Chapitre II Une idée de Fouché

Vers les derniers jours du mois de brumaire, au moment où, pendant la matinée, Hulot faisait manœuvrer sa demi-brigade, entièrement concentrée à Mayenne par des ordres supérieurs, un exprès venu d’Alençon lui remit des dépêches pendant la lecture desquelles une assez forte contrariété se peignit sur sa figure.

– Allons, en avant ! s’écria-t-il avec humeur en serrant les papiers au fond de son chapeau. Deux compagnies vont se mettre en marche avec moi et se diriger sur Mortagne. Les Chouans y sont.

– Vous m’accompagnerez, dit-il à Merle et à Gérard. Si je comprends un mot à ma dépêche, je veux être fait noble. Je ne suis peut-être qu’une bête, n’importe, en avant ! Il n’y a pas de temps à perdre.

– Mon commandant, qu’y a-t-il donc de si barbare dans cette carnassière-là ! dit Merle en montrant du bout de sa botte l’enveloppe ministérielle de la dépêche.

– Tonnerre de Dieu ! il n’y a rien si ce n’est qu’on nous embête.

Lorsque le commandant laissait échapper cette expression militaire, déjà l’objet d’une réserve, elle annonçait toujours quelque tempête. Les diverses intonations de cette phrase formaient des espèces de degrés qui, pour la demi-brigade, étaient un sûr thermomètre de la patience du chef ; et la franchise de ce vieux soldat en avait rendu la connaissance si facile, que le plus méchant tambour savait bientôt son Hulot par cœur, en observant les variations de la petite grimace par laquelle le commandant retroussait sa joue et clignait les yeux. Cette fois, le ton de la sourde colère par lequel il accompagna ce mot rendit les deux amis silencieux et circonspects. Les marques même de petite vérole qui sillonnaient ce visage guerrier parurent plus profondes et le teint plus brun que de coutume. Sa large queue bordée de tresses étant revenue sur une des épaulettes quand il remit son chapeau à trois cornes, Hulot la rejeta avec tant de fureur que les cadenettes en furent dérangées. Cependant comme il restait immobile, les poings fermés, les bras croisés avec force sur la poitrine, la moustache hérissée, Merle se hasarda à lui demander :

– Part-on sur l’heure ?

– Oui, si les gibernes sont garnies, répondit-il en grommelant.

– Elles le sont.

– Portez arme ! par file à gauche, en avant, marche ! dit Merle à un geste de son chef.

Et les tambours se mirent en tête des deux compagnies désignées par Gérard. Au son du tambour, le commandant plongé dans ses réflexions parut se réveiller, et il sortit de la ville accompagné de ses deux amis, auxquels il ne dit pas un mot. Merle et Gérard se regardèrent silencieusement à plusieurs reprises comme pour se demander :

– Nous tiendra-t-il longtemps rigueur ? Et, tout en marchant, ils jetèrent à la dérobée des regards observateurs sur Hulot qui continuait à dire entre ses dents de vagues paroles. Plusieurs fois ces phrases résonnèrent comme des jurements aux oreilles des soldats ; mais pas un d’eux n’osa souffler mot ; car, dans l’occasion, tous savaient garder la discipline sévère à laquelle étaient habitués les troupiers jadis commandés en Italie par Bonaparte. La plupart d’entre eux étaient comme Hulot, les restes de ces fameux bataillons qui capitulèrent à Mayence sous la promesse de ne pas être employés sur les frontières, et l’armée les avait nommés les Mayençais. Il était difficile de rencontrer des soldats et des chefs qui se comprissent mieux.

Le lendemain de leur départ, Hulot et ses deux amis se trouvaient de grand matin sur la route d’Alençon, à une lieue environ de cette dernière ville, vers Mortagne, dans la partie du chemin qui côtoie les pâturages arrosés par la Sarthe. Les vues pittoresques de ces prairies se déployent successivement sur la gauche, tandis que la droite, flanquée des bois épais qui se rattachent à la grande forêt de Menibroud, forme, s’il est permis d’emprunter ce terme à la peinture, un repoussoir aux délicieux aspects de la rivière. Les bermes du chemin sont encaissées par des fossés dont les terres sans cesse rejetées sur les champs y produisent de hauts talus couronnés d’ajoncs, nom donné dans tout l’Ouest au genêt épineux. Cet arbuste, qui s’étale en buissons épais, fournit pendant l’hiver une excellente nourriture aux chevaux et aux bestiaux ; mais tant qu’il n’était pas récolté, les Chouans se cachaient derrière ses touffes d’un vert sombre. Ces talus et ces ajoncs, qui annoncent au voyageur l’approche de la Bretagne, rendaient donc alors cette partie de la route aussi dangereuse qu’elle est belle. Les périls qui devaient se rencontrer dans le trajet de Mortagne à Alençon et d’Alençon à Mayenne, étaient la cause du départ de Hulot ; et, là, le secret de sa colère finit par lui échapper.

Le commandant escortait alors une vieille malle traînée par des chevaux de poste que ses soldats fatigués obligeaient à marcher lentement. Les compagnies de Bleus appartenant à la garnison de Mortagne et qui avaient accompagné cette horrible voiture jusqu’aux limites de leur étape, où Hulot était venu les remplacer dans ce service, à juste titre nommé par ses soldats une scie patriotique, retournaient à Mortagne et se voyaient dans le lointain comme des points noirs. Une des deux compagnies du vieux Républicain se tenait à quelques pas en arrière, et l’autre en avant de cette calèche. Hulot, qui se trouva entre Merle et Gérard, à moitié chemin de l’avant-garde et de la voiture, leur dit, tout à coup :

– Mille tonnerres ! croiriez-vous que c’est pour accompagner les deux cotillons qui sont dans ce vieux fourgon que le général nous a détachés de Mayenne ?

– Mais, mon commandant, quand nous avons pris position tout à l’heure auprès des citoyennes, répondit Gérard, vous les avez saluées d’un air qui n’était pas déjà si gauche.

– Hé ! voilà l’infamie. Ces muscadins de Paris ne nous recommandent-ils pas les plus grands égards pour leurs damnées femelles ! Peut-on déshonorer de bons et braves patriotes comme nous, en les mettant à la suite d’une jupe. Oh ! moi, je vais droit mon chemin et n’aime pas les zigzags chez les autres. Quand j’ai vu à Danton des maîtresses, à Barras des maîtresses, je leur ai dit :

– « Citoyens, quand la République vous a requis de la gouverner, ce n’était pas pour autoriser les amusements de l’ancien régime. » Vous me direz à cela que les femmes ? Oh ! on a des femmes ! c’est juste. A de bons lapins, voyez-vous, il faut des femmes et de bonnes femmes. Mais, assez causé quand vient le danger. A quoi donc aurait servi de balayer les abus de l’ancien temps si les patriotes les recommençaient. Voyez le premier consul, c’est là un homme : pas de femmes, toujours à son affaire. Je parierais ma moustache gauche qu’il ignore le sot métier qu’on nous fait faire ici.

– Ma foi, commandant, répondit Merle en riant, j’ai aperçu le bout du nez de la jeune dame cachée au fond de la malle, et j’avoue que tout le monde pourrait sans déshonneur se sentir, comme je l’éprouve, la démangeaison d’aller tourner autour de cette voiture pour nouer avec les voyageurs un petit bout de conversation.

– Gare à toi, Merle, dit Gérard. Les corneilles coiffées sont accompagnées d’un citoyen assez rusé pour te prendre dans un piége.

– Qui ? Cet incroyable dont les petits yeux vont incessamment d’un côté du chemin à l’autre, comme s’il voyait des Chouans ; ce muscadin à qui on aperçoit à peine les jambes ; et qui, dans le moment où celles de son cheval sont cachées par la voiture, a l’air d’un canard dont la tête sort d’un pâté ! Si ce dadais-là m’empêche jamais de caresser sa jolie fauvette…

– Canard, fauvette ! Oh ! mon pauvre Merle, tu es furieusement dans les volatiles. Mais ne te fie pas au canard ! Ses yeux verts me paraissent perfides comme ceux d’une vipère et fins comme ceux d’une femme qui pardonne à son mari. Je me défie moins des Chouans que de ces avocats dont les figures ressemblent à des carafes de limonade.

– Bah ! s’écria Merle gaiement, avec la permission du commandant, je me risque ! Cette femme-là a des yeux qui sont comme des étoiles, on peut tout mettre au jeu pour les voir.

– Il est pris le camarade, dit Gérard au commandant, il commence à dire des bêtises.

Hulot fit la grimace, haussa les épaules et répondit :

– Avant de prendre le potage, je lui conseille de le sentir.

– Brave Merle, reprit Gérard en jugeant à la lenteur de sa marche qu’il manœuvrait pour se laisser graduellement gagner par la malle, est-il gai ! C’est le seul homme qui puisse rire de la mort d’un camarade sans être taxé d’insensibilité.

– C’est le vrai soldat français, dit Hulot d’un ton grave.

– Oh ! le voici qui ramène ses épaulettes sur son épaule pour faire voir qu’il est capitaine, s’écria Gérard en riant, comme si le grade y faisait quelque chose.

La voiture vers laquelle pivotait l’officier renfermait en effet deux femmes, dont l’une semblait être la servante de l’autre.

– Ces femmes-là vont toujours deux par deux, disait Hulot.

Un petit homme sec et maigre caracolait, tantôt en avant, tantôt en arrière de la voiture ; mais quoiqu’il parût accompagner les deux voyageuses privilégiées, personne ne l’avait encore vu leur adressant la parole. Ce silence, preuve de dédain ou de respect, les bagages nombreux, et les cartons de celle que le commandant appelait une princesse, tout, jusqu’au costume de son cavalier servant, avait encore irrité la bile de Hulot. Le costume de cet inconnu présentait un exact tableau de la mode qui valut en ce temps les caricatures des Incroyables. Qu’on se figure ce personnage affublé d’un habit dont les basques étaient si courtes, qu’elles laissaient passer cinq à six pouces du gilet, et les pans si longs qu’ils ressemblaient à une queue de morue, terme alors employé pour les désigner. Une cravate énorme décrivait autour de son cou de si nombreux contours, que la petite tête qui sortait de ce labyrinthe de mousseline justifiait presque la comparaison gastronomique du capitaine Merle. L’inconnu portait un pantalon collant et des bottes à la Suwaroff. Un immense camée blanc et bleu servait d’épingle à sa chemise. Deux chaînes de montre s’échappaient parallèlement de sa ceinture ; puis ses cheveux, pendant en tire-bouchons de chaque côté des faces, lui couvraient presque tout le front. Enfin, pour dernier enjolivement, le col de sa chemise et celui de l’habit montaient si haut, que sa tête paraissait enveloppée comme un bouquet dans un cornet de papier. Ajoutez à ces grêles accessoires qui juraient entre eux sans produire d’ensemble, l’opposition burlesque des couleurs du pantalon jaune, du gilet rouge, de l’habit cannelle, et l’on aura une image fidèle du suprême bon ton auquel obéissaient les élégants au commencement du Consulat. Ce costume, tout à fait baroque, semblait avoir été inventé pour servir d’épreuve à la grâce, et montrer qu’il n’y a rien de si ridicule que la mode ne sache consacrer. Le cavalier paraissait avoir atteint l’âge de trente ans, mais il en avait à peine vingt-deux ; peut-être devait-il cette apparence soit à la débauche, soit aux périls de cette époque. Malgré cette toilette d’empirique, sa tournure accusait une certaine élégance de manières à laquelle on reconnaissait un homme bien élevé. Lorsque le capitaine se trouva près de la calèche, le muscadin parut deviner son dessein, et le favorisa en retardant le pas de son cheval ; Merle, qui lui avait jeté un regard sardonique, rencontra un de ces visages impénétrables, accoutumés par les vicissitudes de la Révolution à cacher toutes les émotions, même les moindres.

Au moment où le bout recourbé du vieux chapeau triangulaire et l’épaulette du capitaine furent aperçus par les dames, une voix d’une angélique douceur lui demanda :

– Monsieur l’officier, auriez-vous la bonté de nous dire en quel endroit de la route nous nous trouvons ?

Il existe un charme inexprimable dans une question faite par une voyageuse inconnue, le moindre mot semble alors contenir toute une aventure ; mais si la femme sollicite quelque protection, en s’appuyant sur sa faiblesse et sur une certaine ignorance des choses, chaque homme n’est-il pas légèrement enclin à bâtir une fable impossible où il se fait heureux ? Aussi les mots de « Monsieur l’officier, » la forme polie de la demande, portèrent-ils un trouble inconnu dans le cœur du capitaine. Il essaya d’examiner la voyageuse et fut singulièrement désappointé, car un voile jaloux lui en cachait les traits ; à peine même put-il en voir les yeux, qui, à travers la gaze, brillaient comme deux onyx frappés par le soleil.

– Vous êtes maintenant à une lieue d’Alençon, madame.

– Alençon, déjà ! Et la dame inconnue se rejeta, ou plutôt se laissa aller au fond de la voiture, sans plus rien répondre.

– Alençon, répéta l’autre femme en paraissant se réveiller. Vous allez revoir le pays.

Elle regarda le capitaine et se tut. Merle, trompé dans son espérance de voir la belle inconnue, se mit à en examiner la compagne. C’était une fille d’environ vingt-six ans, blonde, d’une jolie taille, et dont le teint avait cette fraîcheur de peau, cet éclat nourri qui distingue les femmes de Valognes, de Bayeux et des environs d’Alençon. Le regard de ses yeux bleus n’annonçait pas d’esprit, mais une certaine fermeté mêlée de tendresse. Elle portait une robe d’étoffe commune. Ses cheveux, relevés sous un petit bonnet à la mode cauchoise, et sans aucune prétention, rendaient sa figure charmante de simplicité. Son attitude, sans avoir la noblesse convenue des salons, n’était pas dénuée de cette dignité naturelle à une jeune fille modeste qui pouvait contempler le tableau de sa vie passée sans y trouver un seul sujet de repentir. D’un coup d’œil, Merle sut deviner en elle une de ces fleurs champêtres qui, transportée dans les serres parisiennes où se concentrent tant de rayons flétrissants, n’avait rien perdu de ses couleurs pures ni de sa rustique franchise. L’attitude naïve de la jeune fille et la modestie de son regard apprirent à Merle qu’elle ne voulait pas d’auditeur. En effet, quand il s’éloigna, les deux inconnues commencèrent à voix basse une conversation dont le murmure parvint à peine à son oreille.

– Vous êtes partie si précipitamment, dit la jeune campagnarde, que vous n’avez pas seulement pris le temps de vous habiller. Vous voilà belle ! Si nous allons plus loin qu’Alençon, il faudra nécessairement y faire une autre toilette…

– Oh ! oh ! Francine, s’écria l’inconnue.

– Plaît-il ?

– Voici la troisième tentative que tu fais pour apprendre le terme et la cause de ce voyage.

– Ai-je dit la moindre chose qui puisse me valoir ce reproche ? …

– Oh ! j’ai bien remarqué ton petit manége. De candide et simple que tu étais, tu as pris un peu de ruse à mon école. Tu commences à avoir les interrogations en horreur. Tu as bien raison, mon enfant. De toutes les manières connues d’arracher un secret, c’est, à mon avis, la plus niaise.

– Eh ! bien, reprit Francine, puisqu’on ne peut rien vous cacher, convenez-en, Marie ? votre conduite n’exciterait-elle pas la curiosité d’un saint. Hier matin sans ressources, aujourd’hui les mains pleines d’or, on vous donne à Mortagne la malle-poste pillée dont le conducteur a été tué, vous êtes protégée par les troupes du gouvernement, et suivie par un homme que je regarde comme votre mauvais génie…

– Qui, Corentin ? … demanda la jeune inconnue en accentuant ces deux mots par deux inflexions de voix pleines d’un mépris qui déborda même dans le geste par lequel elle montra le cavalier. Ecoute, Francine, reprit-elle, te souviens-tu de Patriote, ce singe que j’avais habitué à contrefaire Danton, et qui nous amusait tant.

– Oui, mademoiselle.

– Eh ! bien, en avais-tu peur ?

– Il était enchaîné.

– Mais Corentin est muselé, mon enfant.

– Nous badinions avec Patriote pendant des heures entières, dit Francine, je le sais, mais il finissait toujours par nous jouer quelque mauvais tour. A ces mots, Francine se rejeta vivement au fond de la voiture, près de sa maîtresse, lui prit les mains pour les caresser avec des manières câlines, en lui disant d’une voix affectueuse :

– Mais vous m’avez devinée, Marie, et vous ne me répondez pas. Comment, après ces tristesses qui m’ont fait tant de mal, oh ! bien du mal, pouvez-vous en vingt-quatre heures devenir d’une gaieté folle, comme lorsque vous parliez de vous tuer. D’où vient ce changement. J’ai le droit de vous demander un peu compte de votre âme. Elle est à moi avant d’être à qui que ce soit, car jamais vous ne serez mieux aimée que vous ne l’êtes par moi. Parlez, mademoiselle.

– Eh ! bien, Francine, ne vois-tu pas autour de nous le secret de ma gaieté. Regarde les houppes jaunies de ces arbres lointains ? pas une ne se ressemble. A les contempler de loin, ne dirait-on pas d’une vieille tapisserie de château. Vois ces haies derrière lesquelles il peut se rencontrer des Chouans à chaque instant. Quand je regarde ces ajoncs, il me semble apercevoir des canons de fusil. J’aime ce renaissant péril qui nous environne. Toutes les fois que la route prend un aspect sombre, je suppose que nous allons entendre des détonations, alors mon cœur bat, une sensation inconnue m’agite. Et ce n’est ni les tremblements de la peur, ni les émotions du plaisir ; non, c’est mieux, c’est le jeu de tout ce qui se meut en moi, c’est la vie. Quand je ne serais joyeuse que d’avoir un peu animé ma vie !

– Ah ! vous ne me dites rien, cruelle. Sainte Vierge, ajouta Francine en levant les yeux au ciel avec douleur, à qui se confessera-t-elle, si elle se tait avec moi ?

– Francine, reprit l’inconnue d’un ton grave, je ne peux pas t’avouer mon entreprise. Cette fois-ci, c’est horrible.

– Pourquoi faire le mal en connaissance de cause ?

– Que veux-tu, je me surprends à penser comme si j’avais cinquante ans, et à agir comme si j’en avais encore quinze. Tu as toujours été ma raison, ma pauvre fille ; mais dans cette affaire-ci, je dois étouffer ma conscience. Et, dit-elle après une pause, en laissant échapper un soupir, je n’y parviens pas. Or, comment veux-tu que j’aille encore mettre après moi un confesseur aussi rigide que toi ? Et elle lui frappa doucement dans la main.

– Hé ! quand vous ai-je reproché vos actions ? s’écria Francine. Le mal en vous a de la grâce. Oui, sainte Anne d’Auray, que je prie tant pour votre salut, vous absoudrait de tout. Enfin ne suis-je pas à vos côtés sur cette route, sans savoir où vous allez ? Et dans son effusion, elle lui baisa les mains.

– Mais, reprit Marie, tu peux m’abandonner, si ta conscience…

– Allons, taisez-vous, madame, reprit Francine en faisant une petite moue chagrine. Oh ! ne me direz-vous pas…

– Rien, dit la jeune demoiselle d’une voix ferme. Seulement sache-le bien ! je hais cette entreprise encore plus que celui dont la langue dorée me l’a expliquée. Je veux être franche, je t’avouerai que je ne me serais pas rendue à leurs désirs, si je n’avais entrevu dans cette ignoble farce un mélange de terreur et d’amour qui m’a tentée. Puis, je n’ai pas voulu m’en aller de ce bas monde sans avoir essayé d’y cueillir les fleurs que j’en espère, dussé-je périr ! Mais souviens-toi, pour l’honneur de ma mémoire, que si j’avais été heureuse, l’aspect de leur gros couteau prêt à tomber sur ma tête ne m’aurait pas fait accepter un rôle dans cette tragédie, car c’est une tragédie. Maintenant, reprit-elle en laissant échapper un geste de dégoût, si elle était décommandée, je me jetterais à l’instant dans la Sarthe ; et ce ne serait point un suicide, je n’ai pas encore vécu.

– Oh ! sainte Vierge d’Auray, pardonnez-lui !

