter le bon an près du feu, dans la salle.

– Ta, ta, ta, ta, quelle langue ! comme tu commences l’année, madame Grandet ? Tu n’as jamais tant parlé. Cependant tu n’as pas mangé de pain trempé dans du vin, je pense. Il y eut un moment de silence. Eh ! bien, reprit le bonhomme que sans doute la proposition de sa femme arrangeait, je vais faire ce que vous voulez, madame Grandet. Tu es vraiment une bonne femme, et je ne veux pas qu’il t’arrive malheur à l’échéance de ton âge, quoique en général les La Bertellière soient faits de vieux ciment. Hein ! pas vrai ? cria-t-il après une pause. Enfin, nous en avons hérité, je leur pardonne. Et il toussa.

– Vous êtes gai ce matin, monsieur, dit gravement la pauvre femme.

– Toujours gai, moi,

Gai, gai, gai, le tonnelier,

Raccommodez votre cuvier !

ajouta-t-il en entrant chez sa femme tout habillé. Oui, nom d’un petit bonhomme, il fait solidement froid tout de même. Nous déjeunerons bien, ma femme. Des Grassins m’a envoyé un pâté de foies gras truffé ! Je vais aller le chercher à la diligence. Il doit y avoir joint un double napoléon pour Eugénie, vint lui dire le tonnelier à l’oreille. Je n’ai plus d’or, ma femme. J’avais bien encore quelques vieilles pièces, je puis te dire cela à toi ; mais il a fallu les lâcher pour les affaires. Et, pour célébrer lever jour de l’an, il l’embrassa sur le front.

– Eugénie, cria la bonne mère, je ne sais sur quel côté ton père a dormi, mais il est bon homme, ce matin. Bah ! nous nous en tirerons.

– Quoi qu’il a donc, notre maître ? dit Nanon en entrant chez sa maîtresse pour y allumer du feu. D’abord, il m’a dit : « Bonjour, bon an, grosse bête ! Va faire du feu chez ma femme, elle a froid. » Ai-je été sotte quand je l’ai vu me tendant la main pour me donner un écu de six francs qui n’est quasi point rogné du tout ! tenez, madame, regardez-le donc ? Oh ! le brave homme. C’est un digne homme, tout de même. Il y en a qui, pus y deviennent vieux, pus y durcissent ; mais lui, il se fait doux comme votre cassis, et y rabonit. C’est un ben parfait, un ben bon homme…

Le secret de cette joie était dans une entière réussite de la spéculation de Grandet. Monsieur des Grassins, après avoir déduit les sommes que lui devait le tonnelier pour l’escompte des cent cinquante mille francs d’effets hollandais, et pour le surplus qu’il lui avait avancé afin de compléter l’argent nécessaire à l’achat des cent mille livres de rente, lui envoyait, par la diligence, trente mille francs en écus, restant sur le semestre de ses intérêts, et lui avait annoncé la hausse des fonds publics. Ils étaient alors à 89, les plus célèbres capitalistes en achetaient, fin janvier, à 92. Grandet gagnait, depuis deux mois, douze pour cent sur ses capitaux, il avait apuré ses comptes, et allait désormais toucher cinquante mille francs tous les six mois sans avoir à paver ni impositions, ni réparations. Il concevait enfin la rente, placement pour lequel les gens de province manifestent une répugnance invincible, et il se voyait, avant cinq ans, maître d’un capital de six millions grossi sans beaucoup de soins, et qui, joint à la valeur territoriale de ses propriétés, composerait une fortune colossale. Les six francs donnés à Nanon étaient peut-être le solde d’un immense service que la servante avait à son insu rendu à son maître.

– Oh ! oh ! où va donc le père Grandet, qu’il court dès le matin comme au feu ? se dirent les marchands occupés à ouvrir leurs boutiques. Puis, quand ils le virent revenant du quai suivi d’un facteur des messageries transportant sur une brouette des sacs pleins :

– L’eau va toujours à la rivière, le bonhomme allait à ses écus, disait l’un.

– Il lui en vient de Paris, de Froidfond, de Hollande ! disait un autre.

– Il finira par acheter Saumur, s’écriait un troisième.

– Il se moque du froid, il est toujours à son affaire, disait une femme à son mari.

– Eh ! eh ! monsieur Grandet, si ça vous gênait, lui dit un marchand de drap, son plus proche voisin, je vous en débarrasserais.

– Ouin ! ce sont des sous, répondit le vigneron.

– D’argent, dit le facteur à voix basse.

– Si tu veux que je te soigne, mets une bride à ta margoulette, dit le bonhomme au facteur en ouvrant sa porte.

– Ah ! le vieux renard, je le croyais sourd, pensa le facteur ; il paraît que quand il fait froid il entend.

– Voilà vingt sous pour tes étrennes, et motus ! Détale ! lui dit Grandet. Nanon te reportera ta brouette.

– Nanon, les linottes sont-elles à la messe ?

– Oui, monsieur.

– Allons, haut la patte ! à l’ouvrage, cria-t-il en la chargeant de sacs. En un moment les écus furent transportés dans sa chambre où il s’enferma.

– Quand le déjeuner sera prêt, tu me cogneras au mur. Reporte la brouette aux Messageries.

La famille ne déjeuna qu’à dix heures.

– Ici ton père ne demandera pas à voir ton or, dit madame Grandet à sa fille en rentrant de la messe. D’ailleurs tu feras la frileuse. Puis nous aurons le temps de remplir ton trésor pour le jour de ta naissance…

Grandet descendait l’escalier en pensant à métamorphoser promptement ses écus parisiens en bon or et à son admirable spéculation des rentes sur l’Etat. Il était décidé à placer ainsi ses revenus jusqu’à ce que la rente atteignit le taux de cent francs. Méditation funeste à Eugénie. Aussitôt qu’il entra, les deux femmes lui souhaitèrent une bonne année, sa fille en lui sautant au cou et le câlinant, madame Grandet gravement et avec dignité.

– Ah ! ah ! mon enfant, dit-il en baisant sa fille sur les joues, je travaille pour toi, vois-tu ? … je veux ton bonheur. Il faut de l’argent pour être heureux. Sans argent, bernique. Tiens, voilà un napoléon tout neuf, je l’ai fait venir de Paris. Nom d’un petit bonhomme, il n’y a pas un grain d’or ici. Il n’y a que toi qui as de l’or. Montre-moi ton or, fifille.

– Bah ! il fait trop froid ; déjeunons, lui répondit Eugénie.

– Hé ! bien, après, hein ? Ca nous aidera tous à digérer. Ce gros des Grassins, il nous a envoyé ça tout de même, reprit-il. Ainsi mangez, mes enfants, ça ne nous coûte rien. Il va bien des Grassins, je suis content de lui. Le merluchon rend service à Charles, et gratis encore. Il arrange très-bien les affaires de ce pauvre défunt Grandet.

– Ououh ! ououh ! fit-il, la bouche pleine, après une pause, cela est bon ! Manges-en donc, ma femme ? ça nourrit au moins pour deux jours.

– Je n’ai pas faim. Je suis tout malingre, tu le sais bien.

– Ah ! ouin ! Tu peux te bourrer sans crainte de faire crever ton coffre ; tu es une La Bertellière, une femme solide. Tu es bien un petit brin jaunette, mais j’aime le jaune.

L’attente d’une mort ignominieuse et publique est moins horrible peut-être pour un condamné que ne l’était pour madame Grandet et pour sa fille l’attente des événements qui devaient terminer ce déjeuner de famille. Plus gaiement parlait et mangeait le vieux vigneron, plus le cœur de ces deux femmes se serrait. La fille avait néanmoins un appui dans cette conjoncture : elle puisait de la force en son amour.

– Pour lui, pour lui, se disait-elle, je souffrirais mille morts.

A cette pensée, elle jetait à sa mère des regards flamboyants de courage.

– Ote tout cela, dit Grandet à Nanon quand, vers onze heures le déjeuner fut achevé ; mais laisse-nous la table. Nous serons plus à l’aise pour voir ton petit trésor, dit-il en regardant Eugénie. Petit, ma foi, non. Tu possèdes, valeur intrinsèque, cinq mille neuf cent cinquante-neuf francs, et quarante de ce matin, cela fait six mille francs moins un. Eh ! bien, je te donnerai, moi, ce franc pour compléter la somme, parce que, vois-tu, fifille… Hé ! bien, pourquoi nous écoutes-tu ? Montre-moi tes talons, Nanon, et va faire ton ouvrage, dit le bonhomme. Nanon disparut.