– De quoi t’effraies-tu ? Les plates vicissitudes de la vie domestique n’excitent pas mes passions, tu le sais. Cela est mal pour une femme ; mais mon âme s’est fait une sensibilité plus élevée, pour supporter de plus fortes épreuves. J’aurais été peut-être, comme toi, une douce créature. Pourquoi me suis-je élevée au-dessus ou abaissée au-dessous de mon sexe ? Ah ! que la femme du général Bonaparte est heureuse. Tiens, je mourrai jeune, puisque j’en suis déjà venue à ne pas m’effrayer d’une partie de plaisir où il y a du sang à boire, comme disait ce pauvre Danton. Mais oublie ce que je te dis ; c’est la femme de cinquante ans qui a parlé. Dieu merci ! la jeune fille de quinze ans va bientôt reparaître.

La jeune campagnarde frémit. Elle seule connaissait le caractère bouillant et impétueux de sa maîtresse. Elle seule était initiée aux mystères de cette âme riche d’exaltation, aux sentiments de cette créature qui, jusque-là, avait vu passer la vie comme une ombre insaisissable, en voulant toujours la saisir. Après avoir semé à pleines mains sans rien récolter, cette femme était restée vierge, mais irritée par une multitude de désirs trompés. Lassée d’une lutte sans adversaire, elle arrivait alors dans son désespoir à préférer le bien au mal quand il s’offrait comme une jouissance, le mal au bien quand il présentait quelque poésie, la misère à la médiocrité comme quelque chose de plus grand, l’avenir sombre et inconnu de la mort à une vie pauvre d’espérances ou même de souffrances. Jamais tant de poudre ne s’était amassée pour l’étincelle, jamais tant de richesses à dévorer pour l’amour, enfin jamais aucune fille d’Eve n’avait été pétrie avec plus d’or dans son argile. Semblable à un ange terrestre, Francine veillait sur cet être en qui elle adorait la perfection, croyant accomplir un céleste message si elle le conservait au chœur des séraphins d’où il semblait banni en expiation d’un péché d’orgueil.

– Voici le clocher d’Alençon, dit le cavalier en s’approchant de la voiture.

– Je le vois, répondit sèchement la jeune dame.

– Ah ! bien, dit-il en s’éloignant avec les marques d’une soumission servile malgré son désappointement.

– Allez, allez plus vite, dit la dame au postillon. Maintenant il n’y a rien à craindre. Allez au grand trot ou au galop, si vous pouvez. Ne sommes-nous pas sur le pavé d’Alençon.

En passant devant le commandant elle lui cria d’une voix douce :

– Nous nous retrouverons à l’auberge, commandant. Venez m’y voir.

– C’est cela, répliqua le commandant. A l’auberge ! Venez me voir ! Comme ça vous parle à un chef de demi-brigade…

Et il montrait du poing la voiture qui roulait rapidement sur la route.

– Ne vous en plaignez pas, commandant, elle a votre grade de général dans sa manche, dit en riant Corentin qui essayait de mettre son cheval au galop pour rejoindre la voiture.

– Ah ! je ne me laisserai pas embêter par ces paroissiens-là, dit Hulot à ses deux amis en grognant. J’aimerais mieux jeter l’habit de général dans un fossé que de le gagner dans un lit. Que veulent-ils donc, ces canards-là ? Y comprenez-vous quelque chose, vous autres ?

– Oh ! oui, dit Merle, je sais que c’est la femme la plus belle que j’aie jamais vue ! Je crois que vous entendez mal la métaphore. C’est la femme du premier consul, peut-être ?

– Bah ! la femme du premier consul est vieille, et celle-ci est jeune, reprit Hulot. D’ailleurs, l’ordre que j’ai reçu du ministre m’apprend qu’elle se nomme mademoiselle de Verneuil. C’est une ci-devant. Est-ce que je ne connais pas ça ! Avant la révolution, elles faisaient toutes ce métier-là ; on devenait alors, en deux temps et six mouvements, chef de demi-brigade, il ne s’agissait que de leur bien dire deux ou trois fois : Mon cœur !

Pendant que chaque soldat ouvrait le compas, pour employer l’expression du commandant, la voiture horrible qui servait alors de malle avait promptement atteint l’hôtel des Trois-Maures, situé au milieu de la grande rue d’Alençon. Le bruit de ferraille que rendait cette informe voiture amena l’hôte sur le pas de la porte. C’était un hasard auquel personne dans Alençon ne devait s’attendre que la descente de la malle à l’auberge des Trois-Maures ; mais l’affreux événement de Mortagne la fit suivre par tant de monde, que les deux voyageuses, pour se dérober à la curiosité générale, entrèrent lestement dans la cuisine, inévitable antichambre des auberges dans tout l’Ouest ; et l’hôte se disposait à les suivre après avoir examiné la voiture, lorsque le postillon l’arrêta par le bras.

– Attention, citoyen Brutus, dit-il, il y a une escorte de Bleus. Comme il n’y a ni conducteur ni dépêches, c’est moi qui t’amène les citoyennes, elles paieront sans doute comme de ci-devant princesses, ainsi…

– Ainsi, nous boirons un verre de vin ensemble tout à l’heure, mon garçon, lui dit l’hôte.

Après avoir jeté un coup d’œil sur cette cuisine noircie par la fumée et sur une table ensanglantée par des viandes crues, mademoiselle de Verneuil se sauva dans la salle voisine avec la légèreté d’un oiseau, car elle craignit l’aspect et l’odeur de cette cuisine, autant que la curiosité d’un chef malpropre et d’une petite femme grasse qui déjà l’examinaient avec attention.

– Comment allons-nous faire, ma femme ? dit l’hôte. Qui diable pouvait croire que nous aurions tant de monde par le temps qui court ? Avant que je puisse lui servir un déjeuner convenable, cette femme-là va s’impatienter. Ma foi, il me vient une bonne idée : puisque c’est des gens comme il faut, je vais leur proposer de se réunir à la personne que nous avons là-haut. Hein ?

Quand l’hôte chercha la nouvelle arrivée, il ne vit plus que Francine, à laquelle il dit à voix basse en l’emmenant au fond de la cuisine du côté de la cour pour l’éloigner de ceux qui pouvaient l’écouter :

– Si ces dames désirent se faire servir à part, comme je n’en doute point, j’ai un repas très-délicat tout préparé pour une dame et pour son fils. Ces voyageurs ne s’opposeront sans doute pas à partager leur déjeuner avec vous, ajouta-t-il d’un air mystérieux. C’est des personnes de condition.

A peine avait-il achevé sa dernière phrase, que l’hôte se sentit appliquer dans le dos un léger coup de manche de fouet, il se retourna brusquement, et vit derrière lui un petit homme trapu, sorti sans bruit d’un cabinet voisin, et dont l’apparition avait glacé de terreur la grosse femme, le chef et son marmiton. L’hôte pâlit en retournant la tête. Le petit homme secoua ses cheveux qui lui cachaient entièrement le front et les yeux, se dressa sur ses pieds pour atteindre à l’oreille de l’hôte, et lui dit :

– Vous savez ce que vaut une imprudence, une dénonciation, et de quelle couleur est la monnaie avec laquelle nous les payons. Nous sommes généreux.

Il joignit à ses paroles un geste qui en fut un épouvantable commentaire. Quoique la vue de ce personnage fût dérobée à Francine par la rotondité de l’hôte, elle saisit quelques mots des phrases qu’il avait sourdement prononcées, et resta comme frappée par la foudre en entendant les sons rauques d’une voix bretonne. Au milieu de la terreur générale, elle s’élança vers le petit homme ; mais celui-ci, qui semblait se mouvoir avec l’agilité d’un animal sauvage, sortait déjà par une porte latérale donnant sur la cour. Francine crut s’être trompée dans ses conjectures, car elle n’aperçut que la peau fauve et noire d’un ours de moyenne taille. Etonnée, elle courut à la fenêtre. A travers les vitres jaunies par la fumée, elle regarda l’inconnu qui gagnait l’écurie d’un pas traînant. Avant d’y entrer, il dirigea deux yeux noirs sur le premier étage de l’auberge, et, de là, sur la malle, comme s’il voulait faire part à un ami de quelque importante observation relative à cette voiture. Malgré les peaux de biques, et grâce à ce mouvement qui lui permit de distinguer le visage de cet homme, Francine reconnut alors à son énorme fouet et à sa démarche rampante, quoique agile dans l’occasion, le Chouan surnommé Marche-à-terre ; elle l’examina, mais indistinctement, à travers l’obscurité de l’écurie où il se coucha dans la paille en prenant une position d’où il pouvait observer tout ce qui se passerait dans l’auberge. Marche-à-terre était ramassé de telle sorte que, de loin comme de près, l’espion le plus rusé l’aurait facilement pris pour un de ces gros chiens de roulier, tapis en rond et qui dorment, la gueule placée sur leurs pattes. La conduite de Marche-à-terre prouvait à Francine que le Chouan ne l’avait pas reconnue. Or, dans les circonstances délicates où se trouvait sa maîtresse, elle ne sut pas si elle devait s’en applaudir ou s’en chagriner. Mais le mystérieux rapport qui existait entre l’observation menaçante du Chouan et l’offre de l’hôte, assez commune chez les aubergistes qui cherchent toujours à tirer deux moutures du sac, piqua sa curiosité ; elle quitta la vitre crasseuse d’où elle regardait la masse informe et noire qui, dans l’obscurité, lui indiquait la place occupée par Marche-à-terre, se retourna vers l’aubergiste, et le vit dans l’attitude d’un homme qui a fait un pas de clerc et ne sait comment s’y prendre pour revenir en arrière. Le geste du Chouan avait pétrifié ce pauvre homme. Personne, dans l’Ouest, n’ignorait les cruels raffinements des supplices par lesquels les Chasseurs du Roi punissaient les gens soupçonnés seulement d’indiscrétion, aussi l’hôte croyait-il déjà sentir leurs couteaux sur son cou. Le chef regardait avec terreur l’âtre du feu où souvent ils chauffaient les pieds de leurs dénonciateurs. La grosse petite femme tenait un couteau de cuisine d’une main, de l’autre une pomme de terre à moitié coupée, et contemplait son mari d’un air hébété. Enfin le marmiton cherchait le secret, inconnu pour lui, de cette silencieuse terreur. La curiosité de Francine s’anima naturellement à cette scène muette, dont l’acteur principal était vu par tous, quoique absent. La jeune fille fut flattée de la terrible puissance du Chouan, et encore qu’il n’entrât guère dans son humble caractère de faire des malices de femme de chambre, elle était cette fois trop fortement intéressée à pénétrer ce mystère pour ne pas profiter de ses avantages.

– Eh ! bien, mademoiselle accepte votre proposition, dit-elle gravement à l’hôte, qui fut comme réveillé en sursaut par ces paroles.

– Laquelle ? demanda-t-il avec une surprise réelle.

– Laquelle ? demanda Corentin survenant.

– Laquelle ? demanda mademoiselle de Verneuil.

– Laquelle ? demanda un quatrième personnage qui se trouvait sur la dernière marche de l’escalier et qui sauta légèrement dans la cuisine.

– Eh ! bien, de déjeuner avec vos personnes de distinction, répondit Francine impatiente.

– De distinction, reprit d’une voix mordante et ironique le personnage arrivé par l’escalier. Ceci, mon cher, me semble une mauvaise plaisanterie d’auberge ; mais si c’est cette jeune citoyenne que tu veux nous donner pour convive, il faudrait être fou pour s’y refuser, brave homme, dit-il en regardant mademoiselle de Verneuil. En l’absence de ma mère, j’accepte, ajouta-t-il en frappant sur l’épaule de l’aubergiste stupéfait.

La gracieuse étourderie de la jeunesse déguisa la hauteur insolente de ces paroles qui attira naturellement l’attention de tous les acteurs de cette scène sur ce nouveau personnage. L’hôte prit alors la contenance de Pilate cherchant à se laver les mains de la mort de Jésus-Christ, il rétrograda de deux pas vers sa grosse femme, et lui dit à l’oreille :

– Tu es témoin que, s’il arrive quelque malheur, ce ne sera pas ma faute. Mais au surplus, ajouta-t-il encore plus bas, va prévenir de tout ça monsieur Marche-à-terre.

Le voyageur, jeune homme de moyenne taille, portait un habit bleu et de grandes guêtres noires qui lui montaient au-dessus du genou, sur une culotte de drap également bleu. Cet uniforme simple et sans épaulettes appartenait aux élèves de l’Ecole Polytechnique. D’un seul regard, mademoiselle de Verneuil sut distinguer sous ce costume sombre des formes élégantes et ce je ne sais quoi qui annoncent une noblesse native. Assez ordinaire au premier aspect, la figure du jeune homme se faisait bientôt remarquer par la conformation de quelques traits où se révélait une âme capable de grandes choses. Un teint bruni, des cheveux blonds et bouclés, des yeux bleus étincelants, un nez fin, des mouvements pleins d’aisance ; en lui, tout décelait et une vie dirigée par des sentiments élevés et l’habitude du commandement. Mais les signes les plus caractéristiques de son génie se trouvaient dans un menton à la Bonaparte, et dans sa lèvre inférieure qui se joignait à la supérieure en décrivant la courbe gracieuse de la feuille d’acanthe sous le chapiteau corinthien. La nature avait mis dans ces deux traits d’irrésistibles enchantements.

– Ce jeune homme est singulièrement distingué pour un républicain, se dit mademoiselle de Verneuil.

Voir tout cela d’un clin d’œil, s’animer par l’envie de plaire, pencher mollement la tête de côté, sourire avec coquetterie, lancer un de ces regards veloutés qui ranimeraient un cœur mort à l’amour ; voiler ses longs yeux noirs sous de larges paupières dont les cils fournis et recourbés dessinèrent une ligne brune sur sa joue ; chercher les sons les plus mélodieux de sa voix pour donner un charme pénétrant à cette phrase banale : « – Nous vous sommes bien obligées, monsieur ? » tout ce manége n’employa pas le temps nécessaire à le décrire. Puis mademoiselle de Verneuil, s’adressant à l’hôte, demanda son appartement, vit l’escalier, et disparut avec Francine en laissant à l’étranger le soin de deviner si cette réponse contenait une acceptation ou un refus.

– Quelle est cette femme-là ? demanda lestement l’élève de l’École Polytechnique à l’hôte immobile et de plus en plus stupéfait.

– C’est la citoyenne Verneuil, répondit aigrement Corentin en toisant le jeune homme avec jalousie, une ci-devant, qu’en veux-tu faire ?

L’inconnu, qui fredonnait une chanson républicaine, leva la tête avec fierté vers Corentin. Les deux jeunes gens se regardèrent alors pendant un moment comme deux coqs prêts à se battre, et ce regard fit éclore la haine entre eux pour toujours. Autant l’œil bleu du militaire était franc, autant l’œil vert de Corentin annonçait de malice et de fausseté ; l’un possédait nativement des manières nobles, l’autre n’avait que des façons insinuantes ; l’un s’élançait, l’autre se courbait ; l’un commandait le respect, l’autre cherchait à l’obtenir ; l’un devait dire : Conquérons ! l’autre : Partageons ?

– Le citoyen du Gua-Saint-Cyr est-il ici ? dit un paysan en entrant.

– Que lui veux-tu ? répondit le jeune homme en s’avançant.

Le paysan salua profondément, et remit une lettre que le jeune élève jeta dans le feu après l’avoir lue ; pour toute réponse, il inclina la tête, et l’homme partit.

– Tu viens sans doute de Paris, citoyen ? dit alors Corentin en s’avançant vers l’étranger avec une certaine aisance de manières, avec un air souple et liant qui parurent être insupportables au citoyen du Gua.

– Oui, répondit-il sèchement.

– Et tu es sans doute promu à quelque grade dans l’artillerie ?

– Non, citoyen, dans la marine.

– Ah ! tu te rends à Brest ? demanda Corentin d’un ton insouciant.

Mais le jeune marin tourna lestement sur les talons de ses souliers sans vouloir répondre, et démentit bientôt les belles espérances que sa figure avait fait concevoir à mademoiselle de Verneuil. Il s’occupa de son déjeuner avec une légèreté enfantine, questionna le chef et l’hôtesse sur leurs recettes, s’étonna des habitudes de province en Parisien arraché à sa coque enchantée, manifesta des répugnances de petite-maîtresse, et montra enfin d’autant moins de caractère que sa figure et ses manières en annonçaient davantage ; Corentin sourit de pitié en lui voyant faire la grimace quand il goûta le meilleur cidre de Normandie.

– Pouah ! s’écria-t-il, comment pouvez-vous avaler cela, vous autres ? Il y a là-dedans à boire et à manger. La République a bien raison de se défier d’une province où l’on vendange à coups de gaule et où l’on fusille sournoisement les voyageurs sur les routes. N’allez pas nous mettre sur la table une carafe de cette médecine-là, mais de bon vin de Bordeaux blanc et rouge. Allez voir surtout s’il y a bon feu là-haut. Ces gens-là m’ont l’air d’être bien retardés en fait de civilisation.

– Ah ! reprit-il en soupirant, il n’y a qu’un Paris au monde, et c’est grand dommage qu’on ne puisse pas l’emmener en mer !

– Comment, gâte-sauce, dit-il au chef, tu mets du vinaigre dans cette fricassée de poulet, quand tu as là des citrons…

– Quant à vous, madame l’hôtesse, vous m’avez donné des draps si gros que je n’ai pas fermé l’œil pendant cette nuit. Puis il se mit à jouer avec une grosse canne en exécutant avec un soin puéril des évolutions dont le plus ou le moins de fini et d’habileté annonçaient le degré plus ou moins honorable qu’un jeune homme occupait dans la classe des incroyables.

– Et c’est avec des muscadins comme ça, dit confidentiellement Corentin à l’hôte en en épiant le visage, qu’on espère relever la marine de la République ?

– Cet homme-là, disait le jeune marin à l’oreille de l’hôtesse, est quelque espion de Fouché. Il a la police gravée sur la figure, et je jurerais que la tache qu’il conserve au menton est de la boue de Paris. Mais à bon chat, bon.…

En ce moment une dame, vers laquelle le marin s’élança avec tous les signes d’un respect extérieur, entra dans la cuisine de l’auberge.

– Ma chère maman, lui dit-il, arrivez donc. Je crois avoir, en votre absence, recruté des convives.

– Des convives, lui répondit-elle, quelle folie !

– C’est mademoiselle de Verneuil, reprit-il à voix basse.

– Elle a péri sur l’échafaud après l’affaire de Savenay, elle était venue au Mans pour sauver son frère le prince de Loudon, lui dit brusquement sa mère.

– Vous vous trompez, madame, reprit avec douceur Corentin en appuyant sur le mot madame, il y deux demoiselles de Verneuil, les grandes maisons ont toujours plusieurs branches.

L’étrangère, surprise de cette familiarité, se recula de quelques pas comme pour examiner cet interlocuteur inattendu ; elle arrêta sur lui ses yeux noirs pleins de cette vive sagacité si naturelle aux femmes, et parut chercher dans quel intérêt il venait affirmer l’existence de mademoiselle de Verneuil. En même temps Corentin, qui étudiait cette dame à la dérobée, la destitua de tous les plaisirs de la maternité pour lui accorder ceux de l’amour ; il refusa galamment le bonheur d’avoir un fils de vingt ans à une femme dont la peau éblouissante, les sourcils arqués encore bien fournis, les cils peu dégarnis furent l’objet de son admiration, et dont les abondants cheveux noirs séparés en deux bandeaux sur le front, faisaient ressortir la jeunesse d’une tête spirituelle. Les faibles rides du front, loin d’annoncer les années, trahissaient des passions jeunes. Enfin, si les yeux perçants étaient un peu voilés, on ne savait si cette altération venait de la fatigue du voyage ou de la trop fréquente expression du plaisir. Enfin Corentin remarqua que l’inconnue était enveloppée dans une mante d’étoffe anglaise, et que la forme de son chapeau, sans doute étrangère, n’appartenait à aucune des modes dites à la grecque qui régissaient encore les toilettes parisiennes. Corentin était un de ces êtres portés par leur caractère à toujours soupçonner le mal plutôt que le bien, et il conçut à l’instant des doutes sur le civisme des deux voyageurs. De son côté, la dame, qui avait aussi fait avec une égale rapidité ses observations sur la personne de Corentin, se tourna vers son fils avec un air significatif assez fidèlement traduit par ces mots :

– Quel est cet original-là ? Est-il de notre bord ? A cette mentale interrogation, le jeune marin répondit par une attitude, par un regard et par un geste de main qui disaient :

– Je n’en sais, ma foi, rien, et il m’est encore plus suspect qu’à vous. Puis, laissant à sa mère le soin de deviner ce mystère, il se tourna vers l’hôtesse, à laquelle il dit à l’oreille :

– Tâchez donc de savoir ce qu’est ce drôle-là, s’il accompagne effectivement cette demoiselle et pourquoi.