– Ecoute, Eugénie, il faut que tu me donnes ton or. Tu ne le refuseras pas à ton pépère, ma petite fifille, hein ? Les deux femmes étaient muettes.

– Je n’ai plus d’or, moi. J’en avais, je n’en ai plus. Je te rendrai six mille francs en livres, et tu vas les placer comme je vais te le dire. Il ne faut plus penser au douzain. Quand je te marierai, ce qui sera bientôt, je te trouverai un futur qui pourra t’offrir le plus beau douzain dont on aura jamais parlé dans la province. Ecoute donc, fifille. Il se présente une belle occasion : tu peux mettre tes six mille francs dans le gouvernement, et tu en auras tous les six mois près de deux cents francs d’intérêts, sans impôts, ni réparations, ni grêle, ni gelée, ni marée, ni rien de ce qui tracasse les revenus. Tu répugnes peut-être à te séparer de ton or, hein, fifille ? Apporte-le-moi tout de même. Je te ramasserai des pièces d’or, des hollandaises, des portugaises, des roupies du Mogol, des génovines ; et, avec celles que je te donnerai à tes fêtes, en trois ans tu auras rétabli la moitié de son joli petit trésor en or. Que dis-tu, fifille ? Lève donc le nez. Allons, va le chercher, le mignon. Tu devrais me baiser sur les yeux pour te dire ainsi des secrets et des mystères de vie et de mort pour les écus. Vraiment les écus vivent et grouillent comme des hommes : ça va, ça vient, ça sue, ça produit.

Eugénie se leva ; mais, après avoir fait quelques pas vers la porte, elle se retourna brusquement, regarda son père en face et lui dit :

– Je n’ai plus mon or.

– Tu n’as plus ton or ! s’écria Grandet en se dressant sur ses jarrets comme un cheval qui entend tirer le canon à dix pas de lui.

– Non, je ne l’ai plus.

– Tu te trompes, Eugénie.

– Non.

– Par la serpette de mon père !

Quand le tonnelier jurait ainsi, les planchers tremblaient.

– Bon saint bon Dieu ! voilà madame qui pâlit, cria Nanon.

– Grandet, ta colère me fera mourir, dit la pauvre femme.

– Ta, ta, ta, ta, vous autres, vous ne mourez jamais dans votre famille !

– Eugénie, qu’avez-vous fait de vos pièces ? cria-t-il en fondant sur elle.

– Monsieur, dit la fille aux genoux de madame Grandet, ma mère souffre beaucoup. Voyez, ne la tuez pas.

Grandet fut épouvanté de la pâleur répandue sur le teint de sa femme, naguère si jaune.

– Nanon, venez m’aider à me coucher, dit la mère d’une voix faible. Je meurs.

Aussitôt Nanon donna le bras à sa maîtresse, autant en fit Eugénie, et ce ne fut pas sans des peines infinies qu’elles purent la monter chez elle, car elle tombait en défaillance de marche en marche. Grandet resta seul. Néanmoins, quelques moments après, il monta sept ou huit marches, et cria :

– Eugénie, quand votre mère sera couchée, vous descendrez.

– Oui, mon père.

Elle ne tarda pas à venir, après avoir rassuré sa mère.

– Ma fille, lui dit Grandet, vous allez me dire où est votre trésor.

– Mon père, si vous me faites des présents dont je ne sois pas entièrement maîtresse, reprenez-les, répondit froidement Eugénie en cherchant le napoléon sur la cheminée et le lui présentant.

Grandet saisit vivement le napoléon et le coula dans son gousset.

– Je crois bien que je ne te donnerai plus rien. Pas seulement ça ! dit-il en faisant claquer l’ongle de son pouce sous sa maîtresse dent. Vous méprisez donc votre père, vous n’avez donc pas confiance en lui, vous ne savez donc pas ce que c’est qu’un père. S’il n’est pas tout pour vous, il n’est rien. Où est votre or ?

– Mon père, je vous aime et vous respecte, malgré votre colère ; mais je vous ferai fort humblement observer que j’ai vingt-deux ans. Vous m’avez assez souvent dit que je suis majeure, pour que je le sache. J’ai fait de mon argent ce qu’il m’a plu d’en faire, et soyez sûr qu’il est bien placé…

– Où ?

– C’est un secret inviolable, dit-elle. N’avez-vous pas vos secrets ?

– Ne suis-je pas le chef de ma famille, ne puis-je avoir mes affaires ?

– C’est aussi mon affaire.

– Cette affaire doit être mauvaise, si vous ne pouvez pas la dire à votre père, mademoiselle Grandet.

– Elle est excellente, et je ne puis pas la dire à mon père.

– Au moins, quand avez-vous donné votre or ? Eugénie fit un signe de tête négatif.

– Vous l’aviez encore le jour de votre fête, hein ? Eugénie, devenue aussi rusée par amour que son père l’était par avarice, réitéra le même signe de tête.

– Mais l’on n’a jamais vu pareil entêtement, ni vol pareil, dit Grandet d’une voix qui alla crescendo et qui fit graduellement retentir la maison. Comment ! ici, dans ma propre maison, chez moi, quelqu’un aura pris ton or ! le seul or qu’il y avait ! et je ne saurai pas qui ? L’or est une chose chère. Les plus honnêtes filles peuvent faire des fautes, donner je ne sais quoi, cela se voit chez les grands seigneurs et même chez les bourgeois ; mais donner de l’or, car vous l’avez donné à quelqu’un, hein ? Eugénie fut impassible. A-t-on vu pareille fille ! Est-ce moi qui suis votre père ? Si vous l’avez placé, vous en avez un reçu…

– Etais-je libre, oui ou non, d’en faire ce que bon me semblait ? Etait-ce à moi ?

– Mais tu es un enfant.

– Majeure.

Abasourdi par la logique de sa fille, Grandet pâlit, trépigna, jura ; puis trouvant enfin des paroles, il cria :

– Maudit serpent de fille ! ah ! mauvaise graine, tu sais bien que je t’aime, et tu en abuses. Elle égorge son père ! Pardieu, tu auras jeté notre fortune aux pieds de ce va-nu-pieds qui a des bottes de maroquin. Par la serpette de mon père, je ne peux pas te déshériter, nom d’un tonneau ! mais je te maudis, toi, ton cousin, et tes enfants ! Tu ne verras rien arriver de bon de tout cela, entends-tu ? Si c’était à Charles, que… Mais, non, ce n’est pas possible. Quoi ! ce méchant mirliflor m’aurait dévalisé… Il regarda sa fille qui restait muette et froide.

– Elle ne bougera pas, elle ne sourcillera pas, elle est plus Grandet que je ne suis Grandet. Tu n’as pas donné ton or pour rien, au moins. Voyons, dis ? Eugénie regarda son père, en lui jetant un regard ironique qui l’offensa. Eugénie, vous êtes chez moi, chez votre père. Vous devez, pour y rester, vous soumettre à ses ordres. Les prêtres vous ordonnent de m’obéir. Eugénie baissa la tête. Vous m’offensez dans ce que j’ai de plus cher, reprit-il, je ne veux vous voir que soumise. Allez dans votre chambre. Vous y demeurerez jusqu’à ce que je vous permette d’en sortir. Nanon vous y portera du pain et de l’eau. Vous m’avez entendu, marchez !

Eugénie fondit en larmes et se sauva près de sa mère. Après avoir fait un certain nombre de fois le tour de son jardin dans la neige, sans s’apercevoir du froid, Grandet se douta que sa fille devait être chez sa femme ; et, charmé de la prendre en contravention à ses ordres, il grimpa les escaliers avec l’agilité d’un chat, et apparut dans la chambre de madame Grandet au moment où elle caressait les cheveux d’Eugénie dont le visage était plongé dans le sein maternel.

– Console-toi, ma pauvre enfant, ton père s’apaisera.

– Elle n’a plus de père, dit le tonnelier. Est-ce bien vous et moi, madame Grandet, qui avons fait une fille désobéissante comme l’est celle-là ? Jolie éducation, et religieuse surtout. Hé ! bien, vous n’êtes pas dans votre chambre. Allons, en prison, en prison, mademoiselle.

– Voulez-vous me priver de ma fille, monsieur ? dit madame Grandet en montrant un visage rougi par la fièvre.

– Si vous la voulez garder, emportez-la, videz-moi toutes deux la maison. Tonnerre, où est l’or, qu’est devenu l’or ?

Eugénie se leva, lança un regard d’orgueil sur son père, et rentra dans sa chambre à laquelle le bonhomme donna un tour de clef.

– Nanon, cria-t-il, éteins le feu de la salle. Et il vint s’asseoir sur un fauteuil au coin de la cheminée de sa femme, en lui disant :

– Elle l’a donné sans doute à ce misérable séducteur de Charles qui n’en voulait qu’à notre argent.

Madame Grandet trouva, dans le danger qui menaçait sa fille et dans son sentiment pour elle, assez de force pour demeurer en apparence froide, muette et sourde.

– Je ne savais rien de tout ceci, répondit-elle en se tournant du côté de la ruelle du lit pour ne pas subir les regards étincelants de son mari. Je souffre tant de votre violence, que si j’en crois mes pressentiments, je ne sortirai d’ici que les pieds en avant. Vous auriez dû m’épargner en ce moment, monsieur, moi qui ne vous ai jamais causé de chagrin, du moins, je le pense. Votre fille vous aime, je la crois innocente autant que l’enfant qui naît ; ainsi ne lui faites pas de peine, révoquez votre arrêt. Le froid est bien vif, vous pouvez être cause de quelque grave maladie.

– Je ne la verrai ni ne lui parlerai. Elle restera dans sa chambre au pain et à l’eau jusqu’à ce qu’elle ait satisfait son père. Que diable, un chef de famille doit savoir où va l’or de sa maison. Elle possédait les seules roupies qui fussent en France peut-être, puis des génovines, des ducats de Hollande.

– Monsieur, Eugénie est notre unique enfant, et quand même elle les aurait jetés à l’eau…

– A l’eau ? cria le bonhomme, à l’eau ! Vous êtes folle, madame Grandet. Ce que j’ai dit est dit, vous le savez. Si vous voulez avoir la paix au logis, confessez votre fille, tirez-lui les vers du nez ? les femmes s’entendent mieux entre elles à ça que nous autres. Quoi qu’elle ait pu faire, je ne la mangerai point. A-t-elle peur de moi ? Quand elle aurait doré son cousin de la tête aux pieds, il est en pleine mer, hein ! nous ne pouvons pas courir après…

– Eh ! bien, monsieur ? Excitée par la crise nerveuse où elle se trouvait, ou par le malheur de sa fille qui développait sa tendresse et son intelligence, la perspicacité de madame Grandet lui fit apercevoir un mouvement terrible dans la loupe de son mari, au moment où elle répondait ; elle changea d’idée sans changer de ton.

– Eh ! bien, monsieur, ai-je plus d’empire sur elle que vous n’en avez ? Elle ne m’a rien dit, elle tient de vous.

– Tudieu ! comme vous avez la langue pendue ce matin ! Ta, ta, ta, ta, vous me narguez, je crois. Vous vous entendez peut-être avec elle.

Il regarda sa femme fixement.

– En vérité, monsieur Grandet, si vous voulez me tuer, vous n’avez qu’à continuer ainsi. Je vous le dis, monsieur, et, dût-il m’en coûter la vie, je vous le répéterais encore : vous avez tort envers votre fille, elle est plus raisonnable que vous ne l’êtes. Cet argent lui appartenait, elle n’a pu qu’en faire un bel usage, et Dieu seul a le droit de connaître nos bonnes œuvres. Monsieur, je vous en supplie, rendez vos bonnes grâces à Eugénie ? … Vous amoindrirez ainsi l’effet du coup que m’a porté votre colère, et vous me sauverez peut-être la vie. Ma fille, monsieur, rendez-moi ma fille.

– Je décampe, dit-il. Ma maison n’est pas tenable, la mère et la fille raisonnent et parlent comme si… Brooouh ! Pouah ! Vous m’avez donné de cruelles étrennes, Eugénie, cria-t-il. Oui, oui, pleurez ! Ce que vous faites vous causera des remords, entendez-vous. A quoi donc vous sert de manger le bon Dieu six fois tous les trois mois, si vous donnez l’or de votre père en cachette à un fainéant qui vous dévorera votre cœur quand vous n’aurez plus que ça à lui prêter ? Vous verrez ce que vaut votre Charles avec ses bottes de maroquin et son air de n’y pas toucher. Il n’a ni cœur ni âme, puisqu’il ose emporter le trésor d’une pauvre fille sans l’agrément des parents.

Quand la porte de la rue fut fermée, Eugénie sortit de sa chambre et vint près de sa mère.

– Vous avez eu bien du courage pour votre fille, lui dit-elle.

– Vois-tu, mon enfant, où nous mènent les choses illicites ? … tu m’as fait faire un mensonge.

– Oh ! je demanderai à Dieu de m’en punir seule.

– C’est-y vrai, dit Nanon effarée en arrivant, que voilà mademoiselle au pain et à l’eau pour le reste des jours ?

– Qu’est-ce que cela fait, Nanon ? dit tranquillement Eugénie.

– Ah ! pus souvent que je mangerai de la frippe quand la fille de la maison mange du pain sec. Non, non.

– Pas un mot de tout ça, Nanon, dit Eugénie.

– J’aurai la goule morte, mais vous verrez.

Grandet dîna seul pour la première fois depuis vingt-quatre ans.

– Vous voilà donc veuf, monsieur, lui dit Nanon. C’est bien désagréable d’être veuf avec deux femmes dans sa maison.

– Je ne te parle pas à toi. Tiens ta margoulette ou je te chasse. Qu’est-ce que tu as dans ta casserole que j’entends bouilloter sur le fourneau ?

– C’est des graisses que je fonds…

– Il viendra du monde ce soir, allume le feu.

Les Cruchot, madame des Grassins et son fils arrivèrent à huit heures, et s’étonnèrent de ne voir ni madame Grandet ni sa fille.

– Ma femme est un peu indisposée. Eugénie est auprès d’elle, répondit le vieux vigneron dont la figure ne trahit aucune émotion.

Au bout d’une heure employée en conversations insignifiantes, madame des Grassins, qui était montée faire sa visite à madame Grandet, descendit, et chacun lui demanda :

– Comment va madame Grandet ?

– Mais, pas bien du tout, du tout, dit-elle. L’état de sa santé me paraît vraiment inquiétant. A son âge, il faut prendre les plus grandes précautions, papa Grandet.

– Nous verrons cela, répondit le vigneron d’un air distrait.

Chacun lui souhaita le bonsoir. Quand les Cruchot furent dans la rue, madame des Grassins leur dit :

– Il y a quelque chose de nouveau chez les Grandet. La mère est très-mal sans seulement qu’elle s’en doute. La fille a les yeux rouges comme quelqu’un qui a pleuré long-temps. Voudraient-ils la marier contre son gré ?

Lorsque le vigneron fut couché, Nanon vint en chaussons à pas muets chez Eugénie, et lui découvrit un pâté fait à la casserole.

– Tenez, mademoiselle, dit la bonne fille, Cornoiller m’a donné un lièvre. Vous mangez si peu, que ce pâté vous durera bien huit jours ; et, par la gelée, il ne risquera point de se gâter. Au moins, vous ne demeurerez pas au pain sec. C’est que ça n’est point sain du tout.

– Pauvre Nanon, dit Eugénie en lui serrant la main.

– Je l’ai fait ben bon, ben délicat, et il ne s’en est point aperçu. J’ai pris le lard, le laurier, tout sur mes six francs ; j’en suis ben la maîtresse. Puis la servante se sauva, croyant entendre Grandet.

Pendant quelques mois, le vigneron vint voir constamment sa femme à des heures différentes dans la journée, sans prononcer le nom de sa fille, sans la voir, ni faire à elle la moindre allusion Madame Grandet ne quitta point sa chambre, et, de jour en jour, son état empira. Rien ne fit plier le vieux tonnelier. Il restait inébranlable, âpre et froid comme une pile de granit. Il continua d’aller et venir selon ses habitudes ; mais il ne bégaya plus, causa moins, et se montra dans les affaires plus dur qu’il ne l’avait jamais été. Souvent il lui échappait quelque erreur dans ses chiffres.