– Ainsi, dit madame du Gua en regardant Corentin, tu es sûr, citoyen, que mademoiselle de Verneuil existe ?

– Elle existe aussi certainement en chair et en os, madame, que le citoyen du Gua-Saint-Cyr.

Cette réponse renfermait une profonde ironie dont le secret n’était connu que de la dame, et toute autre qu’elle en aurait été déconcertée. Son fils regarda tout à coup fixement Corentin qui tirait froidement sa montre sans paraître se douter du trouble que produisait sa réponse. La dame, inquiète et curieuse de savoir sur-le-champ si cette phrase couvrait une perfidie, ou si elle était seulement l’effet du hasard, dit à Corentin de l’air le plus naturel :

– Mon Dieu ! combien les routes sont peu sûres ! Nous avons été attaqués au delà de Mortagne par les Chouans. Mon fils a manqué de rester sur la place, il a reçu deux balles dans son chapeau en me défendant.

– Comment, madame, vous étiez dans le courrier que les brigands ont dévalisé malgré l’escorte, et qui vient de nous amener ? Vous devez connaître alors la voiture ! On m’a dit à mon passage à Mortagne, que les Chouans s’étaient trouvés au nombre de deux mille à l’attaque de la malle et que tout le monde avait péri, même le voyageur. Voilà comme on écrit l’histoire ! Le ton musard que prit Corentin et son air niais le firent en ce moment ressembler à un habitué de la petite Provence qui reconnaîtrait avec douleur la fausseté d’une nouvelle politique.

– Hélas ! madame, continua-t-il, si l’on assassine les voyageurs si près de Paris, jugez combien les routes de la Bretagne vont être dangereuses. Ma foi, je vais retourner à Paris sans vouloir aller plus loin.

– Mademoiselle de Verneuil est-elle belle et jeune ? demanda la dame frappée d’une idée soudaine et s’adressant à l’hôtesse.

En ce moment l’hôte interrompit cette conversation dont l’intérêt avait quelque chose de cruel pour ces trois personnages, en annonçant que le déjeuner était servi. Le jeune marin offrit la main à sa mère avec une fausse familiarité qui confirma les soupçons de Corentin, auquel il dit tout haut en se dirigeant vers l’escalier :

– Citoyen, si tu accompagnes la citoyenne Verneuil et qu’elle accepte la proposition de l’hôte, ne te gêne pas…

Quoique ces paroles fussent prononcées d’un ton leste et peu engageant, Corentin monta. Le jeune homme serra vivement la main de la dame, et quand ils furent séparés du Parisien par sept à huit marches :

– Voilà, dit-il à voix basse, à quels dangers sans gloire nous exposent vos imprudentes entreprises. Si nous sommes découverts, comment pourrons-nous échapper ? Et quel rôle me faites-vous jouer !

Tous trois arrivèrent dans une chambre assez vaste. Il ne fallait pas avoir beaucoup cheminé dans l’Ouest pour reconnaître que l’aubergiste avait prodigué pour recevoir ses hôtes tous ses trésors et un luxe peu ordinaire. La table était soigneusement servie. La chaleur d’un grand feu avait chassé l’humidité de l’appartement. Enfin, le linge, les siéges, la vaisselle, n’étaient pas trop malpropres. Aussi Corentin s’aperçut-il que l’aubergiste s’était, pour nous servir d’une expression populaire, mis en quatre, afin de plaire aux étrangers.

– Donc, se dit-il, ces gens ne sont pas ce qu’ils veulent paraître. Ce petit jeune homme est rusé ; je le prenais pour un sot, mais maintenant je le crois aussi fin que je puis l’être moi-même.

Le jeune marin, sa mère et Corentin attendirent mademoiselle de Verneuil que l’hôte alla prévenir. Mais la belle voyageuse ne parut pas. L’élève de l’Ecole Polytechnique se douta bien qu’elle devait faire des difficultés, il sortit en fredonnant Veillons au salut de l’empire, et se dirigea vers la chambre de mademoiselle de Verneuil, dominé par un piquant désir de vaincre ses scrupules et de l’amener avec lui. Peut-être voulait-il résoudre les doutes qui l’agitaient, ou peut-être essayer sur cette inconnue le pouvoir que tout homme a la prétention d’exercer sur une jolie femme.

– Si c’est là un républicain, dit Corentin en le voyant sortir, je veux être pendu ! Il a dans les épaules le mouvement des gens de cour. Et si c’est là sa mère, se dit-il encore en regardant madame du Gua, je suis le pape ! Je tiens des Chouans. Assurons-nous de leur qualité ?

La porte s’ouvrit bientôt, et le jeune marin parut en tenant par la main mademoiselle de Verneuil, qu’il conduisit à table avec une suffisance pleine de courtoisie. L’heure qui venait de s’écouler n’avait pas été perdue pour le diable. Aidée par Francine, mademoiselle de Verneuil s’était armée d’une toilette de voyage plus redoutable peut-être que ne l’est une parure de bal. Sa simplicité avait cet attrait qui procède de l’art avec lequel une femme, assez belle pour se passer d’ornements, sait réduire la toilette à n’être plus qu’un agrément secondaire. Elle portait une robe verte dont la jolie coupe, dont le spencer orné de brandebourgs dessinaient ses formes avec une affectation peu convenable à une jeune fille, et laissaient voir sa taille souple, son corsage élégant et ses gracieux mouvements. Elle entra en souriant avec cette aménité naturelle aux femmes qui peuvent montrer, dans une bouche rose, des dents bien rangées aussi transparentes que la porcelaine, et sur leurs joues, deux fossettes aussi fraîches que celles d’un enfant. Ayant quitté la capote qui l’avait d’abord presque dérobée aux regards du jeune marin, elle put employer aisément les mille petits artifices, si naïfs en apparence, par lesquels une femme fait ressortir et admirer toutes les beautés de son visage et les grâces de sa tête. Un certain accord entre ses manières et sa toilette la rajeunissait si bien que madame du Gua se crut libérale en lui donnant vingt ans. La coquetterie de cette toilette, évidemment faite pour plaire, devait inspirer de l’espoir au jeune homme ; mais mademoiselle de Verneuil le salua par une molle inclinaison de tête sans le regarder, et parut l’abandonner avec une folâtre insouciance qui le déconcerta. Cette réserve n’annonçait aux yeux des étrangers ni précaution ni coquetterie, mais une indifférence naturelle ou feinte. L’expression candide que la voyageuse sut donner à son visage le rendit impénétrable. Elle ne laissa paraître aucune préméditation de triomphe et sembla douée de ces jolies petites manières qui séduisent, et qui avaient dupé déjà l’amour-propre du jeune marin. Aussi l’inconnu regagna-t-il sa place avec une sorte de dépit.

Mademoiselle de Verneuil prit Francine par la main, et s’adressant à madame du Gua :

– Madame, lui dit-elle d’une voix caressante, auriez-vous la bonté de permettre que cette fille, en qui je vois plutôt une amie qu’une servante, dîne avec nous ? Dans ces temps d’orage, le dévouement ne peut se payer que par le cœur, et d’ailleurs, n’est-ce pas tout ce qui nous reste ?

Madame du Gua répondit à cette dernière phrase, prononcée à voix basse, par une demi-révérence un peu cérémonieuse, qui révélait son désappointement de rencontrer une femme si jolie. Puis se penchant à l’oreille de son fils :

– Oh ! temps d’orage, dévouement, madame, et la servante ! dit-elle, ce ne doit pas être mademoiselle de Verneuil ; mais une fille envoyée par Fouché.

Les convives allaient s’asseoir, lorsque mademoiselle de Verneuil aperçut Corentin, qui continuait de soumettre à une sévère analyse les deux inconnus, assez inquiets de ses regards.

– Citoyen, lui dit-elle, tu es sans doute trop bien élevé pour suivre ainsi mes pas. En envoyant mes parents à l’échafaud, la République n’a pas eu la magnanimité de me donner de tuteur. Si, par une galanterie chevaleresque, inouïe, tu m’as accompagnée malgré moi (et là elle laissa échapper un soupir), je suis décidée à ne pas souffrir que les soins protecteurs dont tu es si prodigue aillent jusqu’à te causer de la gêne. Je suis en sûreté ici, tu peux m’y laisser.

Elle lui lança un regard fixe et méprisant. Elle fut comprise, Corentin réprima un sourire qui fronçait presque les coins de ses lèvres rusées, et la salua d’une manière respectueuse.

– Citoyenne, dit-il, je me ferai toujours un honneur de t’obéir. La beauté est la seule reine qu’un vrai républicain puisse volontiers servir.

En le voyant partir, les yeux de mademoiselle de Verneuil brillèrent d’une joie si naïve, elle regarda Francine avec un sourire d’intelligence empreint de tant de bonheur, que madame du Gua, devenue prudente en devenant jalouse, se sentit disposée à abandonner les soupçons que la parfaite beauté de mademoiselle de Verneuil venait de lui faire concevoir.

– C’est peut-être mademoiselle de Verneuil, dit-elle à l’oreille de son fils.

– Et l’escorte ? lui répondit le jeune homme, que le dépit rendait sage. Est-elle prisonnière ou protégée, amie ou ennemie du gouvernement ?

Madame du Gua cligna des yeux comme pour dire qu’elle saurait bien éclaircir ce mystère. Cependant le départ de Corentin sembla tempérer la défiance du marin, dont la figure perdit son expression sévère, et il jeta sur mademoiselle de Verneuil des regarde où se révélait un amour immodéré des femmes et non la respectueuse ardeur d’une passion naissante. La jeune fille n’en devint que plus circonspecte et réserva ses paroles affectueuses pour madame du Gua. Le jeune homme, se fâchant à lui tout seul, essaya, dans son amer dépit, de jouer aussi l’insensibilité. Mademoiselle de Verneuil ne parut pas s’apercevoir de ce manége, et se montra simple sans timidité, réservée sans pruderie. Cette rencontre de personnes qui ne paraissaient pas destinées à se lier, n’éveilla donc aucune sympathie bien vive. Il y eut même un embarras vulgaire, une gêne qui détruisirent tout le plaisir que mademoiselle de Verneuil et le jeune marin s’étaient promis un moment auparavant. Mais les femmes ont entre elles un si admirable tact des convenances, des liens si intimes ou de si vifs désirs d’émotions, qu’elles savent toujours rompre la glace dans ces occasions. Tout à coup, comme si les deux belles convives eussent eu la même pensée, elles se mirent à plaisanter innocemment leur unique cavalier, et rivalisèrent à son égard de moqueries, d’attentions et de soins ; cette unanimité d’esprit les laissait libres. Un regard ou un mot qui, échappés dans la gêne, ont de la valeur, devenaient alors insignifiants. Bref, au bout d’une demi-heure, ces deux femmes, déjà secrètement ennemies, parurent être les meilleures amies du monde. Le jeune marin se surprit alors à en vouloir autant à mademoiselle de Verneuil de sa liberté d’esprit que de sa réserve. Il était tellement contrarié, qu’il regrettait avec une sourde colère d’avoir partagé son déjeuner avec elle.

– Madame, dit mademoiselle de Verneuil à madame du Gua, monsieur votre fils est-il toujours aussi triste qu’en ce moment ?

– Mademoiselle, répondit-il, je me demandais à quoi sert un bonheur qui va s’enfuir. Le secret de ma tristesse est dans la vivacité de mon plaisir.

– Voilà des madrigaux, reprit-elle en riant, qui sentent plus la Cour que l’Ecole Polytechnique.

– Il n’a fait qu’exprimer une pensée bien naturelle, mademoiselle, dit madame du Gua, qui avait ses raisons pour apprivoiser l’inconnue.

– Allons, riez donc, reprit mademoiselle de Verneuil en souriant au jeune homme. Comment êtes-vous donc quand vous pleurez, si ce qu’il vous plaît d’appeler un bonheur vous attriste ainsi ?

Ce sourire, accompagné d’un regard agressif qui détruisit l’harmonie de ce masque de candeur, rendit un peu d’espoir au marin. Mais inspirée par sa nature qui entraîne la femme à toujours faire trop ou trop peu, tantôt mademoiselle de Verneuil semblait s’emparer de ce jeune homme par un coup d’œil où brillaient les fécondes promesses de l’amour ; puis, tantôt elle opposait à ses galantes expressions une modestie froide et sévère ; vulgaire manége sous lequel les femmes cachent leurs véritables émotions. Un moment, un seul, où chacun d’eux crut trouver chez l’autre des paupières baissées, ils se communiquèrent leurs véritables pensées ; mais ils furent aussi prompts à voiler leurs regards qu’ils l’avaient été à confondre cette lumière qui bouleversa leurs cœurs en les éclairant. Honteux de s’être dit tant de choses en un seul coup d’œil, ils n’osèrent plus se regarder. Mademoiselle de Verneuil, jalouse de détromper l’inconnu, se renferma dans une froide politesse, et parut même attendre la fin du repas avec impatience.

– Mademoiselle, vous avez dû bien souffrir en prison ? lui demanda madame du Gua.

– Hélas ! madame, il me semble que je n’ai pas cessé d’y être.

– Votre escorte est-elle destinée à vous protéger, mademoiselle, ou à vous surveiller ? Etes-vous précieuse ou suspecte à la République ?

Mademoiselle de Verneuil comprit instinctivement qu’elle inspirait peu d’intérêt à madame du Gua, et s’effaroucha de cette question.

– Madame, répondit-elle, je ne sais pas bien précisément quelle est en ce moment la nature de mes relations avec la République.

– Vous la faites peut-être trembler ? dit le jeune homme avec un peu d’ironie.

– Pourquoi ne pas respecter les secrets de mademoiselle ? reprit madame du Gua.

– Oh ! madame, les secrets d’une jeune personne qui ne connaît encore de la vie que ses malheurs, ne sont pas bien curieux.

– Mais, répondit madame du Gua pour continuer une conversation qui pouvait lui apprendre ce qu’elle voulait savoir, le premier consul paraît avoir des intentions parfaites. Ne va-t-il pas, dit-on, arrêter l’effet des lois contre les émigrés ?

– C’est vrai, madame, dit-elle avec trop de vivacité peut-être ; mais alors pourquoi soulevons-nous la Vendée et la Bretagne ? pourquoi donc incendier la France ? …

Ce cri généreux par lequel elle semblait se faire un reproche à elle-même, causa un tressaillement au marin. Il regarda fort attentivement mademoiselle de Verneuil, mais il ne put découvrir sur sa figure ni haine ni amour. Cette peau dont le coloris attestait la finesse était impénétrable. Une curiosité invincible l’attacha soudain à cette singulière créature vers laquelle il était attiré déjà par de violents désirs.

– Mais, dit-elle en continuant après une pause, madame, allez-vous à Mayenne ?

– Oui, mademoiselle, répondit le jeune homme d’un air interrogateur.

– Eh ! bien, madame, continua mademoiselle de Verneuil, puisque monsieur votre fils sert la République… Elle prononça ces paroles d’un air indifférent en apparence, mais elle jeta sur les deux inconnus un de ces regards furtifs qui n’appartiennent qu’aux femmes et aux diplomates.

– Vous devez redouter les Chouans ? reprit-elle, une escorte n’est pas à dédaigner. Nous sommes devenus presque compagnons de voyage, venez avec nous jusqu’à Mayenne.

Le fils et la mère hésitèrent et parurent se consulter.

– Je ne sais, mademoiselle, répondit le jeune homme, s’il est bien prudent de vous avouer que des intérêts d’une haute importance exigent pour cette nuit notre présence aux environs de Fougères, et que nous n’avons pas encore trouvé de moyens de transport ; mais les femmes sont si naturellement généreuses que j’aurais honte de ne pas me confier à vous. Néanmoins, ajouta-t-il, avant de nous remettre entre vos mains, au moins devons-nous savoir si nous pourrons en sortir sains et saufs. Etes-vous la reine ou l’esclave de votre escorte républicaine ? Excusez la franchise d’un jeune marin, mais je ne vois dans votre situation rien de bien naturel…

– Nous vivons dans un temps, monsieur, où rien de ce qui se passe n’est naturel. Ainsi vous pouvez accepter sans scrupule, croyez-le bien. Et surtout, ajouta-t-elle en appuyant sur ses paroles, vous n’avez à craindre aucune trahison dans une offre faite avec simplicité par une personne qui n’épouse point les haines politiques.

– Le voyage ainsi fait ne sera pas sans danger, reprit-il en mettant dans son regard une finesse qui donnait de l’esprit à cette vulgaire réponse.

– Que craignez-vous donc encore, demanda-t-elle avec un sourire moqueur, je ne vois de périls pour personne.

– La femme qui parle ainsi est-elle la même dont le regard partageait mes désirs, se disait le jeune homme. Quel accent ! Elle me tend quelque piége.

En ce moment, le cri clair et perçant d’une chouette qui semblait perchée sur le sommet de la cheminée, vibra comme un sombre avis.

– Qu’est ceci ? dit mademoiselle de Verneuil. Notre voyage ne commencera pas sous d’heureux présages. Mais comment se trouve-t-il ici des chouettes qui chantent en plein jour ? demanda-t-elle en faisant un geste de surprise.

– Cela peut arriver quelquefois, dit le jeune homme froidement.

– Mademoiselle, reprit-il, nous vous porterions peut-être malheur. N’est-ce pas là votre pensée ? Ne voyageons donc pas ensemble.

Ces paroles furent dites avec un calme et une réserve qui surprirent mademoiselle de Verneuil.

– Monsieur, dit-elle avec une impertinence tout aristocratique, je suis loin de vouloir vous contraindre. Gardons le peu de liberté que nous laisse la République. Si madame était seule, j’insisterais…

Les pas pesants d’un militaire retentirent dans le corridor, et le commandant Hulot montra bientôt une mine refrognée.

– Venez ici, mon colonel, dit en souriant mademoiselle de Verneuil qui lui indiqua de la main une chaise auprès d’elle.

– Occupons-nous, puisqu’il le faut, des affaires de l’Etat. Mais riez donc ? Qu’avez-vous ? Y a-t-il des Chouans ici ?

Le commandant était resté béant à l’aspect du jeune inconnu qu’il contemplait avec une singulière attention.

– Ma mère, désirez-vous encore du lièvre ? Mademoiselle, vous ne mangez pas ? disait à Francine le marin en s’occupant des convives.

Mais la surprise de Hulot et l’attention de mademoiselle de Verneuil avaient quelque chose de cruellement sérieux qu’il était dangereux de méconnaître.

– Qu’as-tu donc, commandant, est-ce que tu me connaîtrais ? reprit brusquement le jeune homme.

– Peut-être, répondit le républicain.

– En effet, je crois t’avoir vu venir à l’Ecole.

– Je ne suis jamais allé à l’école, répliqua brusquement le commandant. Et de quelle école sors-tu donc, toi ?

– De l’Ecole Polytechnique.

– Ah ! ah ! oui, de cette caserne où l’on veut faire des militaires dans des dortoirs, répondit le commandant dont l’aversion était insurmontable pour les officiers sortis de cette savante pépinière. Mais dans quel corps sers-tu ?

– Dans la marine.

– Ah ! dit Hulot en riant avec malice. Connais-tu beaucoup d’élèves de cette Ecole-là dans la marine.

– Il n’en sort, reprit-il d’un accent grave, que des officiers d’artillerie et du génie.

Le jeune homme ne se déconcerta pas.

– J’ai fait exception à cause du nom que je porte, répondit-il. Nous avons tous été marins dans notre famille.

– Ah ! reprit Hulot, quel est donc ton nom de famille, citoyen ?

– Du Gua Saint-Cyr.

– Tu n’as donc pas été assassiné à Mortagne ?

– Ah ! il s’en est de bien peu fallu, dit vivement madame du Gua, mon fils a reçu deux balles…

– Et as-tu des papiers ? dit Hulot sans écouter la mère.

– Est-ce que vous voulez les lire, demanda impertinemment le jeune marin dont l’œil bleu plein de malice étudiait alternativement la sombre figure du commandant et celle de mademoiselle de Verneuil.

– Un blanc-bec comme toi voudrait-il m’embêter, par hasard ? Allons, donne-moi tes papiers, ou sinon, en route !

– La la, mon brave, je ne suis pas un serin. Ai-je donc besoin de te répondre ! Qui es-tu ?

– Le commandant du département, reprit Hulot.

– Oh ! alors mon cas peut devenir très-grave, je serais pris les armes à la main. Et il tendit un verre de vin de Bordeaux au commandant.

– Je n’ai pas soif, répondit Hulot. Allons, voyons tes papiers.

En ce moment, un bruit d’armes et les pas de quelques soldats ayant retenti dans la rue, Hulot s’approcha de la fenêtre et prit un air satisfait qui fit trembler mademoiselle de Verneuil. Ce signe d’intérêt réchauffa le jeune homme, dont la figure était devenue froide et fière. Après avoir fouillé dans la poche de son habit, il tira d’un élégant portefeuille et offrit au commandant des papiers que Hulot se mit à lire lentement, en comparant le signalement du passe-port avec le visage du voyageur suspect. Pendant cet examen, le cri de la chouette recommença ; mais cette fois il ne fut pas difficile d’y distinguer l’accent et les jeux d’une voix humaine. Le commandant rendit alors au jeune homme les papiers d’un air moqueur.

– Tout cela est bel et bon, lui dit-il, mais il faut me suivre au district. Je n’aime pas la musique, moi !

– Pourquoi l’emmenez-vous au district ? demanda mademoiselle de Verneuil d’une voix altérée.

– Ma petite dame, répondit le commandant en faisant sa grimace habituelle, cela ne vous regarde pas.

Irritée du ton, de l’expression du vieux militaire, et plus encore de cette espèce d’humiliation subite devant un homme à qui elle plaisait, mademoiselle de Verneuil se leva, quitta tout à coup l’attitude de candeur et de modestie dans laquelle elle s’était tenue jusqu’alors, son teint s’anima, et ses yeux brillèrent.

– Dites-moi, ce jeune homme a-t-il satisfait à tout ce qu’exige la loi ? s’écria-t-elle doucement, mais avec une sorte de tremblement dans la voix.

– Oui, en apparence, répondit ironiquement Hulot.

– Eh ! bien, j’entends que vous le laissiez tranquille en apparence, reprit-elle. Avez-vous peur qu’il ne vous échappe ? vous allez l’escorter avec moi jusqu’à Mayenne, il sera dans la malle avec madame sa mère. Pas d’observation, je le veux.

– Eh ! bien, quoi ? … reprit-elle en voyant Hulot qui se permit de faire sa petite grimace, le trouvez-vous encore suspect ?

– Mais un peu, je pense.

– Que voulez-vous donc en faire ?

– Rien, si ce n’est de lui rafraîchir la tête avec un peu de plomb. C’est un étourdi, reprit le commandant avec ironie.

– Plaisantez-vous, colonel ? s’écria mademoiselle de Verneuil.

– Allons, camarade, dit le commandant en faisant un signe de tête au marin. Allons, dépêchons !

A cette impertinence de Hulot, mademoiselle de Verneuil devint calme et sourit.

– N’avancez pas, dit-elle au jeune homme qu’elle protégea par un geste plein de dignité.

– Oh ! la belle tête, dit le marin à l’oreille de sa mère, qui fronça les sourcils.

Le dépit et mille sentiments irrités mais combattus déployaient alors des beautés nouvelles sur le visage de la Parisienne. Francine, madame du Gua, son fils, s’étaient levés tous. Mademoiselle de Verneuil se plaça vivement entre eux et le commandant qui souriait, et défit lestement deux brandebourgs de son spencer. Puis, agissant par suite de cet aveuglement dont les femmes sont saisies lorsqu’on attaque fortement leur amour-propre, mais flattée ou impatiente aussi d’exercer son pouvoir comme un enfant peut l’être d’essayer le nouveau jouet qu’on lui a donné, elle présenta vivement au commandant une lettre ouverte.

– Lisez, lui dit-elle avec un sourire sardonique.

Elle se retourna vers le jeune homme, à qui, dans l’ivresse du triomphe, elle lança un regard où la malice se mêlait à une expression amoureuse. Chez tous deux, les fronts s’éclaircirent ; la joie colora leurs figures agitées, et mille pensées contradictoires s’élevèrent dans leurs âmes. Par un seul regard, madame du Gua parut attribuer bien plus à l’amour qu’à la charité la générosité de mademoiselle de Verneuil, et certes elle avait raison. La jolie voyageuse rougit d’abord et baissa modestement les paupières en devinant tout ce que disait ce regard de femme. Devant cette menaçante accusation, elle releva fièrement la tête et défia tous les yeux. Le commandant, pétrifié, rendit cette lettre contre-signée des ministres, et qui enjoignait à toutes les autorités d’obéir aux ordres de cette mystérieuse personne ; mais il tira son épée du fourreau, la prit, la cassa sur son genou, et jeta les morceaux.

– Mademoiselle, vous savez probablement bien ce que vous avez à faire ; mais un républicain a ses idées et sa fierté, dit-il. Je ne sais pas servir là où les belles filles commandent ; le premier Consul aura, dès ce soir, ma démission, et d’autres que Hulot vous obéiront. Là où je ne comprends plus, je m’arrête ; surtout, quand je suis tenu de comprendre.

Il y eut un moment de silence ; mais il fut bientôt rompu par la jeune Parisienne qui marcha au commandant, lui tendit la main et lui dit :

– Colonel, quoique votre barbe soit un peu longue, vous pouvez m’embrasser, vous êtes un homme.

– Et je m’en flatte, mademoiselle, répondit-il en déposant assez gauchement un baiser sur la main de cette singulière fille.

– Quant à toi, camarade, ajouta-t-il en menaçant du doigt le jeune homme, tu en reviens d’une belle !

– Mon commandant, reprit en riant l’inconnu, il est temps que la plaisanterie finisse, et si tu le veux, je vais te suivre au District.

– Y viendras-tu avec ton siffleur invisible, Marche-à-terre…

– Qui, Marche-à-terre ? demanda le marin avec tous les signes de la surprise la plus vraie.

– N’a-t-on pas sifflé tout à l’heure ?

– Eh ! bien, reprit l’étranger, qu’a de commun ce sifflement et moi, je te le demande. J’ai cru que les soldats que tu avais commandés, pour m’arrêter sans doute, te prévenaient ainsi de leur arrivée.

– Vraiment, tu as cru cela !

– Eh ! mon Dieu, oui. Mais bois donc ton verre de vin de Bordeaux, il est délicieux.

Surpris de l’étonnement naturel du marin, de l’incroyable légèreté de ses manières, de la jeunesse de sa figure, que rendaient presque enfantine les boucles de ses cheveux blonds soigneusement frisés, le commandant flottait entre mille soupçons. Il remarqua madame du Gua qui essayait de surprendre le secret des regards que son fils jetait à mademoiselle de Verneuil, et lui demanda brusquement :

– Votre âge, citoyenne ?

– Hélas ! monsieur l’officier, les lois de notre République deviennent bien cruelles ! j’ai trente-huit ans.

– Quand on devrait me fusiller, je n’en croirais rien encore. Marche-à-terre est ici, il a sifflé, vous êtes des Chouans déguisés. Tonnerre de Dieu, je vais faire entièrement cerner et fouiller l’auberge.

En ce moment, un sifflement irrégulier, assez semblable à ceux qu’on avait entendus, et qui partait de la cour de l’auberge, coupa la parole au commandant ; il se précipita fort heureusement dans le corridor, et n’aperçut point la pâleur que ses paroles avaient répandue sur la figure de madame du Gua. Hulot vit, dans le siffleur, un postillon qui attelait ses chevaux à la malle ; il déposa ses soupçons, tant il lui sembla ridicule que des Chouans se hasardassent à venir au milieu d’Alençon, et il revint confus.

– Je lui pardonne, mais plus tard il paiera cher le moment qu’il nous fait passer ici, dit gravement la mère à l’oreille de son fils au moment où Hulot rentrait dans la chambre.

Le brave officier offrait sur sa figure embarrassée l’expression de la lutte que la sévérité de ses devoirs livrait dans son cœur à sa bonté naturelle. Il conserva son air bourru, peut-être parce qu’il croyait alors s’être trompé ; mais il prit le verre de vin de Bordeaux et dit :

– Camarade, excuse-moi, mais ton Ecole envoie à l’armée des officiers si jeunes…

– Les brigands en ont donc de plus jeunes encore ? demanda en riant le prétendu marin.

– Pour qui preniez-vous donc mon fils ? reprit madame du Gua.

– Pour le Gars, le chef envoyé aux Chouans et aux Vendéens par le cabinet de Londres, et qu’on nomme, je crois, le marquis de Montauran.

Le commandant épia encore attentivement la figure de ces deux personnages suspects, qui se regardèrent avec cette singulière expression de physionomie que prennent successivement deux ignorants présomptueux et qu’on peut traduire par ce dialogue :

– Connais-tu cela ?

– Non. Et toi ?

– Connais pas, du tout.

– Qu’est-ce qu’il nous dit donc là ?

– Il rêve. Puis le rire insultant et goguenard de la sottise quand elle croit triompher.

La subite altération des manières et la torpeur de Marie de Verneuil, en entendant prononcer le nom du général royaliste, ne furent sensibles que pour Francine, la seule à qui fussent connues les imperceptibles nuances de cette jeune figure. Tout à fait mis en déroute, le commandant ramassa les deux morceaux de son épée, regarda mademoiselle de Verneuil, dont la chaleureuse expression avait trouvé le secret d’émouvoir son cœur, et lui dit :

– Quant à vous, mademoiselle, je ne m’en dédis pas, et demain, les tronçons de mon épée parviendront à Bonaparte, à moins que…

– Eh ! que me fait Bonaparte, votre République, les Chouans, le Roi et le Gars ! s’écria-t-elle en réprimant assez mal un emportement de mauvais goût.

Des caprices inconnus ou la passion donnèrent à sa figure des couleurs étincelantes ; et l’on vit que le monde entier ne devait plus être rien pour elle du moment où elle y distinguait une créature ; mais tout à coup elle rentra dans un calme forcé en se voyant, comme un acteur sublime, l’objet des regards de tous les spectateurs. Le commandant se leva brusquement. Inquiète et agitée, mademoiselle de Verneuil le suivit, l’arrêta dans le corridor, et lui demanda d’un ton solennel :

– Vous aviez donc de bien fortes raisons de soupçonner ce jeune homme d’être le Gars ?

– Tonnerre de Dieu, mademoiselle, le fantassin qui vous accompagne est venu me prévenir que les voyageurs et le courrier avaient été assassinés par les Chouans, ce que je savais ; mais ce que je ne savais pas, c’était les noms des voyageurs morts, et ils s’appelaient citoyenne et citoyen du Gua Saint-Cyr !

– Oh ! s’il y a du Corentin là-dedans, je ne m’étonne plus de rien, s’écria-t-elle avec un mouvement de dégoût.

Le commandant s’éloigna, sans oser regarder mademoiselle de Verneuil, dont la dangereuse beauté troublait déjà le cœur.

– Si j’étais resté deux minutes de plus, j’aurais fait la sottise de reprendre mon épée pour l’escorter, se disait-il en descendant l’escalier.

En voyant le jeune homme les yeux attachés sur la porte par où mademoiselle de Verneuil était sortie, madame du Gua lui dit à l’oreille :

– Toujours le même ! Vous ne périrez que par la femme. Une poupée vous fait tout oublier. Pourquoi donc avez-vous souffert qu’elle déjeunât avec nous ? Qu’est-ce qu’une demoiselle de Verneuil qui accepte le déjeuner de gens inconnus, que les Bleus escortent, et qui les désarme avec une lettre mise en réserve comme un billet doux, dans son spencer ? C’est une de ces mauvaises créatures à l’aide desquelles Fouché veut s’emparer de vous, et la lettre qu’elle a montrée est donnée pour requérir les Bleus contre vous.

– Eh ! madame, répondit le jeune homme d’un ton aigre qui perça le cœur de la dame et la fit pâlir, sa générosité dément votre supposition. Souvenez-vous bien que l’intérêt seul du Roi nous rassemble. Après avoir eu Charette à vos pieds, l’univers ne serait-il donc pas vide pour vous ? Ne vivriez-vous déjà plus pour le venger ?

La dame resta pensive et debout comme un homme qui, du rivage, contemple le naufrage de ses trésors, et n’en convoite que plus ardemment sa fortune perdue. Mademoiselle de Verneuil rentra, le jeune marin échangea avec elle un sourire et un regard empreint de douce moquerie. Quelque incertain que parût l’avenir, quelque éphémère que fût leur union, les prophéties de cet espoir n’en étaient que plus caressantes. Quoique rapide, ce regard ne put échapper à l’œil sagace de madame du Gua, qui le comprit : aussitôt, son front se contracta légèrement, et sa physionomie ne put entièrement cacher de jalouses pensées. Francine observait cette femme ; elle en vit les yeux briller, les joues s’animer ; elle crut apercevoir un esprit infernal animer ce visage en proie à quelque révolution terrible ; mais l’éclair n’est pas plus vif, ni la mort plus prompte que ne le fut cette expression passagère ; madame du Gua reprit son air enjoué, avec un tel aplomb que Francine crut avoir rêvé. Néanmoins, en reconnaissant chez cette femme une violence au moins égale à celle de mademoiselle de Verneuil, elle frémit en prévoyant les terribles chocs qui devaient survenir entre deux esprits de cette trempe, et frissonna quand elle vit mademoiselle de Verneuil allant vers le jeune officier, lui jetant un de ces regards passionnés qui enivrent, lui prenant les deux mains, l’attirant à elle et le menant au jour par un geste de coquetterie pleine de malice.

– Maintenant, avouez-le-moi, dit-elle en cherchant à lire dans ses yeux, vous n’êtes pas le citoyen du Gua Saint-Cyr.

– Si, mademoiselle.

– Mais sa mère et lui ont été tués avant-hier.

– J’en suis désolé, répondit-il en riant. Quoi qu’il en soit, je ne vous en ai pas moins une obligation pour laquelle je vous conserverai toujours une grande reconnaissance, et je voudrais être à même de vous la témoigner.

– J’ai cru sauver un émigré, mais je vous aime mieux républicain.

A ces mots, échappés de ses lèvres comme par étourderie, elle devint confuse ; ses yeux semblèrent rougir, et il n’y eut plus dans sa contenance qu’une délicieuse naïveté de sentiment ; elle quitta mollement les mains de l’officier, poussée non par la honte de les avoir pressées, mais par une pensée trop lourde à porter dans son cœur, et elle le laissa ivre d’espérance. Tout à coup elle parut s’en vouloir à elle seule de cette liberté, autorisée peut-être par ces fugitives aventures de voyage ; elle reprit son attitude de convention, salua ses deux compagnons de voyage et disparut avec Francine.

En arrivant dans leur chambre, Francine se croisa les doigts, retourna les paumes de ses mains en se tordant les bras, et contempla sa maîtresse en lui disant :

– Ah ! Marie, combien de choses en peu de temps ? il n’y a que vous pour ces histoires-là !

Mademoiselle de Verneuil bondit et sauta au cou de Francine.

– Ah ! voilà la vie, je suis dans le ciel !

– Dans l’enfer, peut-être, répliqua Francine.

– Oh ! va pour l’enfer ! reprit mademoiselle de Verneuil avec gaieté. Tiens, donne-moi ta main. Sens mon cœur, comme il bat. J’ai la fièvre. Le monde entier est maintenant peu de chose ! Combien de fois n’ai-je pas vu cet homme dans mes rêves ! oh ! comme sa tête est belle et quel regard étincelant !

– Vous aimera-t-il ? demanda d’une voix affaiblie la naïve et simple paysanne, dont le visage s’était empreint de mélancolie.

– Tu le demandes ? répondit mademoiselle de Verneuil.

– Mais dis donc, Francine, ajouta-t-elle en se montrant à elle dans une attitude moitié sérieuse, moitié comique, il serait donc difficile.

– Oui, mais vous aimera-t-il toujours ? reprit Francine en souriant.

Elles se regardèrent un moment comme interdites, Francine de révéler tant d’expérience, Marie d’apercevoir pour la première fois un avenir de bonheur dans la passion ; aussi resta-t-elle comme penchée sur un précipice dont elle aurait voulu sonder la profondeur en attendant le bruit d’une pierre jetée d’abord avec insouciance.

– Hé ! c’est mon affaire, dit-elle en laissant échapper le geste d’un joueur au désespoir. Je ne plaindrai jamais une femme trahie, elle ne doit s’en prendre qu’à elle-même de son abandon. Je saurai bien garder, vivant ou mort, l’homme dont le cœur m’aura appartenu.

– Mais, dit-elle avec surprise et après un moment de silence, d’où te vient tant de science, Francine ? …

– Mademoiselle, répondit vivement la paysanne, j’entends des pas dans le corridor.

– Ah ! dit-elle en écoutant, ce n’est pas lui !

– Mais, reprit-elle, voilà comment tu réponds ! je te comprends : je t’attendrai ou je te devinerai.

Francine avait raison. Trois coups frappés à la porte interrompirent cette conversation. Le capitaine Merle se montra bientôt, après avoir entendu l’invitation d’entrer que lui adressa mademoiselle de Verneuil.

En faisant un salut militaire à mademoiselle de Verneuil, le capitaine hasarda de lui jeter une œillade, et tout ébloui par sa beauté, il ne trouva rien autre chose à lui dire que :

– Mademoiselle, je suis à vos ordres !

– Vous êtes donc devenu mon protecteur par la démission de votre chef de demi-brigade. Votre régiment ne s’appelle-t-il pas ainsi ? Votre commandant a donc bien peur de moi.

– Faites excuse, mademoiselle, Hulot n’a pas peur ; mais les femmes, voyez-vous, ça n’est pas son affaire ; et ça l’a chiffonné de trouver son général en cornette.

– Cependant, reprit mademoiselle de Verneuil, son devoir était d’obéir à ses supérieurs ! J’aime la subordination, je vous en préviens, et je ne veux pas qu’on me résiste.

– Cela serait difficile, répondit Merle.

– Tenons conseil, reprit mademoiselle de Verneuil. Vous avez ici des troupes fraîches, elles m’accompagneront à Mayenne, où je puis arriver ce soir. Pouvons-nous y trouver de nouveaux soldats pour en repartir sans nous y arrêter ? Les Chouans ignorent notre petite expédition. En voyageant ainsi nuitamment, nous aurions bien du malheur si nous les rencontrions en assez grand nombre pour être attaqués. Voyons, dites, croyez-vous que ce soit possible ?

– Oui, mademoiselle.

– Comment est le chemin de Mayenne à Fougères ?

– Rude. Il faut toujours monter et descendre, un vrai pays d’écureuil.

– Partons, partons, dit-elle ; et comme nous n’avons pas de dangers à redouter en sortant d’Alençon, allez en avant ; nous vous rejoindrons bien.

– On dirait qu’elle a dix ans de grade, se dit Merle en sortant. Hulot se trompe, cette jeune fille-là n’est pas de celles qui se font des rentes avec un lit de plume. Et, mille cartouches ! si le capitaine Merle veut devenir adjudant-major, je ne lui conseille pas de prendre saint Michel pour le diable.

Pendant la conférence de mademoiselle de Verneuil avec le capitaine, Francine était sortie dans l’intention d’examiner par une fenêtre du corridor un point de la cour vers lequel une irrésistible curiosité l’entraînait depuis son arrivée dans l’auberge. Elle contemplait la paille de l’écurie avec une attention si profonde qu’on l’aurait pu croire en prières devant une bonne vierge. Bientôt elle aperçut madame du Gua se dirigeant vers Marche-à-terre avec les précautions d’un chat qui ne veut pas se mouiller les pattes. En voyant cette dame, le Chouan se leva et garda devant elle l’attitude du plus profond respect. Cette étrange circonstance éveilla la curiosité de Francine, qui s’élança dans la cour, se glissa le long des murs, de manière à ne point être vue par madame du Gua, et tâcha de se cacher derrière la porte de l’écurie ; elle marcha sur la pointe du pied, retint son haleine, évita de faire le moindre bruit, et réussit à se poser près de Marche-à-terre sans avoir excité son attention.

– Et si, après toutes ces informations, disait l’inconnue au Chouan, ce n’était pas son nom, tu tirerais dessus sans pitié, comme sur une chienne enragée.