– Il s’est passé quelque chose chez les Grandet, disaient les Cruchotins et les Grassinistes.

– Qu’est-il donc arrivé dans la maison Grandet ? fut une question convenue que l’on s’adressait généralement dans toutes les soirées à Saumur. Eugénie allait aux offices sous la conduite de Nanon. Au sortir de l’église, si madame des Grassins lui adressait quelques paroles, elle y répondait d’une manière évasive et sans satisfaire sa curiosité. Néanmoins il fut impossible au bout de deux mois de cacher, soit aux trois Cruchot, soit à madame des Grassins, le secret de la réclusion d’Eugénie. Il y eut un moment où les prétextes manquèrent pour justifier sa perpétuelle absence. Puis, sans qu’il fût possible de savoir par qui le secret avait été trahi, toute la ville apprit que depuis le premier jour de l’an mademoiselle Grandet était, par l’ordre de son père, enfermée dans sa chambre, au pain et à l’eau, sans feu ; que Nanon lui faisait des friandises, les lui apportait pendant la nuit ; et l’on savait même que la jeune personne ne pouvait voir et soigner sa mère que pendant le temps où son père était absent du logis. La conduite de Grandet fut alors jugée très-sévèrement. La ville entière le mit pour ainsi dire hors la loi, se souvint de ses trahisons, de ses duretés, et l’excommunia. Quand il passait, chacun se le montrait en chuchotant. Lorsque sa fille descendait la rue tortueuse pour aller à la messe ou à vêpres, accompagnée de Nanon, tous les habitants se mettaient aux fenêtres pour examiner avec curiosité la contenance de la riche héritière et son visage, où se peignaient une mélancolie et une douceur angéliques. Sa réclusion, la disgrâce de son père, n’étaient rien pour elle. Ne voyait-elle pas la mappemonde, le petit banc, le jardin, le pan de mur, et ne reprenait-elle pas sur ses lèvres le miel qu’y avaient laissé les baisers de l’amour ? Elle ignora pendant quelque temps les conversations dont elle était l’objet en ville, tout aussi bien que les ignorait son père. Religieuse et pure devant Dieu, sa conscience et l’amour l’aidaient à patiemment supporter la colère et la vengeance paternelles. Mais une douleur profonde faisait taire toutes les autres douleurs. Chaque jour, sa mère, douce et tendre créature, qui s’embellissait de l’éclat que jetait son âme en approchant de la tombe, sa mère dépérissait de jour en jour. Souvent Eugénie se reprochait d’avoir été la cause innocente de la cruelle, de la lente maladie qui la dévorait. Ces remords, quoique calmés par sa mère, l’attachaient encore plus étroitement à son amour. Tous les matins, aussitôt que son père était sorti, elle venait au chevet du lit de sa mère, et là, Nanon lui apportait son déjeuner. Mais la pauvre Eugénie, triste et souffrante des souffrances de sa mère, en montrait le visage à Nanon par un geste muet, pleurait et n’osait parler de son cousin. Madame Grandet, la première, était forcée de lui dire :

– Où est-il ? pourquoi n’écrit-il pas ?

La mère et la fille ignoraient compl'tement les distances.

– Pensons à lui, ma mère, répondait Eugénie, et n’en parlons pas. Vous souffrez, vous avant tout.

Tout c’était lui.

– Mes enfants, disait madame Grandet, je ne regrette point la vie. Dieu m’a protégée en me faisant envisager avec joie le terme de mes misères.

Les paroles de cette femme étaient constamment saintes et chrétiennes. Quand, au moment de déjeuner près d’elle, son mari venait se promener dans sa chambre, elle lui dit, pendant les premiers mois de l’année, les mêmes discours, répétés avec une douceur angélique, mais avec la fermeté d’une femme à qui une mort prochaine donnait le courage qui lui avait manqué pendant sa vie.

– Monsieur, je vous remercie de l’intérêt que vous prenez à ma santé, lui répondait-elle quand il lui avait fait la plus banale des demandes ; mais si vous voulez rendre mes derniers moments moins amers et alléger mes douleurs, rendez vos bonnes grâces à notre fille ; montrez-vous chrétien, époux et père.

En entendant ces mots, Grandet s’asseyait près du lit et agissait comme un homme qui, voyant venir une averse, se met tranquillement à l’abri sous une porte cochère : il écoutait silencieusement sa femme, et ne répondait rien. Quand les plus touchantes, les plus tendres, les plus religieuses supplications lui avaient été adressées, il disait :

– Tu es un peu pâlotte aujourd’hui, ma pauvre femme. L’oubli le plus complet de sa fille semblait être gravé sur son front de grès, sur ses lèvres serrées. Il n’était même pas ému par les larmes que ses vagues réponses, dont les termes étaient à peine variés, faisaient couler le long du blanc visage de sa femme.

– Que Dieu vous pardonne, monsieur, disait-elle, comme je vous pardonne moi-même. Vous aurez un jour besoin d’indulgence.

Depuis la maladie de sa femme, il n’avait plus osé se servir de son terrible : ta, ta, ta, ta, ta ! Mais aussi son despotisme n’était-il pas désarmé par cet ange de douceur, dont la laideur disparaissait de jour en jour, chassée par l’expression des qualités morales qui venaient fleurir sur sa face. Elle était tout âme. Le génie de la prière semblait purifier, amoindrir les traits les plus grossiers de sa figure, et la faisait resplendir. Qui n’a pas observé le phénomène de cette transfiguration sur de saints visages où les habitudes de l’âme finissent par triompher des traits les plus rudement contournés, en leur imprimant l’animation particulière due à la noblesse et à la pureté des pensées élevées ! Le spectacle de cette transformation accomplie par les souffrances qui consumaient les lambeaux de l’être humain dans cette femme agissait, quoique faiblement, sur le vieux tonnelier dont le caractère resta de bronze. Si sa parole ne fut plus dédaigneuse, un imperturbable silence, qui sauvait sa supériorité de père de famille, domina sa conduite. Sa fidèle Nanon paraissait-elle au marché, soudain quelques lazzis, quelques plaintes sur son maître lui sifflaient aux oreilles ; mais, quoique l’opinion publique condamnât hautement le père Grandet, la servante le défendait par orgueil pour la maison.

– Eh ! bien, disait-elle aux détracteurs du bonhomme, est-ce que nous ne devenons pas tous plus durs en vieillissant ? pourquoi ne voulez-vous pas qu’il se raccornisse un peu, cet homme ? Taisez donc vos menteries. Mademoiselle vit comme une reine. Elle est seule, eh ! bien, c’est son goût. D’ailleurs, mes maîtres ont des raisons majeures.

Enfin, un soir, vers la fin du printemps, madame Grandet, dévorée par le chagrin, encore plus que par la maladie, n’ayant pas réussi, malgré ses prières, à réconcilier Eugénie et son père, confia ses peines secrètes aux Cruchot.

– Mettre une fille de vingt-trois ans au pain et à l’eau ? … s’écria le président de Bonfons, et sans motifs ; mais cela constitue des sévices tortionnaires ; elle peut protester contre, et tant dans que sur

– Allons, mon neveu ; dit le notaire, laissez votre baragouin de palais. Soyez tranquille, madame, je ferai finir cette réclusion dès demain.

En entendant parler d’elle, Eugénie sortit de sa chambre.

– Messieurs, dit-elle en s’avançant par un mouvement plein de fierté, je vous prie de ne pas vous occuper de cette affaire. Mon père est maître chez lui. Tant que j’habiterai sa maison, je dois lui obéir. Sa conduite ne saurait être soumise à l’approbation ni à la désapprobation du monde, il n’en est comptable qu’à Dieu. Je réclame de votre amitié le plus profond silence à cet égard. Blâmer mon père serait attaquer notre propre considération. Je vous sais gré, messieurs, de l’intérêt que vous me témoignez ; mais vous m’obligeriez davantage si vous vouliez faire cesser les bruits offensants qui courent par la ville, et desquels j’ai été instruite par hasard.

– Elle a raison, dit madame Grandet.