– Entendu, répondit Marche-à-terre.

La dame s’éloigna. Le Chouan remit son bonnet de laine rouge sur la tête, resta debout, et se grattait l’oreille à la manière des gens embarrassés, lorsqu’il vit Francine lui apparaître comme par magie.

– Sainte Anne d’Auray ! s’écria-t-il. Tout à coup il laissa tomber son fouet, joignit les mains et demeura en extase. Une faible rougeur illumina son visage grossier, et ses yeux brillèrent comme des diamants perdus dans de la fange.

– Est-ce bien la garce à Cottin ? dit-il d’une voix si sourde que lui seul pouvait s’entendre.

– Etes-vous godaine ! reprit-il après une pause.

Ce mot assez bizarre de godain, godaine, est un superlatif du patois de ces contrées qui sert aux amoureux à exprimer l’accord d’une riche toilette et de la beauté.

– Je n’oserais point vous toucher, ajouta Marche-à-terre en avançant néanmoins sa large main vers Francine comme pour s’assurer du poids d’une grosse chaîne d’or qui tournait autour de son cou et descendait jusqu’à sa taille.

– Et vous feriez bien, Pierre, répondit Francine inspirée par cet instinct de la femme qui la rend despote quand elle n’est pas opprimée. Elle se recula avec hauteur après avoir joui de la surprise du Chouan ; mais elle compensa la dureté de ses paroles par un regard plein de douceur, et se rapprocha de lui.

– Pierre, reprit-elle, cette dame-là te parlait de la jeune demoiselle que je sers ? n’est-ce pas ?

Marche-à-terre resta muet et sa figure lutta comme l’aurore entre les ténèbres et la lumière. Il regarda tour à tour Francine, le gros fouet qu’il avait laissé tomber et la chaîne d’or qui paraissait exercer sur lui des séductions aussi puissantes que le visage de la Bretonne ; puis, comme pour mettre un terme à son inquiétude, il ramassa son fouet et garda le silence.

– Oh ! il n’est pas difficile de deviner que cette dame t’a ordonné de tuer ma maîtresse, reprit Francine, qui connaissait la discrète fidélité du gars et voulut en dissiper les scrupules.

Marche-à-terre baissa la tête d’une manière significative ; et, pour la garce à Cottin, ce fut une réponse.

– Eh ! bien, Pierre, s’il lui arrive le moindre malheur, si un seul cheveu de sa tête est arraché, nous nous serons vus ici pour la dernière fois et pour l’éternité, car je serai dans le paradis, moi ! et toi, tu iras en enfer.

Le possédé que l’Eglise allait jadis exorciser en grande pompe n’était pas plus agité que Marche-à-terre ne le fut sous cette prédiction prononcée avec une croyance qui lui donnait une sorte de certitude. Ses regards, d’abord empreints d’une tendresse sauvage, puis combattus par les devoirs d’un fanatisme aussi exigeant que celui de l’amour, devinrent tout à coup farouches quand il aperçut l’air impérieux de l’innocente maîtresse qu’il s’était jadis donnée. Francine interpréta le silence du Chouan à sa manière.

– Tu ne veux donc rien faire pour moi ? lui dit-elle d’un ton de reproche.

A ces mots, le Chouan jeta sur sa maîtresse un coup d’œil aussi noir que l’aile d’un corbeau.

– Es-tu libre ? demanda-t-il par un grognement que Francine seule pouvait entendre.

– Serais-je là ? … répondit-elle avec indignation. Mais toi, que fais-tu ici ? Tu chouannes encore, tu cours par les chemins comme une bête enragée qui cherche à mordre. Oh ! Pierre, si tu étais sage, tu viendrais avec moi. Cette belle demoiselle qui, je puis te le dire, a été jadis nourrie chez nous, a eu soin de moi. J’ai maintenant deux cents livres de bonnes rentes. Enfin mademoiselle m’a acheté pour cinq cents écus la grande maison à mon oncle Thomas, et j’ai deux mille livres d’économies.

Mais son sourire et l’énumération de ses trésors échouèrent devant l’impénétrable expression de Marche-à-terre.

– Les Recteurs ont dit de se mettre en guerre, répondit-il. Chaque Bleu jeté par terre vaut une indulgence.

– Mais les Bleus te tueront peut-être.

Il répondit en laissant aller ses bras comme pour regretter la modicité de l’offrande qu’il faisait à Dieu et au Roi.

– Et que deviendrais-je, moi ? demanda douloureusement la jeune fille.

Marche-à-terre regarda Francine avec stupidité ; ses yeux semblèrent s’agrandir, il s’en échappa deux larmes qui roulèrent parallèlement de ses joues velues sur les peaux de chèvre dont il était couvert, et un sourd gémissement sortit de sa poitrine.

– Sainte Anne d’Auray ! … Pierre, voilà donc tout ce que tu me diras après une séparation de sept ans. Tu as bien changé.

– Je t’aime toujours, répondit le Chouan d’une voix brusque.

– Non, lui dit-elle à l’oreille, le Roi passe avant moi.

– Si tu me regardes ainsi, reprit-il, je m’en vais.

– Eh ! bien, adieu, reprit-elle avec tristesse.

– Adieu, répéta Marche-à-terre.

Il saisit la main de Francine, la serra, la baisa, fit un signe de croix, et se sauva dans l’écurie, comme un chien qui vient de dérober un os.

– Pille-miche, dit-il à son camarade, je n’y vois goutte. As-tu ta chinchoire ?

– Oh ! cré bleu ! … la belle chaîne, répondit Pille-miche en fouillant dans une poche pratiquée sous sa peau de bique.

Il tendit à Marche-à-terre ce petit cône en corne de bœuf dans lequel les Bretons mettent le tabac fin qu’ils lévigent eux-mêmes pendant les longues soirées d’hiver. Le Chouan leva le pouce de manière à former dans son poignet gauche ce creux où les invalides se mesurent leurs prises de tabac, il y secoua fortement la chinchoire dont la pointe avait été dévissée par Pille-miche. Une poussière impalpable tomba lentement par le petit trou qui terminait le cône de ce meuble breton. Marche-à-terre recommença sept ou huit fois ce manége silencieux, comme si cette poudre eut possédé le pouvoir de changer la nature de ses pensées. Tout à coup, il laissa échapper un geste désespéré, jeta la chinchoire à Pille-miche et ramassa une carabine cachée dans la paille.

– Sept à huit chinchées comme ça de suite, ça ne vaut rin, dit l’avare Pille-miche.

– En route, s’écria Marche-à-terre d’une voix rauque. Nous avons de la besogne.

Une trentaine de Chouans qui dormaient sous les râteliers et dans la paille, levèrent la tête, virent Marche-à-terre debout, et disparurent aussitôt par une porte qui donnait sur des jardins et d’où l’on pouvait gagner les champs. Lorsque Francine sortit de l’écurie, elle trouva la malle en état de partir. Mademoiselle de Verneuil et ses deux compagnons de voyage y étaient déjà montés. La Bretonne frémit en voyant sa maîtresse au fond de la voiture à côté de la femme qui venait d’en ordonner la mort. Le jeune officier se mit en avant de Marie, et aussitôt que Francine se fut assise, la lourde voiture partit au grand trot. Le soleil avait dissipé les nuages gris de l’automne, et ses rayons animaient la mélancolie des champs par un certain air de fête et de jeunesse. Beaucoup d’amants prennent ces hasards du ciel pour des présages. Francine fut étrangement surprise du silence qui régna d’abord entre les voyageurs. Mademoiselle de Verneuil avait repris son air froid, et se tenait les yeux baissés, la tête doucement inclinée, et les mains cachées sous une espèce de mante dans laquelle elle s’enveloppa. Si elle leva les yeux, ce fut pour voir les paysages qui s’enfuyaient en tournoyant avec rapidité. Certaine d’être admirée, elle se refusait à l’admiration ; mais son apparente insouciance accusait plus de coquetterie que de candeur. La touchante pureté qui donne tant d’harmonie aux diverses expressions par lesquelles se révèlent les âmes faibles, semblait ne pas pouvoir prêter son charme à une créature que ces vives impressions destinaient aux orages de l’amour. En proie au plaisir que donnent les commencements d’une intrigue, l’inconnu ne cherchait pas encore à s’expliquer la discordance qui existait entre la coquetterie et l’exaltation de cette singulière fille. Cette candeur jouée ne lui permettait-elle pas de contempler à son aise une figure que le calme embellissait alors autant qu’elle venait de l’être par l’agitation. Nous n’accusons guère la source de nos jouissances.

Il est difficile à une jolie femme de se soustraire, en voiture, aux regards de ses compagnons, dont les yeux s’attachent sur elle comme pour y chercher une distraction de plus à la monotonie du voyage. Aussi, très-heureux de pouvoir satisfaire l’avidité de sa passion naissante, sans que l’inconnue évitât son regard ou s’offensât de sa persistance, le jeune officier se plut-il à étudier les lignes pures et brillantes qui dessinaient les contours de ce visage. Ce fut pour lui comme un tableau. Tantôt le jour faisait ressortir la transparence rose des narines, et le double arc qui unissait le nez à la lèvre supérieure ; tantôt un pâle rayon de soleil mettait en lumière les nuances du teint, nacrées sous les yeux et autour de la bouche, rosées sur les joues, mates vers les tempes et sur le cou. Il admira les oppositions de clair et d’ombre produites par des cheveux dont les rouleaux noirs environnaient la figure, en y imprimant une grâce éphémère ; car tout est si fugitif chez la femme ! sa beauté d’aujourd’hui n’est souvent pas celle d’hier, heureusement pour elle peut-être ! Encore dans l’âge où l’homme peut jouir de ces riens qui sont tout l’amour, le soi-disant marin attendait avec bonheur le mouvement répété des paupières et les jeux séduisants que la respiration donnait au corsage. Parfois, au gré de ses pensées, il épiait un accord entre l’expression des yeux et l’imperceptible inflexion des lèvres. Chaque geste lui livrait une âme, chaque mouvement une face nouvelle de cette jeune fille. Si quelques idées venaient agiter ces traits mobiles, si quelque soudaine rougeur s’y infusait, si le sourire y répandait la vie, il savourait mille délices en cherchant à deviner les secrets de cette femme mystérieuse. Tout était piége pour l’âme, piége pour les sens. Enfin le silence, loin d’élever des obstacles à l’entente des cœurs, devenait un lien commun pour les pensées. Plusieurs regards où ses yeux rencontrèrent ceux de l’étranger apprirent à Marie de Verneuil que ce silence allait la compromettre ; elle fit alors à madame du Gua quelques-unes de ces demandes insignifiantes qui préludent aux conversations, mais elle ne put s’empêcher d’y mêler le fils.

– Madame, comment avez-vous pu, disait-elle, vous décider à mettre monsieur votre fils dans la marine ? N’est-ce pas vous condamner à de perpétuelles inquiétudes ?

– Mademoiselle, le destin des femmes, des mères, veux-je dire, est de toujours trembler pour leurs plus chers trésors.

– Monsieur vous ressemble beaucoup.

– Vous trouvez, mademoiselle.

Cette innocente légitimation de l’âge que madame du Gua s’était donné, fit sourire le jeune homme et inspira à sa prétendue mère un nouveau dépit. La haine de cette femme grandissait à chaque regard passionné que jetait son fils sur Marie. Le silence, le discours, tout allumait en elle une effroyable rage déguisée sous les manières les plus affectueuses.

– Mademoiselle, dit alors l’inconnu, vous êtes dans l’erreur. Les marins ne sont pas plus exposés que ne le sont les autres militaires. Les femmes ne devraient pas haïr la marine : n’avons-nous pas sur les troupes de terre l’immense avantage de rester fidèles à nos maîtresses ?

– Oh ! de force, répondit en riant mademoiselle de Verneuil.

– C’est toujours de la fidélité, répliqua madame du Gua d’un ton presque sombre.

La conversation s’anima, se porta sur des sujets qui n’étaient intéressants que pour les trois voyageurs ; car, en ces sortes de circonstances, les gens d’esprit donnent aux banalités des significations neuves ; mais l’entretien, frivole en apparence, par lequel ces inconnus se plurent à s’interroger mutuellement, cacha les désirs, les passions et les espérances qui les agitaient. La finesse et la malice de Marie, qui fut constamment sur ses gardes, apprirent à madame du Gua que la calomnie et la trahison pourraient seules la faire triompher d’une rivale aussi redoutable par son esprit que par sa beauté. Les voyageurs atteignirent l’escorte, et la voiture alla moins rapidement. Le jeune marin aperçut une longue côte à monter et proposa une promenade à mademoiselle de Verneuil. Le bon goût, l’affectueuse politesse du jeune homme semblèrent décider la Parisienne, et son consentement le flatta.

– Madame est-elle de notre avis ? demanda-t-elle à madame du Gua. Veut-elle aussi se promener ?

– La coquette ! dit la dame en descendant de voiture.

Marie et l’inconnu marchèrent ensemble mais séparés. Le marin, déjà saisi par de violents désirs, fut jaloux de faire tomber la réserve qu’on lui opposait, et de laquelle il n’était pas la dupe. Il crut pouvoir y réussir en badinant avec l’inconnue à la faveur de cette amabilité française, de cet esprit parfois léger, parfois sérieux, toujours chevaleresque, souvent moqueur qui distinguait les hommes remarquables de l’aristocratie exilée. Mais la rieuse Parisienne plaisanta si malicieusement le jeune Républicain, sut lui reprocher ses intentions de frivolité si dédaigneusement en s’attachant de préférence aux idées fortes et à l’exaltation qui perçaient malgré lui dans ses discours, qu’il devina facilement le secret de lui plaire. La conversation changea donc. L’étranger réalisa dès lors les espérances que donnait sa figure expressive. De moment en moment, il éprouvait de nouvelles difficultés en voulant apprécier la sirène de laquelle il s’éprenait de plus en plus, et fut forcé de suspendre ses jugements sur une fille qui se faisait un jeu de les infirmer tous. Après avoir été séduit par la contemplation de la beauté, il fut donc entraîné vers cette âme inconnue par une curiosité que Marie se plut à exciter. Cet entretien prit insensiblement un caractère d’intimité très-étranger au ton d’indifférence que mademoiselle de Verneuil s’efforça d’y imprimer sans pouvoir y parvenir.

Quoique madame du Gua eût suivi les deux amoureux, ils avaient insensiblement marché plus vite qu’elle, et ils s’en trouvèrent bientôt séparés par une centaine de pas environ. Ces deux charmants êtres foulaient le sable fin de la route, emportés par le charme enfantin d’unir le léger retentissement de leurs pas, heureux de se voir enveloppés par un même rayon de lumière qui paraissait appartenir au soleil du printemps, et de respirer ensemble ces parfums d’automne chargés de tant de dépouilles végétales, qu’ils semblent une nourriture apportée par les airs à la mélancolie de l’amour naissant. Quoiqu’ils ne parussent voir l’un et l’autre qu’une aventure ordinaire dans leur union momentanée, le ciel, le site et la saison communiquèrent donc à leurs sentiments une teinte de gravité qui leur donna l’apparence de la passion. Ils commencèrent à faire l’éloge de la journée, de sa beauté ; puis ils parlèrent de leur étrange rencontre, de la rupture prochaine d’une liaison si douce et de la facilité qu’on met à s’épancher avec les personnes aussitôt perdues qu’entrevues, en voyage. A cette dernière observation, le jeune homme profita de la permission tacite qui semblait l’autoriser à faire quelques douces confidences, et essaya de risquer des aveux indirects, en homme accoutumé à de semblables situations.

– Remarquez-vous, mademoiselle, lui dit-il, combien les sentiments suivent peu la route commune, dans le temps de terreur où nous vivons ? Autour de nous, tout n’est-il pas frappé d’une inexplicable soudaineté. Aujourd’hui, nous aimons, nous haïssons sur la foi d’un regard. L’on s’unit pour la vie ou l’on se quitte avec la célérité dont on marche à la mort. On se dépêche en toute chose, comme la Nation dans ses tumultes. Au milieu des dangers, les étreintes doivent être plus vives que dans le train ordinaire de la vie. A Paris, dernièrement, chacun a su, comme sur un champ de bataille, tout ce que pouvait dire une poignée de main.

– On sentait la nécessité de vivre vite et beaucoup, répondit-elle, parce qu’on avait alors peu de temps à vivre. Et après avoir lancé à son jeune compagnon un regard qui semblait lui montrer le terme de leur court voyage, elle ajouta malicieusement :

– Vous êtes bien instruit des choses de la vie, pour un jeune homme qui sort de l’Ecole ?

– Que pensez-vous de moi ? demanda-t-il après un moment de silence. Dites-moi votre opinion sans ménagements.

– Vous voulez sans doute acquérir ainsi le droit de me parler de moi ? … répliqua-t-elle en riant.

– Nous ne répondez pas, reprit-il après une légère pause. Prenez garde, le silence est souvent une réponse.

– Ne deviné-je pas tout ce que vous voudriez pouvoir me dire ? Hé ! mon dieu, vous avez déjà trop parlé.

– Oh ! si nous nous entendons, reprit-il en riant, j’obtiens plus que je n’osais espérer.

Elle se mit à sourire si gracieusement qu’elle parut accepter la lutte courtoise de laquelle tout homme se plaît à menacer une femme. Ils se persuadèrent alors, autant sérieusement que par plaisanterie, qu’il leur était impossible d’être jamais l’un pour l’autre autre chose que ce qu’ils étaient en ce moment. Le jeune homme pouvait se livrer à une passion qui n’avait point d’avenir, et Marie pouvait en rire. Puis quand ils eurent élevé ainsi entre eux une barrière imaginaire, ils parurent l’un et l’autre fort empressés de mettre à profit la dangereuse liberté qu’ils venaient de stipuler.

Marie heurta tout à coup une pierre et fit un faux pas.

– Prenez mon bras, dit l’inconnu.

– Il le faut bien, étourdi ! Vous seriez trop fier si je refusais. N’aurais-je pas l’air de vous craindre ?

– Ah ! mademoiselle, répondit-il en lui pressant le bras pour lui faire sentir les battements de son cœur, vous allez me rendre fier de cette faveur.

– Eh ! bien, ma facilité vous ôtera vos illusions.

– Voulez-vous déjà me défendre contre le danger des émotions que vous causez ?

– Cessez, je vous prie, dit-elle, de m’entortiller dans ces petites idées de boudoir, dans ces logogriphes de ruelle. Je n’aime pas à rencontrer chez un homme de votre caractère, l’esprit que les sots peuvent avoir. Voyez ? … nous sommes sous un beau ciel, en pleine campagne ; devant nous, au-dessus de nous, tout est grand. Vous voulez me dire que je suis belle, n’est-ce pas ? mais vos yeux me le prouvent, et d’ailleurs, je le sais ; mais je ne suis pas une femme que des compliments puissent flatter. Voudriez-vous, par hasard, me parler de vos sentiments ? dit-elle avec une emphase sardonique. Me supposeriez-vous donc la simplicité de croire à des sympathies soudaines assez fortes pour dominer une vie entière par le souvenir d’une matinée.

– Non pas d’une matinée, répondit-il, mais d’une belle femme qui s’est montrée généreuse.

– Vous oubliez, reprit-elle en riant, de bien plus grands attraits, une femme inconnue, et chez laquelle tout doit sembler bizarre, le nom, la qualité, la situation, la liberté d’esprit et de manières.

– Vous ne m’êtes point inconnue, s’écria-t-il, j’ai su vous deviner, et ne voudrais rien ajouter à vos perfections, si ce n’est un peu plus de foi dans l’amour que vous inspirez tout d’abord.

– Ah ! mon pauvre enfant : de dix-sept ans, vous parlez déjà d’amour ? dit-elle en souriant. Eh ! bien, soit, reprit-elle. C’est là un sujet de conversation entre deux personnes, comme la pluie et le beau temps quand nous faisons une visite, prenons-le ? Vous ne trouverez en moi, ni fausse modestie, ni petitesse. Je puis écouter ce mot sans rougir, il m’a été tant de fois prononcé sans l’accent du cœur, qu’il est devenu presque insignifiant pour moi. Il m’a été répété au théâtre, dans les livres, dans le monde, partout ; mais je n’ai jamais rien rencontré qui ressemblât à ce magnifique sentiment.

– L’avez-vous cherché ?

– Oui.