– Mademoiselle, la meilleure manière d’empêcher le monde de jaser est de vous faire rendre la liberté, lui répondit respectueusement le vieux notaire frappé de la beauté que la retraite, la mélancolie et l’amour avaient imprimée à Eugénie.

– Eh ! bien, ma fille, laisse à monsieur Cruchot le soin d’arranger cette affaire, puisqu’il répond du succès. Il connaît ton père et sait comment il faut le prendre. Si tu veux me voir heureuse pendant le peu de temps qui me reste à vivre, il faut, à tout prix, que ton père et toi vous soyez réconciliés.

Le lendemain, suivant une habitude prise par Grandet depuis la réclusion d’Eugénie, il vint faire un certain nombre de tours dans son petit jardin. Il avait pris pour cette promenade le moment où Eugénie se peignait. Quand le bonhomme arrivait au gros noyer, il se cachait derrière le tronc de l’arbre, restait pendant quelques instants à contempler les longs cheveux de sa fille, et flottait sans doute entre les pensées que lui suggérait la ténacité de son caractère et le désir d’embrasser son enfant. Souvent il demeurait assis sur le petit banc de bois pourri où Charles et Eugénie s’étaient juré un éternel amour, pendant qu’elle regardait aussi son père à la dérobée ou dans son miroir. S’il se levait et recommençait sa promenade, elle s’asseyait complaisamment à la fenêtre et se mettait à examiner le pan de mur où pendaient les plus jolies fleurs, d’où sortaient, d’entre les crevasses, des Cheveux de Vénus, des liserons et une plante grasse, jaune ou blanche, un Sedum très-abondant dans les vignes à Saumur et à Tours. Maître Cruchot vint de bonne heure et trouva le vieux vigneron assis par un beau jour de juin sur le petit banc, le dos appuyé au mur mitoyen, occupé à voir sa fille.

– Qu’y a-t-il pour votre service, maître Cruchot ? dit-il en apercevant le notaire.

– Je viens vous parler d’affaires.

– Ah ! ah ! avez-vous un peu d’or à me donner contre des écus ?

– Non, non, il ne s’agit pas d’argent, mais de votre fille Eugénie. Tout le monde parle d’elle et de vous.

– De quoi se mêle-t-on ? Charbonnier est maître chez lui.

– D’accord, le charbonnier est maître de se tuer aussi, ou, ce qui est pis, de jeter son argent par les fenêtres.

– Comment cela ?

– Eh ! mais votre femme est très-malade, mon ami. Vous devriez même consulter monsieur Bergerin, elle est en danger de mort. Si elle venait à mourir sans avoir été soignée comme il faut, vous ne seriez pas tranquille, je le crois.

– Ta ! ta ! ta ! ta ! vous savez ce qu’a ma femme ! Ces médecins, une fois qu’ils ont mis le pied chez vous, ils viennent des cinq à six fois par jour.

– Enfin, Grandet, vous ferez comme vous l’entendrez. Nous sommes de vieux amis ; il n’y a pas, dans tout Saumur, un homme qui prenne plus que moi d’intérêt à ce qui vous concerne ; j’ai donc dû vous dire cela. Maintenant, arrive qui plante, vous êtes majeur, vous savez vous conduire, allez. Ceci n’est d’ailleurs pas l’affaire qui m’amène. Il s’agit de quelque chose de plus grave pour vous, peut-être. Après tout, vous n’avez pas envie de tuer votre femme, elle vous est trop utile. Songez donc à la situation où vous seriez, vis-à-vis votre fille, si madame Grandet mourait. Vous devriez des comptes à Eugénie, puisque vous êtes commun en biens avec votre femme. Votre fille sera en droit de réclamer le partage de votre fortune, de faire vendre Froidfond. Enfin, elle succède à sa mère, de qui vous ne pouvez pas hériter.

Ces paroles furent un coup de foudre pour le bonhomme, qui n’était pas aussi fort en législation qu’il pouvait l’être en commerce. Il n’avait jamais pensé à une licitation.

– Ainsi je vous engage à la traiter avec douceur, dit Cruchot en terminant.

– Mais savez-vous ce qu’elle a fait, Cruchot ?

– Quoi ? dit le notaire curieux de recevoir une confidence du père Grandet et de connaître la cause de la querelle.

– Elle a donné son or.

– Eh ! bien, était-il à elle ? demanda le notaire.

– Ils me disent tous cela ! dit le bonhomme en laissant tomber ses bras par un mouvement tragique.

– Allez-vous, pour une misère, reprit Cruchot, mettre des entraves aux concessions que vous lui demanderez de vous faire à la mort de sa mère ?

– Ah ! vous appelez six mille francs d’or une misère ?

– Eh ! mon vieil ami, savez-vous ce que coûtera l’inventaire et le partage de la succession de votre femme si Eugénie l’exige ?

– Quoi ?

– Deux, ou trois, quatre cent mille francs peut-être ! Ne faudra-t-il pas liciter, et vendre pour connaître la véritable valeur ? au lieu qu’en vous entendant…

– Par la serpette de mon père ! s’écria le vigneron qui s’assit en pâlissant, nous verrons ça, Cruchot.

Après un moment de silence ou d’agonie, le bonhomme regarda le notaire en lui disant :

– La vie est bien dure ! Il s’y trouve bien des douleurs. Cruchot, reprit-il solennellement, vous ne voulez pas me tromper, jurez-moi sur l’honneur que ce que vous me chantez là est fondé en Droit. Montrez-moi le Code, je veux voir le Code !

– Mon pauvre ami, répondit le notaire, ne sais-je pas mon métier ?

– Cela est donc bien vrai. Je serai dépouillé, trahi, tué, dévoré par ma fille.

– Elle hérite de sa mère.

– A quoi servent donc les enfants ! Ah ! ma femme, je l’aime. Elle est solide heureusement. C’est une La Bertellière.

– Elle n’a pas un mois à vivre.

Le tonnelier se frappa le front, marcha, revint, et, jetant un regard effrayant à Cruchot :

– Comment faire ? lui dit-il.

– Eugénie pourra renoncer purement et simplement à la succession de sa mère. Vous ne voulez pas la déshériter, n’est-ce pas ? Mais, pour obtenir un partage de ce genre, ne la rudoyez pas. Ce que je vous dis là, mon vieux, est contre mon intérêt. Qu’ai-je à faire, moi ? … des liquidations, des inventaires, des ventes, des partages…

– Nous verrons, nous verrons. Ne parlons plus de cela, Cruchot. Vous me tribouillez les entrailles. Avez-vous reçu de l’or ?

– Non ; mais j’ai quelques vieux louis, une dizaine, je vous les donnerai. Mon bon ami, faites la paix avec Eugénie. Voyez-vous, tout Saumur vous jette la pierre.

– Les drôles !

– Allons, les rentes sont à 99. Soyez donc content une fois dans la vie.

– A 99, Cruchot ?

– Oui.

– Eh ! eh ! 99 ! dit le bonhomme en reconduisant le vieux notaire jusqu’à la porte de la rue. Puis, trop agité par ce qu’il venait d’entendre pour rester au logis, il monta chez sa femme et lui dit :

– Allons, la mère, tu peux passer la journée avec ta fille, je vas à Froidfond. Soyez gentilles toutes deux. C’est le jour de notre mariage, ma bonne femme : tiens, voilà dix écus pour ton reposoir de la Fête-Dieu. Il y a assez long-temps que tu veux en faire un, régale-toi ! Amusez-vous, soyez joyeuses, portez-vous bien. Vive la joie ! Il jeta dix écus de six francs sur le lit de sa femme et lui prit la tête pour la baiser au front.

– Bonne femme, tu vas mieux, n’est-ce pas ?

– Comment pouvez-vous penser à recevoir dans votre maison le Dieu qui pardonne en tenant votre fille exilée de votre cœur ? dit-elle avec émotion.

– Ta, ta, ta, ta, ta, dit le père d’une voix caressante, nous verrons cela.

– Bonté du ciel ! Eugénie, cria la mère en rougissant de joie, viens embrasser ton père ? il te pardonne !