Ce mot fut prononcé avec tant de laissez-aller, que le jeune homme fit un geste de surprise et regarda fixement Marie comme s’il eût tout à coup changé d’opinion sur son caractère et sa véritable situation.

– Mademoiselle, dit-il avec une émotion mal déguisée, êtes-vous fille ou femme, ange ou démon ?

– Je suis l’un et l’autre, reprit-elle en riant. N’y a-t-il pas toujours quelque chose de diabolique et d’angélique chez une jeune fille qui n’a point aimé, qui n’aime pas, et qui n’aimera peut-être jamais ?

– Et vous trouvez-vous heureuse ainsi ? … dit-il en prenant un ton et des manières libres, comme s’il eût déjà conçu moins d’estime pour sa libératrice.

– Oh ! heureuse, reprit-elle, non. Si je viens à penser que je suis seule, dominée par des conventions sociales qui me rendent nécessairement artificieuse, j’envie les privilèges de l’homme. Mais, si je songe à tous les moyens que la nature nous a donnés pour vous envelopper, vous autres, pour vous enlacer dans les filets invisibles d’une puissance à laquelle aucun de vous ne peut résister, alors mon rôle ici-bas me sourit ; puis, tout à coup, il me semble petit, et je sens que je mépriserais un homme, s’il était la dupe de séductions vulgaires. Enfin tantôt j’aperçois notre joug, et il me plaît, puis il me semble horrible, et je m’y refuse ; tantôt je sens en moi ce désir de dévouement qui rend la femme si noblement belle, puis j’éprouve un désir de domination qui me dévore. Peut-être, est-ce le combat naturel du bon et du mauvais principe qui fait vivre toute créature ici-bas. Ange et démon, vous l’avez dit. Ah ! ce n’est pas d’aujourd’hui que je reconnais ma double nature. Mais, nous autres femmes, nous comprenons encore mieux que vous notre insuffisance. N’avons-nous pas un instinct qui nous fait pressentir en toute chose une perfection à laquelle il est sans doute impossible d’atteindre. Mais, ajouta-t-elle en regardant le ciel et jetant un soupir, ce qui nous grandit à vos yeux…

– C’est ? … dit-il.

– Hé ! bien, répondit-elle, c’est que nous luttons toutes, plus ou moins, contre une destinée incomplète.

– Mademoiselle, pourquoi donc nous quittons-nous ce soir ?

– Ah ! dit-elle en souriant au regard passionné que lui lança le jeune homme, remontons en voiture, le grand air ne nous vaut rien.

Marie se retourna brusquement, l’inconnu la suivit, et lui serra le bras par un mouvement peu respectueux, mais qui exprima tout à la fois d’impérieux désirs et de l’admiration. Elle marcha plus vite ; le marin devina qu’elle voulait fuir une déclaration peut-être importune, il n’en devint que plus ardent, risqua tout pour arracher une première faveur à cette femme, et il lui dit en la regardant avec finesse :

– Voulez-vous que je vous apprenne un secret ?

– Oh ! dites promptement, s’il vous concerne ?

– Je ne suis point au service de la République. Où allez-vous ? j’irai.

A cette phrase, Marie trembla violemment, elle retira son bras, et se couvrit le visage de ses deux mains pour dérober la rougeur ou la pâleur peut-être qui en altéra les traits ; mais elle dégagea tout à coup sa figure, et dit d’une voix attendrie :

– Vous avez donc débuté comme vous auriez fini, vous m’avez trompée ?

– Oui, dit-il.

A cette réponse, elle tourna le dos à la grosse malle vers laquelle ils se dirigeaient, et se mit à courir presque.

– Mais, reprit l’inconnu, l’air ne nous valait rien ? …

– Oh ! il a changé, dit-elle avec un son de voix grave en continuant à marcher en proie à des pensées orageuses.

– Vous vous taisez, demanda l’étranger, dont le cœur se remplit de cette douce appréhension que donne l’attente du plaisir.

– Oh ! dit-elle d’un accent bref, la tragédie a bien promptement commencé.

– De quelle tragédie parlez-vous ? demanda-t-il.

Elle s’arrêta, toisa l’élève d’abord d’un air empreint d’une double expression de crainte et de curiosité ; puis elle cacha sous un calme impénétrable les sentiments qui l’agitaient, et montra que, pour une jeune fille, elle avait une grande habitude de la vie.

– Qui êtes-vous ? reprit-elle ; mais je le sais ! En vous voyant, je m’en étais doutée, vous êtes le chef royaliste nommé le Gars ? L’ex-évêque d’Autun a bien raison, en nous disant de toujours croire aux pressentiments qui annoncent des malheurs.

– Quel intérêt avez-vous donc à connaître ce garçon-là ?

– Quel intérêt aurait-il donc à se cacher de moi, si je lui ai déjà sauvé la vie ? Elle se mit à rire, mais forcément.

– J’ai sagement fait de vous empêcher de me dire que vous m’aimez. Sachez-le bien, monsieur, je vous abhorre. Je suis républicaine, vous êtes royaliste, et je vous livrerais si vous n’aviez ma parole, si je ne vous avais déjà sauvé une fois, et si… Elle s’arrêta. Ces violents retours sur elle-même, ces combats qu’elle ne se donnait plus la peine de déguiser, inquiétèrent l’inconnu, qui tâcha, mais vainement, de l’observer.

– Quittons-nous à l’instant, je le veux, adieu, dit-elle. Elle se retourna vivement, fit quelques pas et revint.

– Mais non, j’ai un immense intérêt à apprendre qui vous êtes, reprit-elle. Ne me cachez rien, et dites-moi la vérité. Qui êtes-vous, car vous n’êtes pas plus un élève de l’Ecole que vous n’avez dix-sept ans…

– Je suis un marin, tout prêt à quitter l’Océan pour vous suivre partout où votre imagination voudra me guider. Si j’ai le bonheur de vous offrir quelque mystère, je me garderai bien de détruire votre curiosité. Pourquoi mêler les graves intérêts de la vie réelle à la vie du cœur, où nous commencions à si bien nous comprendre.

– Nos âmes auraient pu s’entendre, dit-elle d’un ton grave. Mais, monsieur, je n’ai pas le droit d’exiger votre confiance. Vous ne connaîtrez jamais l’étendue de vos obligations envers moi : je me tairai.

Ils avancèrent de quelques pas dans le plus profond silence.

– Combien ma vie vous intéresse ! reprit l’inconnu.

– Monsieur, dit-elle, de grâce, votre nom, ou taisez-vous. Vous êtes un enfant, ajouta-t-elle en haussant les épaules, et vous me faites pitié.

L’obstination que la voyageuse mettait à connaître son secret fit hésiter le prétendu marin entre la prudence et ses désirs. Le dépit d’une femme souhaitée a de bien puissants attraits ; sa soumission comme sa colère est si impérieuse, elle attaque tant de fibres dans le cœur de l’homme, elle le pénètre et le subjugue. Etait-ce chez mademoiselle de Verneuil une coquetterie de plus ? Malgré sa passion, l’étranger eut la force de se défier d’une femme qui voulait lui violemment arracher un secret de vie ou de mort.

– Pourquoi, lui dit-il en lui prenant la main qu’elle laissa prendre par distraction, pourquoi mon indiscrétion, qui donnait un avenir à cette journée, en a-t-elle détruit le charme ?

Mademoiselle de Verneuil, qui paraissait souffrante, garda le silence.

– En quoi puis-je vous affliger, reprit-il, et que puis-je faire pour vous apaiser ?

– Dites-moi votre nom.

A son tour il marcha en silence, et ils avancèrent de quelques pas. Tout à coup mademoiselle de Verneuil s’arrêta, comme une personne qui a pris une importante détermination.

– Monsieur le marquis de Montauran, dit-elle avec dignité sans pouvoir entièrement déguiser une agitation qui donnait une sorte de tremblement nerveux à ses traits, quoi qu’il puisse m’en coûter, je suis heureuse de vous rendre un bon office. Ici nous allons nous séparer. L’escorte et la malle sont trop nécessaires à votre sûreté pour que vous n’acceptiez pas l’une et l’autre. Ne craignez rien des Républicains ; tous ces soldats, voyez-vous, sont des hommes d’honneur, et je vais donner au capitaine Merle des ordres qu’il exécutera fidèlement. Quant à moi, je puis regagner Alençon à pied avec ma femme de chambre, quelques soldats nous accompagneront. Ecoutez-moi bien, car il s’agit de votre tête. Si vous rencontriez, avant d’être en sûreté, l’horrible muscadin que vous avez vu dans l’auberge, fuyez, car il vous livrerait aussitôt. Quant à moi…

– Elle fit une pause.

– Quant à moi, je me rejette avec orgueil dans les misères de la vie, reprit-elle à voix basse en retenant ses pleurs. Adieu, monsieur. Puissiez-vous être heureux ! Adieu.

Et elle fit un signe au capitaine Merle qui atteignait alors le haut de la colline. Le jeune homme ne s’attendait pas à un si brusque dénoûment.

– Attendez ! cria-t-il avec une sorte de désespoir assez bien joué.

Ce singulier caprice d’une fille pour laquelle il aurait alors sacrifié sa vie surprit tellement l’inconnu, qu’il inventa une déplorable ruse pour tout à la fois cacher son nom et satisfaire la curiosité de mademoiselle de Verneuil.

– Vous avez presque deviné, dit-il, je suis émigré, condamné à mort, et je me nomme le vicomte de Bauvan. L’amour de mon pays m’a ramené en France, près de mon frère. J’espère être radié de la liste par l’influence de madame de Beauharnais, aujourd’hui la femme du premier Consul ; mais si j’échoue, alors je veux mourir sur la terre de mon pays en combattant auprès de Montauran, mon ami. Je vais d’abord en secret, à l’aide d’un passe-port qu’il m’a fait parvenir, savoir s’il me reste quelques propriétés en Bretagne.

Pendant que le jeune chef parlait, mademoiselle de Verneuil l’examinait d’un œil perçant. Elle essaya de douter de la vérité de ces paroles, mais crédule et confiante, elle reprit lentement une expression de sérénité, et s’écria :

– Monsieur, ce que vous me dites en ce moment est-il vrai ?

– Parfaitement vrai, répéta l’inconnu, qui paraissait mettre peu de probité dans ses relations avec les femmes.

Mademoiselle de Verneuil soupira fortement comme une personne qui revient à la vie.

– Ha ! s’écria-t-elle, je suis bien heureuse.

– Vous haïssez donc bien mon pauvre Montauran.

– Non, dit-elle, vous ne sauriez me comprendre. Je n’aurais pas voulu que vous fussiez menacé des dangers contre lesquels je vais tâcher de le défendre, puisqu’il est votre ami.

– Qui vous a dit que Montauran fût en danger ?

– Hé ! monsieur, si je ne venais pas de Paris, où il n’est question que de son entreprise, le commandant d’Alençon nous en a dit assez sur lui, je pense.

– Je vous demanderai alors comment vous pourriez le préserver de tout danger.

– Et si je ne voulais pas répondre ? dit-elle avec cet air dédaigneux sous lequel les femmes savent si bien cacher leurs émotions. De quel droit voulez-vous connaître mes secrets ?

– Du droit que doit avoir un homme qui vous aime.

– Déjà ? … dit-elle Non, vous ne m’aimez pas, monsieur, vous voyez en moi l’objet d’une galanterie passagère, voilà tout. Ne vous ai-je pas sur-le-champ deviné ? Une personne qui a quelque habitude de la bonne compagnie peut-elle, par les mœurs qui courent, se tromper en entendant un élève de l’Ecole Polytechnique se servir d’expressions choisies, et déguiser, aussi mal que vous l’avez fait, les manières d’un grand seigneur sous l’écorce des républicains ; mais vos cheveux ont un reste de poudre, et vous avez un parfum de gentilhomme que doit sentir tout d’abord une femme du monde.

Aussi, tremblant pour vous que mon surveillant, qui a toute la finesse d’une femme, ne vous reconnût, l’ai-je promptement congédié. Monsieur, un véritable officier républicain sorti de l’Ecole ne se croirait pas près de moi en bonne fortune, et ne me prendrait pas pour une jolie intrigante. Permettez-moi, monsieur de Bauvan, de vous soumettre à ce propos un léger raisonnement de femme. Etes-vous si jeune, que vous ne sachiez pas que, de toutes les créatures de notre sexe, la plus difficile à soumettre est celle dont la valeur est chiffrée et qui s’ennuie du plaisir. Cette sorte de femme exige, m’a-t-on dit, d’immenses séductions, ne cède qu’à ses caprices ; et, prétendre lui plaire, est chez un homme la plus grande des fatuités. Mettons à part cette classe de femmes dans laquelle vous me faites la galanterie de me ranger, car elles sont tenues toutes d’être belles, vous devez comprendre qu’une jeune femme noble, belle, spirituelle (vous m’accordez ces avantages), ne se vend pas, et ne peut s’obtenir que d’une seule façon, quand elle est aimée. Vous m’entendez ! Si elle aime, et qu’elle veuille faire une folie, elle doit être justifiée par quelque grandeur. Pardonnez-moi ce luxe de logique, si rare chez les personnes de notre sexe ; mais, pour votre honneur et… le mien, dit-elle en s’inclinant, je ne voudrais pas que nous nous trompassions sur notre mérite, ou que vous crussiez mademoiselle de Verneuil, ange ou démon, fille ou femme, capable de se laisser prendre à de banales galanteries.

– Mademoiselle, dit le marquis, dont la surprise quoique dissimulée fut extrême et qui redevint tout à coup homme de grande compagnie, je vous supplie de croire que je vous accepte comme une très-noble personne, pleine de cœur et de sentiments élevés, ou… comme une bonne fille, à votre choix !

– Je ne vous demande pas tant, monsieur, dit-elle en riant. Laissez-moi mon incognito. D’ailleurs, mon masque est mieux mis que le vôtre, et il me plaît à moi de le garder, ne fût-ce que pour savoir si les gens qui me parlent d’amour sont sincères… Ne vous hasardez donc pas légèrement près de moi.

– Monsieur, écoutez, lui dit-elle en lui saisissant le bras avec force, si vous pouviez me prouver un véritable amour, aucune puissance humaine ne nous séparerait. Oui, je voudrais m’associer à quelque grande existence d’homme, épouser une vaste ambition, de belles pensées. Les nobles cœurs ne sont pas infidèles, car la constance est une force qui leur va ; je serais donc toujours aimée, toujours heureuse ; mais aussi, ne serais-je pas toujours prête à faire de mon corps une marche pour élever l’homme qui aurait mes affections, à me sacrifier pour lui, à tout supporter de lui, à l’aimer toujours, même quand il ne m’aimerait plus. Je n’ai jamais osé confier à un autre cœur ni les souhaits du mien, ni les élans passionnés de l’exaltation qui me dévore ; mais je puis bien vous en dire quelque chose, puisque nous allons nous quitter aussitôt que vous serez en sûreté.

– Nous quitter ? … jamais ! dit-il électrisé par les sons que rendait cette âme vigoureuse qui semblait se débattre contre quelque immense pensée.

– Etes-vous libre ? reprit-elle en lui jetant un regard dédaigneux qui le rapetissa.

– Oh ! pour libre… oui, sauf la condamnation à mort.

Elle lui dit alors d’une voix pleine de sentiments amers :

– Si tout ceci n’était pas un songe, quelle belle vie serait la vôtre ? … Mais si j’ai dit des folies, n’en faisons pas. Quand je pense à tout ce que vous devriez être pour m’apprécier à ma juste valeur, je doute de tout.

– Et moi je ne douterais de rien, si vous vouliez m’appar…

– Chut ! s’écria-t-elle en entendant cette phrase dite avec un véritable accent de passion, l’air ne nous vaut décidément plus rien, allons retrouver nos chaperons.

La malle ne tarda pas à rejoindre ces deux personnages, qui reprirent leurs places et firent quelques lieues dans le plus profond silence ; s’ils avaient l’un et l’autre trouvé matière à d’amples réflexions, leurs yeux ne craignirent plus désormais de se rencontrer. Tous deux, ils semblaient avoir un égal intérêt à s’observer et à se cacher un secret important ; mais ils se sentaient entraînés l’un vers l’autre par un même désir qui, depuis leur entretien, contractait l’étendue de la passion ; car ils avaient réciproquement reconnu chez eux des qualités qui rehaussaient encore à leurs yeux les plaisirs qu’ils se promettaient de leur lutte ou de leur union. Peut-être chacun d’eux, embarqué dans une vie aventureuse, était-il arrivé à cette singulière situation morale où, soit par lassitude, soit pour défier le sort, on se refuse à des réflexions sérieuses, et où l’on se livre aux chances du hasard en poursuivant une entreprise, précisément parce qu’elle n’offre aucune issue et qu’on veut en voir le dénoûment nécessaire. La nature morale n’a-t-elle pas, comme la nature physique, ses gouffres et ses abîmes où les caractères forts aiment à se plonger en risquant leur vie, comme un joueur aime à jouer sa fortune ? Le marquis et mademoiselle de Verneuil eurent en quelque sorte une révélation de ces idées, qui leur furent communes après l’entretien dont elles étaient la conséquence, et ils firent ainsi tout à coup un pas immense, car la sympathie des âmes suivit celle de leurs sens. Néanmoins plus ils se sentirent fatalement entraînés l’un vers l’autre, plus ils furent intéressés à s’étudier, ne fût-ce que pour augmenter, par un involontaire calcul, la somme de leurs jouissances futures. Le marquis, encore étonné de la profondeur des idées de cette fille bizarre, se demanda tout d’abord comment elle pouvait allier tant de connaissances acquises à tant de fraîcheur et de jeunesse. Il crut découvrir alors un extrême désir de paraître chaste, dans l’extrême chasteté que Marie cherchait à donner à ses attitudes ; il la soupçonna de feinte, se querella sur son plaisir, et ne voulut plus voir dans cette inconnue qu’une habile comédienne : il avait raison. Mademoiselle de Verneuil, comme toutes les filles du monde, devenue d’autant plus modeste qu’elle ressentait plus d’ardeur, prenait fort naturellement cette contenance de pruderie sous laquelle les femmes savent si bien voiler leurs excessifs désirs. Toutes voudraient s’offrir vierges à l’amour ; et, si elles ne le sont pas, leur dissimulation est toujours un hommage qu’elles rendent à leur amant. Ces réflexions passèrent rapidement dans l’âme du marquis, et lui firent plaisir. En effet, pour tous deux, cet examen devait être un progrès, et l’amant en vint bientôt à cette phase de la passion où un homme trouve dans les défauts de sa maîtresse des raisons pour l’aimer davantage. Mademoiselle de Verneuil resta plus longtemps pensive que ne le fut le marquis ; peut-être son imagination lui faisait-elle franchir une plus grande étendue de l’avenir : Montauran obéissait à quelqu’un des mille sentiments qu’il devait éprouver dans sa vie d’homme, tandis que Marie apercevait toute une vie ; elle se plut à l’arranger belle, à la remplir de bonheur, de grands et de nobles sentiments, elle se vit heureuse en idée, et s’éprit autant de ses chimères que de la réalité, autant de l’avenir que du présent. Puis Marie essaya de revenir sur ses pas pour mieux établir son pouvoir sur le marquis. Elle agissait en cela instinctivement, comme agissent toutes les femmes. Après être convenue avec elle-même de se donner tout entière, elle désirait, pour ainsi dire, se disputer en détail. Elle aurait voulu pouvoir reprendre dans le passé toutes ses actions, ses paroles, ses regards pour les mettre en harmonie avec la dignité de la femme aimée. Aussi, ses yeux exprimèrent-ils parfois une sorte de terreur, quand elle songeait à l’entretien qu’elle venait d’avoir et où elle s’était montrée si agressive. Mais elle se disait, en contemplant cette figure empreinte de force, qu’un être si puissant devait être généreux, et elle s’applaudissait de rencontrer une part plus belle que celle de beaucoup d’autres femmes, en trouvant dans son amant un homme de caractère, un homme condamné à mort qui venait jouer lui-même sa tête et faire la guerre à la République. La pensée de pouvoir occuper sans partage l’âme de ce jeune homme prêta bientôt à toutes les choses une physionomie différente. Entre le moment où, cinq heures auparavant, elle composa son visage et sa voix pour agacer le marquis, et le moment actuel où elle pouvait le bouleverser d’un regard, il y avait la différence de l’univers mort à un vivant univers. De bons rires, de joyeuses coquetteries cachèrent une immense passion qui se présenta comme le malheur, en souriant. Dans les dispositions d’âme où se trouvait mademoiselle de Verneuil, la vie extérieure prit donc pour elle le caractère d’une fantasmagorie. La calèche passa par des villages, par des vallons, par des montagnes dont aucune image ne s’imprima dans sa mémoire. Elle arriva dans Mayenne, les soldats de l’escorte changèrent, Merle lui parla, elle répondit, traversa toute une ville, et se remit en route ; mais les figures, les maisons, les rues, les paysages, les hommes furent emportés comme les formes indistinctes d’un rêve. La nuit vint. Marie voyagea sous un ciel de diamants, enveloppée d’une douce lumière, et sur la route de Fougères, sans qu’il lui vint dans la pensée que le ciel eût changé d’aspect, sans savoir ce qu’était ni Mayenne ni Fougères, ni où elle allait. Qu’elle pût quitter dans peu d’heures l’homme de son choix et par qui elle se croyait choisie, n’était pas, pour elle, une chose possible. L’amour est la seule passion qui ne souffre ni passé ni avenir. Si parfois sa pensée se trahissait par des paroles, elle laissait échapper des phrases presque dénuées de sens, mais qui résonnaient dans le cœur de son amant comme des promesses de plaisir. Aux yeux des deux témoins le cette passion naissante, elle prenait une marche effrayante. Francine connaissait Marie aussi bien que l’étrangère connaissait le marquis, et cette expérience du passé leur faisait attendre en silence quelque terrible dénoûment. En effet, elles ne tardèrent pas à voir finir ce drame que mademoiselle de Verneuil avait si tristement, sans le savoir peut-être, nommé une tragédie.