Mais le bonhomme avait disparu. Il se sauvait à toutes jambes vers ses closeries en tâchant de mettre en ordre ses idées renversées. Grandet commençait alors sa soixante-seizième année. Depuis deux ans principalement, son avarice s’était accrue comme s’accroissent toutes les passions persistantes de l’homme. Suivant une observation faite sur les avares, sur les ambitieux, sur tous les gens dont la vie a été consacrée à une idée dominante, son sentiment avait affectionné plus particulièrement un symbole de sa passion. La vue de l’or, la possession de l’or était devenue sa monomanie. Son esprit de despotisme avait grandi en proportion de son avarice, et abandonner la direction de la moindre partie de ses biens à la mort de sa femme lui paraissait une chose contre nature. Déclarer sa fortune à sa fille, inventorier l’universalité de ses biens meubles et immeubles pour les liciter ? …

– Ce serait à se couper la gorge, dit-il tout haut au milieu d’un clos en en examinant les ceps.

Enfin il prit son parti, revint à Saumur à l’heure du dîner, résolu de plier devant Eugénie, de la cajoler, de l’amadouer afin de pouvoir mourir royalement en tenant jusqu’au dernier soupir les rênes de ses millions. Au moment où le bonhomme, qui par hasard avait pris son passe-partout, montait l’escalier à pas de loup pour venir chez sa femme, Eugénie avait apporté sur le lit de sa mère le beau nécessaire. Toutes deux, en l’absence de Grandet, se donnaient le plaisir de voir le portrait de Charles, en examinant celui de sa mère.

– C’est tout à fait son front et sa bouche ! disait Eugénie au moment où le vigneron ouvrit la porte. Au regard que jeta son mari sur l’or, madame Grandet cria :

– Mon Dieu, ayez pitié de nous !

Le bonhomme sauta sur le nécessaire comme un tigre fond sur un enfant endormi.

– Qu’est-ce que c’est que cela ? dit-il en emportant le trésor et allant se placer à la fenêtre.

– Du bon or ! de l’or ! s’écria-t-il… Beaucoup d’or ! ça pèse deux livres. Ah ! ah ! Charles t’a donné cela contre tes belles pièces. Hein ! pourquoi ne me l’avoir pas dit ? C’est une bonne affaire, fifille ! Tu es ma fille, je te reconnais. Eugénie tremblait de tous ses membres.

– N’est-ce pas, ceci est à Charles ? reprit le bonhomme.

– Oui, mon père, ce n’est pas à moi. Ce meuble est un dépôt sacré.

– Ta ! ta ! ta ! il a pris ta fortune, faut te rétablir ton petit trésor.

– Mon père ? …

Le bonhomme voulut prendre son couteau pour faire sauter une plaque d’or, et fut obligé de poser le nécessaire sur une chaise. Eugénie s’élança pour le ressaisir ; mais le tonnelier, qui avait tout à la fois l’œil à sa fille et au coffret, la repoussa si violemment en étendant le bras qu’elle alla tomber sur le lit de sa mère.

– Monsieur, monsieur, cria la mère en se dressant sur son lit.

Grandet avait tiré son couteau et s’apprêtait à soulever l’or.

– Mon père, cria Eugénie en se jetant à genoux et marchant ainsi pour arriver plus près du bonhomme et lever les mains vers lui, mon père, au nom de tous les Saints et de la Vierge, au nom du Christ, qui est mort sur la croix ; au nom de votre salut éternel, mon père, au nom de ma vie, ne touchez pas à ceci ! Cette toilette n’est ni à vous ni à moi ; elle est à un malheureux parent qui me l’a confiée, et je dois la lui rendre intacte.

– Pourquoi la regardais-tu, si c’est un dépôt ? Voir, c’est pis que toucher.

– Mon père, ne la détruisez pas, ou vous me déshonorez. Mon père, entendez-vous ?

– Monsieur, grâce ! dit la mère.

– Mon père, cria Eugénie d’une voix si éclatante que Nanon effrayée monta. Eugénie sauta sur un couteau qui était à sa portée et s’en arma.

– Eh ! bien ? lui dit froidement Grandet en souriant à froid.

– Monsieur, monsieur, vous m’assassinez ! dit la mère.

– Mon père, si votre couteau entame seulement une parcelle de cet or, je me perce de celui-ci. Vous avez déjà rendu ma mère mortellement malade, vous tuerez encore votre fille. Allez maintenant, blessure pour blessure ?

Grandet tint son couteau sur le nécessaire, et regarda sa fille en hésitant.

– En serais-tu donc capable, Eugénie ? dit-il.

– Oui, monsieur, dit la mère.

– Elle le ferait comme elle le dit, cria Nanon. Soyez donc raisonnable, monsieur, une fois dans votre vie. Le tonnelier regarda l’or et sa fille alternativement pendant un instant. Madame Grandet s’évanouit.

– Là, voyez-vous, mon cher monsieur ? madame se meurt, cria Nanon.

– Tiens, ma fille, ne nous brouillons pas pour un coffre. Prends donc ! s’écria vivement le tonnelier en jetant la toilette sur le lit.

– Toi, Nanon, va chercher monsieur Bergerin.

– Allons, la mère, dit-il en baisant la main de sa femme, ce n’est rien ; va : nous avons fait la paix. Pas vrai, fifille ? Plus de pain sec, tu mangeras tout ce que tu voudras. Ah ! elle ouvre les yeux. Eh ! bien, la mère, mémère, timère, allons donc ! Tiens, vois, j’embrasse Eugénie. Elle aime son cousin, elle l’épousera si elle veut, elle lui gardera le petit coffre. Mais vis long-temps, ma pauvre femme. Allons, remue donc ! Ecoute, tu auras le plus beau reposoir qui ce soit jamais fait à Saumur.

– Mon Dieu, pouvez-vous traiter ainsi votre femme et votre enfant ! dit d’une voix faible madame Grandet.

– Je ne le ferai plus, plus, cria le tonnelier. Tu vas voir, ma pauvre femme. Il alla à son cabinet, et revint avec une poignée de louis qu’il éparpilla sur le lit.

– Tiens, Eugénie, tiens, ma femme, voilà pour vous, dit-il en maniant les louis. Allons, égaie-toi, ma femme ; porte-toi bien, tu ne manqueras de rien ni Eugénie non plus. Voilà cent louis d’or pour elle. Tu ne les donneras pas, Eugénie, ceux-là, hein ?

Madame Grandet et sa fille se regardèrent étonnées.

– Reprenez-les, mon père ; nous n’avons besoin que de votre tendresse.

– Eh ! bien, c’est ça, dit-il en empochant les louis, vivons comme de bons amis. Descendons tous dans la salle pour dîner, pour jouer au loto tous les soirs à deux sous. Faites vos farces ! Hein, ma femme ?

– Hélas ! je le voudrais bien, puisque cela peut vous être agréable, dit la mourante ; mais je ne saurais me lever.

– Pauvre mère, dit le tonnelier, tu ne sais pas combien je t’aime. Et toi, ma fille ! Il la serra, l’embrassa. Oh ! comme c’est bon d’embrasser sa fille après une brouille ! ma fifille ! Tiens, vois-tu, mémère, nous ne faisons qu’un maintenant. Va donc serrer cela, dit-il à Eugénie en lui montrant le coffret. Va, ne crains rien. Je ne t’en parlerai plus, jamais.

Monsieur Bergerin, le plus célèbre médecin de Saumur, arriva bientôt. La consultation finie, il déclara positivement à Grandet que sa femme était bien mal, mais qu’un grand calme d’esprit, un régime doux et des soins minutieux pourraient reculer l’époque de sa mort vers la fin de l’automne.

– Ça coûtera-t-il cher ? dit le bonhomme, faut-il des drogues ?

– Peu de drogues, mais beaucoup de soins, répondit le médecin qui ne put retenir un sourire.

– Enfin, monsieur Bergerin, répondit Grandet, vous êtes un homme d’honneur, pas vrai ? Je me fie à vous, venez voir ma femme toutes et quantes fois vous le jugerez convenable. Conservez-moi ma bonne femme ; je l’aime beaucoup, voyez-vous, sans que ça paraisse, parce que, chez moi, tout se passe en dedans et me trifouille l’âme. J’ai du chagrin. Le chagrin est entré chez moi avec la mort de mon frère pour lequel je dépense, à Paris, des sommes… les yeux de la tête, enfin ! et ça ne finit point. Adieu, monsieur, si l’on peut sauver ma femme, sauvez-la, quand même il faudrait dépenser pour ça cent ou deux cents francs.