Quand les quatre voyageurs eurent fait environ une lieue hors de Mayenne, ils entendirent un homme à cheval qui se dirigeait vers eux avec une excessive rapidité ; lorsqu’il atteignit la voiture, il se pencha pour y regarder mademoiselle de Verneuil, qui reconnut Corentin ; ce sinistre personnage se permit de lui adresser un signe d’intelligence dont la familiarité eut quelque chose de flétrissant pour elle, et il s’enfuit après l’avoir glacée par ce signe empreint de bassesse. L’inconnu parut désagréablement affecté de cette circonstance qui n’échappa certes point à sa prétendue mère. Mais Marie pressa légèrement le marquis, et sembla se réfugier par un regard dans son cœur, comme dans le seul asile qu’elle eût sur terre. Le front du jeune homme s’éclaircit alors en savourant l’émotion que lui fit éprouver le geste par lequel sa maîtresse lui avait révélé, comme par mégarde, l’étendue de son attachement. Une inexplicable peur avait fait évanouir toute coquetterie, et l’amour se montra pendant un moment sans voile. Ils se turent comme pour prolonger la douceur de ce moment. Malheureusement au milieu d’eux madame du Gua voyait tout ; et, comme un avare qui donne un festin, elle paraissait leur compter les morceaux et leur mesurer la vie. En proie à leur bonheur, les deux amants arrivèrent, sans se douter du chemin qu’ils avaient fait, à la partie de la route qui se trouve au fond de la vallée d’Ernée, et qui forme le premier des trois bassins à travers lesquels se sont passés les événements qui servent d’exposition à cette histoire. Là, Francine aperçut et montra d’étranges figures qui semblaient se mouvoir comme des ombres à travers les arbres et dans les ajoncs dont les champs étaient entourés. Quand la voiture arriva dans la direction de ces ombres, une décharge générale, dont les balles passèrent en sifflant au-dessus des têtes, apprit aux voyageurs que tout était positif dans cette apparition. L’escorte tombait dans une embuscade.

A cette vive fusillade, le capitaine Merle regretta vivement d’avoir partagé l’erreur de mademoiselle de Verneuil, qui, croyant à la sécurité d’un voyage nocturne et rapide, ne lui avait laissé prendre qu’une soixantaine d’hommes. Aussitôt le capitaine, commandé par Gérard, divisa la petite troupe en deux colonnes pour tenir les deux côtés de la route, et chacun des officiers se dirigea vivement au pas de course à travers les champs de genêts et d’ajoncs, en cherchant à combattre les assaillants avant de les compter. Les Bleus se mirent à battre à droite et à gauche ces épais buissons avec une intrépidité pleine d’imprudence, et répondirent à l’attaque des Chouans par un feu soutenu dans les genêts, d’où partaient les coups de fusil. Le premier mouvement de mademoiselle de Verneuil avait été de sauter hors de la calèche et de courir assez loin en arrière pour s’éloigner du champ de bataille ; mais, honteuse de sa peur, et mue par ce sentiment qui porte à se grandir aux yeux de l’être aimé, elle demeura immobile et tâcha d’examiner froidement le combat.

L’inconnu la suivit, lui prit la main et la plaça sur son cœur.

– J’ai eu peur, dit-elle en souriant ; mais maintenant…

En ce moment sa femme de chambre effrayée lui cria :

– Marie, prenez garde ! Mais Francine, qui voulait s’élancer hors de la voiture, s’y sentit arrêtée par une main vigoureuse. Le poids de cette main énorme lui arracha un cri violent, elle se retourna et garda le silence en reconnaissant la figure de Marche-à-terre.

– Je devrai donc à vos terreurs, disait l’étranger à mademoiselle de Verneuil, la révélation des plus doux secrets du cœur. Grâce à Francine, j’apprends que vous portez le nom gracieux de Marie. Marie, le nom que j’ai prononcé dans toutes mes angoisses ! Marie, le nom que je prononcerai désormais dans la joie, et que je ne dirai plus maintenant sans faire un sacrilège, en confondant la religion et l’amour. Mais serait-ce donc un crime que de prier et d’aimer tout ensemble ?

A ces mots, ils se serrèrent fortement la main, se regardèrent en silence, et l’excès de leurs sensations leur ôta la force et le pouvoir de les exprimer.

Ce n’est pas pour vous autres qu’il y a du danger ! dit brutalement Marche-à-terre à Francine en donnant aux sons rauques et gutturaux de sa voix une sinistre expression de reproche et appuyant sur chaque mot de manière à jeter l’innocente paysanne dans la stupeur.

Pour la première fois la pauvre fille apercevait de la férocité dans les regards de Marche-à-terre. La lueur de la lune semblait être la seule qui convînt à cette figure. Ce sauvage Breton tenant son bonnet d’une main, sa lourde carabine de l’autre, ramassé comme un gnome et enveloppé par cette blanche lumière dont les flots donnent aux formes de si bizarres aspects, appartenait ainsi plutôt à la féerie qu’à la vérité. Cette apparition et son reproche eurent quelque chose de la rapidité des fantômes. Il se tourna brusquement vers madame du Gua, avec laquelle il échangea de vives paroles, et Francine, qui avait un peu oublié le bas-breton, ne put y rien comprendre. La dame paraissait donner à Marche-à-terre des ordres multipliés. Cette courte conférence fut terminée par un geste impérieux de cette femme qui désignait au Chouan les deux amants. Avant d’obéir, Marche-à-terre jeta un dernier regard à Francine, qu’il semblait plaindre, il aurait voulu lui parler ; mais la Bretonne sut que le silence de son amant était imposé. La peau rude et tannée de cet homme parvint à se plisser sur son front, et ses sourcils se rapprochèrent violemment. Résistait-il à l’ordre renouvelé de tuer mademoiselle de Verneuil ? Cette grimace le rendit sans doute plus hideux à madame du Gua, mais l’éclair de ses yeux devint presque doux pour Francine, qui, devinant par ce regard qu’elle pourrait faire plier l’énergie de ce sauvage sous sa volonté de femme, espéra régner encore, après Dieu, sur ce cœur grossier.

Le doux entretien de Marie et du marquis fut interrompu par madame du Gua qui vint prendre Marie en criant comme si quelque danger la menaçait, afin de laisser un cavalier, qu’elle reconnut, libre de parler au Gars.

– Défiez-vous de la fille que vous avez rencontrée à l’hôtel des Trois-Mores, dit tout bas au Gars le chevalier de Valois, l’un des membres du comité royaliste d’Alençon qui sortit du genêt, monté sur un petit cheval breton.

Et le chevalier disparut. En ce moment, le feu de l’escarmouche roulait avec une étonnante vivacité, mais sans que les deux partis en vinssent aux mains.

– Mon adjudant, ne serait-ce pas une fausse attaque pour enlever nos voyageurs et leur imposer une rançon ? … dit La-clef-des-cœurs.

– Tu as les pieds dans leurs souliers ou le diable m’emporte, répondit Gérard en volant sur la route.

En ce moment, le feu des Chouans se ralentit, car leur but était atteint par la communication du chevalier ; Merle, qui les vit se sauvant en petit nombre à travers les haies, ne jugea pas à propos de s’engager dans une lutte inutilement dangereuse. Gérard, en deux mots, fit reprendre à l’escorte sa position sur le chemin, et se remit en marche sans avoir essuyé de perte.

Le capitaine put offrir la main à mademoiselle de Verneuil pour remonter en voiture, car le marquis resta comme frappé de la foudre. La Parisienne étonnée monta sans accepter la politesse du Républicain ; elle tourna la tête vers son amant, le vit immobile, et fut stupéfaite du changement subit que les mystérieuses paroles du cavalier venaient d’opérer en lui. Le jeune émigré revint lentement, le visage baissé, et son attitude décelait un profond sentiment de dégoût.

– N’avais-je pas raison ? dit à l’oreille du chef madame du Gua en le ramenant à la voiture, nous sommes certes entre les mains d’une créature avec laquelle on a trafiqué de votre tête ; mais puisqu’elle est assez sotte pour s’amouracher de vous, au lieu de faire son métier, n’allez pas vous conduire en enfant, et feignez de l’aimer jusqu’à ce que nous ayons gagné la Vivetière… Une fois là ! …

– Mais l’aimerait-il donc déjà ? … se dit-elle en voyant le marquis à sa place dans la voiture, dans l’attitude d’un homme endormi.

La calèche roula sourdement sur le sable de la route. Au premier regard que mademoiselle de Verneuil jeta autour d’elle, tout lui parut avoir changé. La mort se glissait déjà dans son amour. Ce n’était peut-être que des nuances ; mais aux yeux de toute femme qui aime, ces nuances sont aussi tranchées que de vives couleurs. Francine avait compris, par le regard de Marche-à-terre, que le destin de mademoiselle de Verneuil sur laquelle elle lui avait ordonné de veiller, était entre d’autres mains que les siennes, et offrait un visage pâle, sans pouvoir retenir ses larmes quand sa maîtresse la regardait. La dame inconnue cachait mal sous de faux sourires la malice d’une vengeance féminine, et le subit changement que son obséquieuse bonté pour mademoiselle de Verneuil introduisit dans son maintien, dans sa voix et sa physionomie, était de nature à donner des craintes à une personne perspicace.

Aussi mademoiselle de Verneuil frissonna-t-elle par instinct en se demandant :

– Pourquoi frissonné-je ? … C’est sa mère. Mais elle trembla de tous ses membres en se disant tout à coup :

– Est-ce bien sa mère ? Elle vit un abîme qu’un dernier coup d’œil jeté sur l’inconnu acheva d’éclairer.

– Cette femme l’aime ! pensa-t-elle. Mais pourquoi m’accabler de prévenances, après m’avoir témoigné tant de froideur ? Suis-je perdue ? Aurait-elle peur de moi ?

Quant au marquis, il pâlissait, rougissait tour à tour, et gardait une attitude calme en baissant les yeux pour dérober les étranges émotions qui l’agitaient. Une compression violente détruisait la gracieuse courbure de ses lèvres, et son teint jaunissait sous les efforts d’une orageuse pensée. Mademoiselle de Verneuil ne pouvait même plus deviner s’il y avait encore de l’amour dans sa fureur. Le chemin, flanqué de bois en cet endroit, devint sombre et empêcha ces muets acteurs de s’interroger des yeux. Le murmure du vent, le bruissement des touffes d’arbres, le bruit des pas mesurés de l’escorte, donnèrent à cette scène ce caractère solennel qui accélère les battements du cœur. Mademoiselle de Verneuil ne pouvait pas chercher en vain la cause de ce changement. Le souvenir de Corentin passa comme un éclair, et lui apporta l’image de sa véritable destinée qui lui apparut tout à coup. Pour la première fois depuis la matinée, elle réfléchit sérieusement à sa situation. Jusqu’en ce moment, elle s’était laissée aller au bonheur d’aimer, sans penser ni à elle, ni à l’avenir. Incapable de supporter plus longtemps ses angoisses, elle chercha, elle attendit, avec la douce patience de l’amour, un des regards du marquis, et le supplia si vivement, sa pâleur et son frisson eurent une éloquence si pénétrante, que le jeune homme chancela ; mais la chute n’en fut que plus complète.

– Souffririez-vous, mademoiselle ? demanda-t-il.

Cette voix dépouillée de douceur, la demande elle-même, le regard, le geste, tout servit à convaincre la pauvre fille que les événements de cette journée appartenaient à un mirage de l’âme qui se dissipait alors comme ces nuages à demi formés que le vent emporte.

– Si je souffre ? … reprit-elle en riant forcément, j’allais vous faire la même question.

– Je croyais que vous vous entendiez, dit madame du Gua avec une fausse bonhomie.

Ni le marquis ni mademoiselle de Verneuil ne répondirent. La jeune fille, doublement outragée, se dépita de voir sa puissante beauté sans puissance. Elle savait pouvoir apprendre au moment où elle le voudrait la cause de cette situation ; mais, peu curieuse de la pénétrer, pour la première fois, peut-être, une femme recula devant un secret. La vie humaine est tristement fertile en situations où, par suite, soit d’une méditation trop forte, soit d’une catastrophe, nos idées ne tiennent plus à rien, sont sans substance, sans point de départ, où le présent ne trouve plus de liens pour se rattacher au passé, ni dans l’avenir. Tel fut l’état de mademoiselle de Verneuil. Penchée dans le fond le la voiture, elle y resta comme un arbuste déraciné. Muette et souffrante, elle ne regarda plus personne, s’enveloppa de sa douleur, et demeura avec tant de volonté dans le monde inconnu où se réfugient les malheureux, qu’elle ne vit plus rien. Des corbeaux passèrent en croassant au-dessus d’eux ; mais quoique, semblable à toutes les âmes fortes, elle eût un coin du cœur pour les superstitions, elle n’y fit aucune attention. Les voyageurs cheminèrent quelque temps en silence.

– Déjà séparés, se disait mademoiselle de Verneuil. Cependant rien autour de moi n’a parlé. Serait-ce Corentin ? Ce n’est pas son intérêt. Qui donc a pu se lever pour m’accuser ? A peine aimée, voici déjà l’horreur de l’abandon. Je sème l’amour et je recueille le mépris. Il sera donc toujours dans ma destinée de toujours voir le bonheur et de toujours le perdre !

Elle sentit alors dans son cœur des troubles inconnus, car elle aimait réellement et pour la première fois. Cependant elle ne s’était pas tellement livrée qu’elle ne pût trouver des ressources contre sa douleur dans la fierté naturelle à une femme jeune et belle. Le secret de son amour, ce secret souvent gardé dans les tortures, ne lui était pas échappé. Elle se releva, et honteuse de donner la mesure de sa passion par sa silencieuse souffrance, elle secoua la tête par un mouvement de gaieté, montra un visage ou plutôt un masque riant, puis elle força sa voix pour en déguiser l’altération.

– Où sommes-nous ? demanda-t-elle au capitaine Merle, qui se tenait toujours à une certaine distance de la voiture.

– A trois lieues et demie de Fougères, mademoiselle.

– Nous allons donc y arriver bientôt ? lui dit-elle pour l’encourager à lier une conversation où elle se promettait bien de témoigner quelque estime au jeune capitaine.

– Ces lieues-là, reprit Merle tout joyeux, ne sont pas larges, seulement elles se permettent dans ce pays-ci de ne jamais finir. Lorsque vous serez sur le plateau de la côte que nous gravissons, vous apercevrez une vallée semblable à celle que nous allons quitter, et à l’horizon vous pourrez alors voir le sommet de la Pèlerine. Plaise à Dieu que les Chouans ne veuillent pas y prendre leur revanche ! Or, vous concevez qu’à monter et descendre ainsi l’on n’avance guère. De la Pèlerine, vous découvrirez encore…

A ce mot l’inconnu tressaillit pour la seconde fois, mais si légèrement, que mademoiselle de Verneuil fut seule à remarquer ce tressaillement.

– Qu’est-ce donc que cette Pèlerine ? demanda vivement la jeune fille en interrompant le capitaine engagé dans sa topographie bretonne.

– C’est, reprit Merle, le sommet d’une montagne qui donne son nom à la vallée du Maine dans laquelle nous allons entrer, et qui sépare cette province de la vallée du Couësnon, à l’extrémité de laquelle est située Fougères, la première ville de Bretagne. Nous nous y sommes battus à la fin de vendémiaire avec le Gars et ses brigands. Nous emmenions des conscrits qui, pour ne pas quitter leur pays, ont voulu nous tuer sur la limite ; mais Hulot est un rude chrétien qui leur a donné…

– Alors vous avez dû voir le Gars ? demanda-t-elle. Quel homme est-ce ? …

Ses yeux perçants et malicieux ne quittèrent pas la figure du marquis.

– Oh ! mon Dieu ! mademoiselle, répondit Merle toujours interrompu, il ressemble tellement au citoyen du Gua, que, s’il ne portait pas l’uniforme de l’Ecole Polytechnique, je gagerais que c’est lui.

Mademoiselle de Verneuil regarda fixement le froid et immobile jeune homme qui la dédaignait, mais elle ne vit rien en lui qui pût trahir un sentiment de crainte ; elle l’instruisit par un sourire amer de la découverte qu’elle faisait en ce moment du secret si traîtreusement gardé par lui ; puis, d’une voix railleuse, les narines enflées de joie, la tête de côté pour examiner le marquis et voir Merle tout à la fois, elle dit au Républicain :

– Ce chef-là, capitaine, donne bien des inquiétudes au premier Consul. Il a de la hardiesse, dit-on ; seulement il s’aventure dans certaines entreprises comme un étourneau, surtout auprès des femmes.

– Nous comptons bien là-dessus, reprit le capitaine, pour solder notre compte avec lui. Si nous le tenons seulement deux heures, nous lui mettrons un peu de plomb dans la tête. S’il nous rencontrait, le drôle en ferait autant de nous, et nous mettrait à l’ombre ; ainsi, par pari… .

– Oh ! dit le Gars, nous n’avons rien à craindre ! Vos soldats n’iront pas jusqu’à la Pèlerine, ils sont trop fatigués, et si vous y consentez, ils pourront se reposer à deux pas d’ici. Ma mère descend à la Vivetière, et en voici le chemin, à quelques portées de fusil. Ces deux dames voudront s’y reposer, elles doivent être lasses d’être venues d’une seule traite d’Alençon, ici.

– Et puisque mademoiselle, dit-il avec une politesse forcée en se tournant vers sa maîtresse, a eu la générosité de donner à notre voyage autant de sécurité que d’agrément, elle daignera peut-être accepter à souper chez ma mère.

– Enfin, capitaine, ajouta-t-il en s’adressant à Merle, les temps ne sont pas si malheureux qu’il ne puisse se trouver encore à la Vivetière une pièce de cidre à défoncer pour vos hommes. Allez, le Gars n’y aura pas tout pris ; du moins, ma mère le croit…

– Votre mère ? … reprit mademoiselle de Verneuil en interrompant avec ironie et sans répondre à la singulière invitation qu’on lui faisait.

– Mon âge ne vous semble donc plus croyable ce soir, mademoiselle, répondit madame du Gua. J’ai eu le malheur d’être mariée fort jeune, j’ai eu mon fils à quinze ans…

– Ne vous trompez-vous pas, madame ; ne serait-ce pas à trente ?

Madame du Gua pâlit en dévorant le sarcasme par lequel la jeune fille se vengeait de celui qu’elle avait essuyé naguère ; elle aurait voulu pouvoir la déchirer, et se trouvait forcée de lui sourire, car elle désira reconnaître à tout prix, même à ses épigrammes, le sentiment dont la jeune fille était animée ; aussi feignit-elle de ne l’avoir pas comprise.