Malgré les souhaits fervents que Grandet faisait pour la santé de sa femme, dont la succession ouverte était une première mort pour lui ; malgré la complaisance qu’il manifestait en toute occasion pour les moindres volontés de la mère et de la fille étonnées ; malgré les soins les plus tendres prodigués par Eugénie, madame Grandet marcha rapidement vers la mort. Chaque jour elle s’affaiblissait et dépérissait comme dépérissent la plupart des femmes atteintes, à cet âge, par la maladie. Elle était frêle autant que les feuilles des arbres en automne. Les rayons du ciel la faisaient resplendir comme ces feuilles que le soleil traverse et dore. Ce fut une mort digne de sa vie, une mort toute chrétienne ; n’est-ce pas dire sublime ? Au mois d’octobre 1822 éclatèrent particulièrement ses vertus, sa patience d’ange et son amour pour sa fille ; elle s’éteignit sans avoir laissé échapper la moindre plainte. Agneau sans tache, elle allait au ciel, et ne regrettait ici-bas que la douce compagne de sa froide vie, à laquelle ses derniers regards semblaient prédire mille maux. Elle tremblait de laisser cette brebis, blanche comme elle, seule au milieu d’un monde égoïste qui voulait lui arracher sa toison, ses trésors.

– Mon enfant, lui dit-elle avant d’expirer, il n’y a de bonheur que dans le ciel, tu le sauras un jour.

Le lendemain de cette mort, Eugénie trouva de nouveaux motifs de s’attacher à cette maison où elle était née, où elle avait tant souffert, où sa mère venait de mourir. Elle ne pouvait contempler la croisée et la chaise à patins dans la salle sans verser des pleurs. Elle crut avoir méconnu l’âme de son vieux père en se voyant l’objet de ses soins les plus tendres : il venait lui donner le bras pour descendre au déjeuner ; il la regardait d’un œil presque bon pendant des heures entières ; enfin il la couvait comme si elle eût été d’or. Le vieux tonnelier se ressemblait si peu à lui-même, il tremblait tellement devant sa fille, que Nanon et les Cruchotins, témoins de sa faiblesse, l’attribuèrent à son grand âge, et craignirent ainsi quelque affaiblissement dans ses facultés ; mais le jour où la famille prit le deuil, après le dîner auquel fut convié maître Cruchot, qui seul connaissait le secret de son client, la conduite du bonhomme s’expliqua.

– Ma chère enfant, dit-il à Eugénie lorsque la table fut ôtée et les portes soigneusement closes, te voilà héritière de ta mère, et nous avons de petites affaires à régler entre nous deux. Pas vrai, Cruchot ?

– Oui.

– Est-il donc si nécessaire de s’en occuper aujourd’hui, mon père ?

– Oui, oui, fifille. Je ne pourrais pas durer dans l’incertitude où je suis. Je ne crois pas que tu veuilles me faire de la peine.

– Oh ! mon père.

– Hé ! bien, il faut arranger tout cela ce soir.

– Que voulez-vous donc que je fasse ?

– Mais, fifille, ça ne me regarde pas. Dites-lui donc, Cruchot.

– Mademoiselle, monsieur votre père ne voudrait ni partager, ni vendre ses biens, ni payer des droits énormes pour l’argent comptant qu’il peut posséder. Donc, pour cela, il faudrait se dispenser de faire l’inventaire de toute la fortune qui aujourd’hui se trouve indivise entre vous et monsieur votre père…

– Cruchot, êtes-vous bien sûr de cela, pour en parler ainsi devant un enfant ?

– Laissez-moi dire, Grandet.

– Oui, oui, mon ami. Ni vous ni ma fille ne voulez me dépouiller. N’est-ce pas, fifille ?

– Mais, monsieur Cruchot, que faut-il que je fasse ? demanda Eugénie impatientée.

– Eh ! bien, dit le notaire, il faudrait signer cet acte par lequel vous renonceriez à la succession de madame votre mère, et laisseriez à votre père l’usufruit de tous les biens indivis entre vous, et dont il vous assure la nue-propriété…

– Je ne comprends rien à tout ce que vous me dites, répondit Eugénie, donnez-moi l’acte, et montrez-moi la place où je dois signer.

Le père Grandet regardait alternativement l’acte et sa fille, sa fille et l’acte, en éprouvant de si violentes émotions qu’il s’essuya quelques gouttes de sueur venues sur son front.

– Fifille, dit-il, au lieu de signer cet acte qui coûtera gros à faire enregistrer, si tu voulais renoncer purement et simplement à la succession de ta pauvre chère mère défunte, et t’en rapporter à moi pour l’avenir, j’aimerais mieux ça. Je te ferais alors tous les mois une bonne grosse rente de cent francs. Vois, tu pourrais payer autant de messes que tu voudrais à ceux pour lesquels tu en fais dire… Hein ! cent francs par mois, en livres ?

– Je ferai tout ce qu’il vous plaira, mon père.

– Mademoiselle, dit le notaire, il est de mon devoir de vous faire observer que vous vous dépouillez…

– Eh ! mon Dieu, dit-elle, qu’est-ce que cela me fait ?

– Tais-toi, Cruchot. C’est dit, c’est dit, s’écria Grandet en prenant la main de sa fille et y frappant avec la sienne. Eugénie, tu ne te dédiras point, tu es une honnête fille, hein ?

– Oh ! mon père ? …

Il l’embrassa avec effusion, la serra dans ses bras à l’étouffer.

– Va, mon enfant, tu donnes la vie à ton père ; mais tu lui rends ce qu’il t’a donné : nous sommes quittes. Voilà comment doivent se faire les affaires. La vie est une affaire. Je te bénis ! Tu es une vertueuse fille, qui aime bien son papa. Fais ce que tu voudras maintenant. A demain donc, Cruchot, dit-il en regardant le notaire épouvanté. Vous verrez à bien préparer l’acte de renonciation au greffe du tribunal.

Le lendemain, vers midi, fut signée la déclaration par laquelle Eugénie accomplissait elle-même sa spoliation. Cependant, malgré sa parole, à la fin de la première année, le vieux tonnelier n’avait pas encore donné un sou des cent francs par mois si solennellement promis à sa fille. Aussi, quand Eugénie lui en parla plaisamment, ne put-il s’empêcher de rougir ; il monta vivement à son cabinet, revint, et lui présenta environ le tiers des bijoux qu’il avait pris à son neveu.

– Tiens, petite, dit-il d’un accent plein d’ironie, veux-tu ça pour tes douze cents francs ?

– O mon père ! vrai, me les donnez-vous ?

– Je t’en rendrai autant l’année prochaine, dit-il en les lui jetant dans son tablier. Ainsi en peu de temps tu auras toutes ses breloques, ajouta-t-il en se frottant les mains, heureux de pouvoir spéculer sur le sentiment de sa fille.

Néanmoins le vieillard, quoique robuste encore, sentit la nécessité d’initier sa fille aux secrets du ménage. Pendant deux années consécutives il lui fit ordonner en sa présence le menu de la maison, et recevoir les redevances. Il lui apprit lentement et successivement les noms, la contenance de ses clos, de ses fermes. Vers la troisième année il l’avait si bien accoutumée à toutes ses façons d’avarice, il les avait si véritablement tournées chez elle en habitudes, qu’il lui laissa sans crainte les clefs de la dépense, et l’institua la maîtresse au logis.

Cinq ans se passèrent sans qu’aucun événement marquât dans l’existence monotone d’Eugénie et de son père. Ce fut les mêmes actes constamment accomplis avec la régularité chronométrique des mouvements de la vieille pendule. La profonde mélancolie de mademoiselle Grandet n’était un secret pour personne ; mais, si chacun put en pressentir la cause, jamais un mot prononcé par elle ne justifia les soupçons que toutes les sociétés de Saumur formaient sur l’état du cœur de la riche héritière. Sa seule compagnie se composait des trois Cruchot et de quelques-uns de leurs amis qu’ils avaient insensiblement introduits au logis. Ils lui avaient appris à jouer au whist, et venaient tous les soirs faire la partie. Dans l’année 1827, son père, sentant le poids des infirmités fut forcé de l’initier aux secrets de sa fortune territoriale, et lui disait, en cas de difficultés, de s’en rapporter à Cruchot le notaire, dont la probité lui était connue. Puis, vers la fin de cette année, le bonhomme fut enfin, à l’âge de quatre-vingt-deux ans, pris par une paralysie qui fit de rapides progrès. Grandet fut condamné par monsieur Bergerin. En pensant qu’elle allait bientôt se trouver seule dans le monde, Eugénie se tint, pour ainsi dire, plus près de son père, et serra plus fortement ce dernier anneau d’affection. Dans sa pensée, comme dans celle de toutes les femmes aimantes, l’amour était le monde entier, et Charles n’était pas là. Elle fut sublime de soins et d’attentions pour son vieux père, dont les facultés commençaient à baisser, mais dont l’avarice se soutenait instinctivement. Aussi la mort de cet homme ne contrasta-t-elle point avec sa vie. Dès le matin il se faisait rouler entre la cheminée de sa chambre et la porte de son cabinet, sans doute plein d’or. Il restait là sans mouvement, mais il regardait tour à tour avec anxiété ceux qui venaient le voir et la porte doublée de fer. Il se faisait rendre compte des moindres bruits qu’il entendait ; et, au grand étonnement du notaire, il entendait le bâillement de son chien dans la cour. Il se réveillait de sa stupeur apparente au jour et à l’heure où il fallait recevoir des fermages, faire des comptes avec les closiers, ou donner des quittances. Il agitait alors son fauteuil à roulettes jusqu’à ce qu’il se trouvât en face de la porte de son cabinet. Il le faisait ouvrir par sa fille, et veillait à ce qu’elle plaçât en secret elle-même les sacs d’argent les uns sur les autres, à ce qu’elle fermât la porte. Puis il revenait à sa place silencieusement aussitôt qu’elle lui avait rendu la précieuse clef, toujours placée dans la poche de son gilet, et qu’il tâtait de temps en temps. D’ailleurs son vieil ami le notaire, sentant que la riche héritière épouserait nécessairement son neveu le président si Charles Grandet ne revenait pas, redoubla de soins et d’attentions : il venait tous les jours se mettre aux ordres de Grandet, allait à son commandement à Froidfond, aux terres, aux prés, aux vignes, vendait les récoltes, et transmutait tout en or et en argent qui venait se réunir secrètement aux sacs empilés dans le cabinet. Enfin arrivèrent les jours d’agonie, pendant lesquels la forte charpente du bonhomme fut aux prises avec la destruction. Il voulut rester assis au coin de son feu, devant la porte de son cabinet. Il attirait à lui et roulait toutes les couvertures que l’on mettait sur lui, et disait à Nanon :

– Serre, serre ça, pour qu’on ne me vole pas. Quand il pouvait ouvrir les yeux, où toute sa vie s’était réfugiée, il les tournait aussitôt vers la porte du cabinet où gisaient ses trésors en disant à sa fille :

– Y sont-ils ? y sont-ils ? d’un son de voix qui dénotait une sorte de peur panique.

– Oui, mon père.

– Veille à l’or, mets de l’or devant moi.

Eugénie lui étendait des louis sur une table, et il demeurait des heures entières les yeux attachés sur les louis, comme un enfant qui, au moment où il commence à voir, contemple stupidement le même objet ; et, comme à un enfant, il lui échappait un sourire pénible.

– Ça me réchauffe ! disait-il quelquefois en laissant paraître sur sa figure une expression de béatitude.

Lorsque le curé de la paroisse vint l’administrer, ses yeux, morts en apparence depuis quelques heures, se ranimèrent à la vue de la croix, des chandeliers, du bénitier d’argent qu’il regarda fixement, et sa loupe remua pour la dernière fois. Lorsque le prêtre lui approcha des lèvres le crucifix en vermeil pour lui faire baiser le Christ, il fit un épouvantable geste pour le saisir. Ce dernier effort lui coûta la vie. Il appela Eugénie, qu’il ne voyait pas quoiqu’elle fût agenouillée devant lui et qu’elle baignât de ses larmes une main déjà froide.

– Mon père, bénissez-moi.

– Aie bien soin de tout. Tu me rendras compte de ça là-bas, dit-il en prouvant par cette dernière parole que le christianisme doit être la religion des avares.

Eugénie Grandet se trouva donc seule au monde dans cette maison, n’ayant que Nanon à qui elle pût jeter un regard avec la certitude d’être entendue et comprise, Nanon, le seul être qui l’aimât pour elle et avec qui elle pût causer de ses chagrins. La grande Nanon était une providence pour Eugénie. Aussi ne fut-elle plus une servante, mais une humble amie. Après la mort de son père, Eugénie apprit par maître Cruchot qu’elle possédait trois cent mille livres de rente en biens-fonds dans l’arrondissement de Saumur, six millions placés en trois pour cent à soixante francs, et il valait alors soixante-dix-sept francs ; plus deux millions en or et cent mille francs en écus, sans compter les arrérages à recevoir. L’estimation totale de ses biens allait à dix-sept millions.

– Où donc est mon cousin ? se dit-elle.

Le jour où maître Cruchot remit à sa cliente l’état de la succession, devenue claire et liquide, Eugénie resta seule avec Nanon, assises l’une et l’autre de chaque côté de la cheminée de cette salle si vide, où tout était souvenir, depuis la chaise à patins sur laquelle s’asseyait sa mère jusqu’au verre dans lequel avait bu son cousin.

– Nanon, nous sommes seules…

– Oui, mademoiselle ; et, si je savais où il est, ce mignon, j’irais de mon pied le chercher.

– Il y a la mer entre nous, dit-elle.

Pendant que la pauvre héritière pleurait ainsi en compagnie de sa vieille servante, dans cette froide et obscure maison, qui pour elle composait tout l’univers, il n’était question de Nantes à Orléans que des dix-sept millions de mademoiselle Grandet. Un de ses premiers actes fut de donner douze cents francs de rente viagère à Nanon, qui, possédant déjà six cents autres francs, devint un riche parti. En moins d’un mois, elle passa de l’état de fille à celui de femme sous la protection d’Antoine Cornoiller, qui fut nommé garde-général des terres et propriétés de mademoiselle Grandet. Madame Cornoiller eut sur ses contemporaines un immense avantage. Quoiqu’elle eût cinquante-neuf ans, elle ne paraissait pas en avoir plus de quarante. Ses gros traits avaient résisté aux attaques du temps. Grâce au régime de sa vie monastique, elle narguait la vieillesse par un teint coloré, par une santé de fer. Peut-être n’avait-elle jamais été aussi bien qu’elle le fut au jour de son mariage. Elle eut les bénéfices de sa laideur, et apparut grosse, grasse, forte, ayant sur sa figure indestructible un air de bonheur qui fit envier par quelques personnes le sort de Cornoiller.

– Elle est bon teint, disait le drapier.

– Elle est capable de faire des enfants, dit le marchand de sel ; elle s’est conservée comme dans de la saumure, sous votre respect- Elle est riche, et le gars Cornoiller fait un bon coup, disait un autre voisin. En sortant du vieux logis, Nanon, qui était aimée de tout le voisinage, ne reçut que des compliments en descendant la rue tortueuse pour se rendre à la paroisse. Pour présent de noce, Eugénie lui donna trois douzaines de couverts. Cornoiller, surpris d’une telle magnificence, parlait de sa maîtresse les larmes aux yeux : il se serait fait hacher pour elle. Devenue la femme de confiance d’Eugénie, madame Cornoiller eut désormais un bonheur égal pour elle à celui de posséder un mari. Elle avait enfin une dépense à ouvrir, à fermer, des provisions à donner le matin, comme faisait son défunt maître. Puis elle eut à régir deux domestiques, une cuisinière et une femme de chambre chargée de raccommoder le linge de la maison, de faire les robes de mademoiselle. Cornoiller cumula les fonctions de garde et de régisseur. Il est inutile de dire que la cuisinière et la femme de chambre choisies par Nanon étaient de véritables perles. Mademoiselle Grandet eut ainsi quatre serviteurs dont le dévouement était sans bornes. Les fermiers ne s’aperçurent donc pas de la mort du bonhomme, tant il avait sévèrement établi les usages et coutumes de son administration, qui fut soigneusement continuée par monsieur et madame Cornoiller.

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