– Jamais les Chouans n’ont eu de chef plus cruel que celui-là, s’il faut ajouter foi aux bruits qui courent sur lui, dit-elle en s’adressant à la fois à Francine et à sa maîtresse.

– Oh ! pour cruel, je ne crois pas, répondit mademoiselle de Verneuil ; mais il sait mentir et me semble fort crédule : un chef de parti ne doit être le jouet de personne.

– Vous le connaissez ? demanda froidement le marquis.

– Non, répliqua-t-elle en lui lançant un regard de mépris, je croyais le connaître…

– Oh ! mademoiselle, c’est décidément un malin, reprit le capitaine en hochant la tête, et donnant par un geste expressif la physionomie particulière que ce mot avait alors et qu’il a perdue depuis. Ces vieilles familles poussent quelquefois de vigoureux rejetons. Il revient d’un pays où les ci-devant n’ont pas eu, dit-on, toutes leurs aises, et les hommes, voyez-vous, sont comme les nèfles, ils mûrissent sur la paille. Si ce garçon-là est habile, il pourra nous faire courir longtemps Il a bien su opposer des compagnies légères à nos compagnies franches et neutraliser les efforts du gouvernement. Si l’on brûle un village aux Royalistes, il en fait brûler deux aux Républicains. Il se développe sur une immense étendue, et nous force ainsi à employer un nombre considérable de troupes dans un moment où nous n’en avons pas de trop ! Oh ! il entend les affaires.

– Il assassine sa patrie, dit Gérard d’une voix forte en interrompant le capitaine.

– Mais, répliqua le marquis, si sa mort délivre le pays, fusillez-le donc bien vite.

Puis il sonda par un regard l’âme de mademoiselle de Verneuil, et il se passa entre eux une de ces scènes muettes dont le langage ne peut reproduire que très-imparfaitement la vivacité dramatique et la fugitive finesse. Le danger rend intéressant. Quand il s’agit de mort, le criminel le plus vil excite toujours un peu de pitié. Or, quoique mademoiselle de Verneuil fût alors certaine que l’amant qui la dédaignait était ce chef dangereux, elle ne voulait pas encore s’en assurer par son supplice ; elle avait une tout autre curiosité à satisfaire. Elle préféra donc douter ou croire selon sa passion, et se mit à jouer avec le péril. Son regard, empreint d’une perfidie moqueuse, montrait les soldats au marquis d’un air de triomphe ; en lui présentant ainsi l’image de son danger, elle se plaisait à lui faire durement sentir que sa vie dépendait d’un seul mot, et déjà ses lèvres paraissaient se mouvoir pour le prononcer. Semblable à un sauvage d’Amérique, elle interrogeait les fibres du visage de son ennemi lié au poteau, et brandissait le casse-tête avec grâce, savourant une vengeance toute innocente, et punissant comme une maîtresse qui aime encore.

– Si j’avais un fils comme le vôtre, madame, dit-elle à l’étrangère visiblement épouvantée, je porterais son deuil le jour où je l’aurais livré aux dangers.

Elle ne reçut point de réponse. Elle tourna vingt fois la tête vers les officiers et la retourna brusquement vers madame du Gua, sans surprendre entre elle et le marquis aucun signe secret qui pût lui confirmer une intimité qu’elle soupçonnait et dont elle voulait douter. Une femme aime tant à hésiter dans une lutte de vie et de mort, quand elle tient l’arrêt. Le jeune général souriait de l’air le plus calme, et soutenait sans trembler la torture que mademoiselle de Verneuil lui faisait subir ; son attitude et l’expression de sa physionomie annonçaient un homme nonchalant des dangers auxquels il s’était soumis, et parfais il semblait lui dire :

– « Voici l’occasion de venger votre vanité blessée, saisissez-la ! Je serais au désespoir de revenir de mon mépris pour vous. » Mademoiselle de Verneuil se mit à examiner le chef de toute la hauteur de sa position avec une impertinence et une dignité apparente, car, au fond de son cœur, elle en admirait le courage et la tranquillité. Joyeuse de découvrir que son amant portait un vieux titre, dont les privilèges plaisent à toutes les femmes, elle éprouvait quelque plaisir à le rencontrer dans une situation où, champion d’une cause ennoblie par le malheur, il luttait avec toutes les facultés d’une âme forte contre une république tant de fois victorieuse, et de le voir aux prises avec le danger, déployant cette bravoure si puissante sur le cœur des femmes ; elle le mit vingt fois à l’épreuve, en obéissant peut-être à cet instinct qui porte la femme à jouer avec sa proie comme le chat joue avec la souris qu’il a prise.

– En vertu de quelle loi condamnez-vous donc les Chouans à mort ? demanda-t-elle à Merle.

– Mais, celle du 14 fructidor dernier, qui met hors la loi les départements insurgés et y institue des conseils de guerre, répondit le républicain.

– A quoi dois-je maintenant l’honneur d’attirer vos regards ? dit-elle à Montauran qui l’examinait attentivement.

– A un sentiment qu’un galant homme ne saurait exprimer à quelque femme que ce puisse être, répondit-il à voix basse en se penchant vers elle. Il fallait, dit-il à haute voix, vivre en ce temps pour voir des filles faisant l’office du bourreau, et enchérissant sur lui par la manière dont elles jouent avec la hache…

Elle regarda Montauran fixement ; puis, ravie d’être insultée par cet homme au moment où elle en tenait la vie entre ses mains, elle lui dit à l’oreille, en riant avec une douce malice :

– Vous avez une trop mauvaise tête, les bourreaux n’en voudront pas, je la garde.

Le marquis stupéfait contempla pendant un moment cette inexplicable fille dont l’amour triomphait de tout, même des plus piquantes injures, et qui se vengeait par le pardon d’une offense que les femmes ne pardonnent jamais. Ses yeux furent moins sévères, moins froids, et même une expression de mélancolie se glissa dans ses traits. Sa passion était déjà plus forte qu’il ne le croyait lui-même. Mademoiselle de Verneuil, satisfaite de ce faible gage d’une réconciliation cherchée, regarda le chef tendrement, lui jeta un sourire qui ressemblait à un baiser ; puis elle se pencha dans le fond de la voiture, et ne voulut plus risquer l’avenir de ce drame de bonheur, croyant en avoir rattaché le nœud par ce sourire. Elle était si belle ! Elle savait si bien triompher des obstacles en amour ! Elle était si fort habituée à se jouer de tout, à marcher au hasard ! Elle aimait tant l’imprévu et les orages de la vie !

Bientôt, par l’ordre du marquis, la voiture quitta la grande route et se dirigea vers la Vivetière, à travers un chemin creux encaissé de hauts talus plantés de pommiers qui en faisaient plutôt un fossé qu’une route. Les voyageurs laissèrent les soldats gagner lentement à leur suite le manoir dont les faîtes grisâtres apparaissaient et disparaissaient tour à tour entre les arbres de cette route argileuse où plusieurs des gens de l’escorte restèrent occupés à en retirer leurs souliers.

– Cela ressemble furieusement au chemin du paradis, s’écria Beau-pied.

Grâce à l’expérience que le postillon avait de ces chemins, mademoiselle de Verneuil ne tarda pas à voir le château de la Vivetière. Cette maison, située sur la croupe d’une espèce de promontoire, était défendue et enveloppée par deux étangs profonds qui ne permettaient d’y arriver qu’en suivant une étroite chaussée. La partie de cette péninsule où se trouvaient les habitations et les jardins était protégée à une certaine distance derrière le château, par un large fossé où se déchargeait l’eau superflue des étangs avec lesquels il communiquait, et formait ainsi réellement une île presque inexpugnable, retraite précieuse pour un chef qui ne pouvait être surpris que par trahison. En entendant crier les gonds rouillés de la porte et en passant sous la voûte en ogive d’un portail ruiné par la guerre précédente, mademoiselle de Verneuil avança la tête. Les couleurs sinistres du tableau qui s’offrit à ses regards effacèrent presque les pensées d’amour et de coquetterie entre lesquelles elle se berçait. La voiture entra dans une grande cour presque carrée et fermée par les rives abruptes des étangs. Ces berges sauvages, baignées par des eaux couvertes de grandes taches vertes, avaient pour tout ornement des arbres aquatiques dépouillés de feuilles, dont les troncs rabougris, les têtes énormes et chenues, élevées au-dessus des roseaux et des broussailles, ressemblaient à des marmousets grotesques. Ces haies disgracieuses parurent s’animer et parler quand les grenouilles les désertèrent en coassant, et que des poules d’eau, réveillées par le bruit de la voiture, volèrent en barbotant sur la surface des étangs. La cour entourée d’herbes hautes et flétries, d’ajoncs, d’arbustes nains ou parasites, excluait toute idée d’ordre et de splendeur. Le château semblait abandonné depuis longtemps. Les toits paraissaient plier sous le poids des végétations qui y croissaient. Les murs, quoique construits de ces pierres schisteuses et solides dont abonde le sol, offraient de nombreuses lézardes où le lierre attachait ses griffes. Deux corps de bâtiment réunis en équerre à une haute tour et qui faisaient face à l’étang, composaient tout le château, dont les portes et les volets pendants et pourris, les balustrades rouillées, les fenêtres ruinées, paraissaient devoir tomber au premier souffle d’une tempête. La bise sifflait alors à travers ces ruines auxquelles la lune prêtait, par sa lumière indécise, le caractère et la physionomie d’un grand spectre. Il faut avoir vu les couleurs de ces pierres granitiques grises et bleues, mariées aux schistes noirs et fauves, pour savoir combien est vraie l’image que suggérait la vue de cette carcasse vide et sombre. Ses pierres disjointes, ses croisées sans vitres, sa tour à créneaux, ses toits à jour lui donnaient tout à fait l’air d’un squelette ; et les oiseaux de proie qui s’envolèrent en criant ajoutaient un trait de plus à cette vague ressemblance. Quelques hauts sapins plantés derrière la maison balançaient au-dessus des toits leur feuillage sombre, et quelques ifs, taillés pour en décorer les angles, l’encadraient de tristes festons, semblables aux tentures d’un convoi. Enfin, la forme des portes, la grossièreté des ornements, le peu d’ensemble des constructions, tout annonçait un de ces manoirs féodaux dont s’enorgueillit la Bretagne, avec raison peut-être, car ils forment sur cette terre gaélique une espèce d’histoire monumentale des temps nébuleux qui précèdent l’établissement de la monarchie.

Mademoiselle de Verneuil, dans l’imagination de laquelle le mot de château réveillait toujours les formes d’un type convenu, frappée de la physionomie funèbre de ce tableau, sauta légèrement hors de la calèche, et le contempla toute seule avec terreur, en songeant au parti qu’elle devait prendre. Francine entendit pousser à madame du Gua un soupir de joie en se trouvant hors de l’atteinte des Bleus, et une exclamation involontaire lui échappa quand le portail fut fermé et qu’elle se vit dans cette espèce de forteresse naturelle.

Montauran s’était vivement élancé vers mademoiselle de Verneuil en devinant les pensées qui la préoccupaient.

– Ce château, dit-il avec une légère tristesse, a été ruiné par la guerre, comme les projets que j’élevais pour notre bonheur l’ont été par vous.

– Et comment, demanda-t-elle toute surprise.

– Etes-vous une jeune femme belle, NOBLE et spirituelle, dit-il avec un accent d’ironie en lui répétant les paroles qu’elle lui avait si coquettement prononcées dans leur conversation sur la route.

– Qui vous a dit le contraire ?

– Des amis dignes de foi qui s’intéressent à ma sûreté et veillent à déjouer les trahisons.

– Des trahisons ! dit-elle d’un air moqueur. Alençon et Hulot sont-ils donc déjà si loin ? Vous n’avez pas de mémoire, un défaut dangereux pour un chef de parti !

– Mais du moment où des amis, ajouta-t-elle avec une rare impertinence, règnent si puissamment dans votre cœur, gardez vos amis. Rien n’est comparable aux plaisirs de l’amitié. Adieu, ni moi, ni les soldats de la République nous n’entrerons ici.

Elle s’élança vers le portail par un mouvement de fierté blessée et de dédain, mais elle déploya dans sa démarche une noblesse et un désespoir qui changèrent toutes les idées du marquis, à qui il en coûtait trop de renoncer à ses désirs pour qu’il ne fût pas imprudent et crédule. Lui aussi aimait déjà. Ces deux amants n’avaient donc envie ni l’un ni l’autre de se quereller longtemps.

– Ajoutez un mot et je vous crois, dit-il d’une voix suppliante.

– Un mot, reprit-elle avec ironie en serrant ses lèvres, un mot ? pas seulement un geste.

– Au moins grondez-moi, demanda-t-il en essayant de prendre une main qu’elle retira ; si toutefois vous osez bouder un chef de rebelles, maintenant aussi défiant et sombre qu’il était joyeux et confiant naguère.

Marie ayant regardé le marquis sans colère, il ajouta :

– Vous avez mon secret, et je n’ai pas le vôtre.

A ces mots, le front d’albâtre sembla devenu brun, Marie jeta un regard d’humeur au chef et répondit :

– Mon secret ? jamais.

En amour, chaque parole, chaque coup d’œil, ont leur éloquence du moment ; mais là mademoiselle de Verneuil n’exprima rien de précis, et quelque habile que fût Montauran, le secret de cette exclamation resta impénétrable, quoique la voix de cette femme eût trahi des émotions peu ordinaires, qui durent vivement piquer sa curiosité.

– Vous avez, reprit-il, une plaisante manière de dissiper les soupçons.

– En conservez-vous donc ? demanda-t-elle en le toisant des yeux comme si elle lui eût dit :

– Avez-vous quelques droits sur moi ?

– Mademoiselle, répondit le jeune homme d’un air soumis et ferme, le pouvoir que vous exercez sur les troupes républicaines, cette escorte…

– Ah ! vous m’y faites penser. Mon escorte et moi, lui demanda-t-elle avec une légère ironie, vos protecteurs enfin, seront-ils en sûreté ici ?

– Oui, foi de gentilhomme ! Qui que vous soyez, vous et les vôtres, vous n’avez rien à craindre chez moi.

Ce serment fut prononcé par un mouvement si loyal et si généreux, que mademoiselle de Verneuil dut avoir une entière sécurité sur le sort des Républicains. Elle allait parler, quand l’arrivée de madame du Gua lui imposa silence. Cette dame avait pu entendre ou deviner une partie de la conversation des deux amants, et ne concevait pas de médiocres inquiétudes en les apercevant dans une position qui n’accusait plus la moindre inimitié. En voyant cette femme, le marquis offrit la main à mademoiselle de Verneuil, et s’avança vers la maison avec vivacité comme pour se défaire d’une importune compagnie.

– Je le gêne, se dit l’inconnue en restant immobile à sa place. Elle regarda les deux amants réconciliés s’en allant lentement vers le perron, où ils s’arrêtèrent pour causer aussitôt qu’ils eurent mis entre elle et eux un certain espace.

– Oui, oui, je les gêne, reprit-elle en se parlant à elle-même, mais dans peu cette créature-là ne me gênera plus ; l’étang sera, par Dieu, son tombeau ! Ne tiendrai-je pas bien ta parole de gentilhomme ? une fois sous cette eau, qu’a-t-on à craindre ? n’y sera-t-elle pas en sûreté ?

Elle regardait d’un œil fixe le miroir calme du petit lac de droite, quand tout à coup elle entendit bruire les ronces de la berge et aperçut au clair de la lune la figure de Marche-à-terre qui se dressa par-dessus la noueuse écorce d’un vieux saule. Il fallait connaître le Chouan pour le distinguer au milieu de cette assemblée de truisses ébranchées parmi lesquelles la sienne se confondait si facilement. Madame du Gua jeta d’abord autour d’elle un regard de défiance ; elle vit le postillon conduisant ses chevaux à une écurie située dans celle des deux ailes du château qui faisait face à la rive où Marche-à-terre était caché ; Francine allait vers les deux amants qui, dans ce moment, oubliaient toute la terre ; alors, l’inconnue s’avança, mettant un doigt sur ses lèvres pour réclamer un profond silence ; puis, le Chouan comprit plutôt qu’il n’entendit les paroles suivantes :

– Combien êtes-vous, ici ?

– Quatre-vingt-sept.

– Ils ne sont que soixante-cinq, je les ai comptés.

– Bien, reprit le sauvage avec une satisfaction farouche.

Attentif aux moindres gestes de Francine, le Chouan disparut dans l’écorce du saule en la voyant se retourner pour chercher des yeux l’ennemie sur laquelle elle veillait par instinct.

Sept ou huit personnes, attirées par le bruit de la voiture, se montrèrent en haut du principal perron et s’écrièrent :

– C’est le Gars ! c’est lui, le voici ! A ces exclamations, d’autres hommes accoururent, et leur présence interrompit la conversation des deux amants. Le marquis de Montauran s’avança précipitamment vers les gentilshommes, leur fit un signe impératif pour leur imposer silence, et leur indiqua le haut de l’avenue par laquelle débouchaient les soldats républicains. A l’aspect de ces uniformes bleus à revers rouges si connus, et de ces baïonnettes luisantes, les conspirateurs étonnés s’écrièrent :

– Seriez-vous donc venu pour nous trahir ?

– Je ne vous avertirais pas du danger, répondit le marquis en souriant avec amertume.

– Ces Bleus, reprit-il après une pause, forment l’escorte de cette jeune dame dont la générosité nous a miraculeusement délivrés d’un péril auquel nous avons failli succomber dans une auberge d’Alençon. Nous vous conterons cette aventure. Mademoiselle et son escorte sont ici sur ma parole, et doivent être reçus en amis.

Madame du Gua et Francine étaient arrivées jusqu’au perron, le marquis présenta galamment la main à mademoiselle de Verneuil, le groupe de gentilshommes se partagea en deux haies pour les laisser passer, et tous essayèrent d’apercevoir les traits de l’inconnue ; car madame du Gua avait déjà rendu leur curiosité plus vive en leur faisant quelques signes à la dérobée. Mademoiselle de Verneuil vit dans la première salle une grande table parfaitement servie, et préparée pour une vingtaine de convives. Cette salle à manger communiquait à un vaste salon où l’assemblée se trouva bientôt réunie. Ces deux pièces étaient en harmonie avec le spectacle de destruction qu’offraient les dehors du château. Les boiseries de noyer poli, mais de formes rudes et grossières, saillantes, mal travaillées, étaient disjointes et semblaient près de tomber. Leur couleur sombre ajoutait encore à la tristesse de ces salles sans glaces ni rideaux, où quelques meubles séculaires et en ruine s’harmoniaient avec cet ensemble de débris. Marie aperçut des cartes géographiques, et des plans déroulés sur une grande table ; puis, dans les angles de l’appartement, des armes et des carabines amoncelées. Tout témoignait d’une conférence importante entre les chefs des Vendéens et ceux des Chouans. Le marquis conduisit mademoiselle de Verneuil à un immense fauteuil vermoulu qui se trouvait auprès de la cheminée, et Francine vint se placer derrière sa maîtresse en s’appuyant sur le dossier de ce meuble antique.

– Vous me permettrez bien de faire un moment le maître de maison, dit le marquis en quittant les deux étrangères pour se mêler aux groupes formés par ses hôtes.

Francine vit tous les chefs, sur quelques mots de Montauran, s’empressant de cacher leurs armes, les cartes et tout ce qui pouvait éveiller les soupçons des officiers républicains ; quelques-uns quittèrent de larges ceintures de peau contenant des pistolets et des couteaux de chasse. Le marquis recommanda la plus grande discrétion, et sortit en s’excusant sur la nécessité de pourvoir à la réception des hôtes gênants que le hasard lui donnait. Mademoiselle de Verneuil, qui avait levé ses pieds vers le feu en s’occupant à les chauffer, laissa partir Montauran sans retourner la tête, et trompa l’attente des assistants, qui tous désiraient la voir. Francine fut donc seule témoin du changement que produisit dans l’assemblée le départ du jeune chef. Les gentilshommes se groupèrent autour de la dame inconnue, et, pendant la sourde conversation qu’elle tint avec eux, il n’y en eut pas un qui ne regardât à plusieurs reprises les deux étrangères.

– Vous connaissez Montauran, leur disait-elle, il s’est amouraché en un moment de cette fille, et vous comprenez bien que, dans ma bouche, les meilleurs avis lui ont été suspects. Les amis que nous avons à Paris, messieurs de Valois et d’Esgrignon d’Alençon, tous l’ont prévenu du piége qu’on veut lui tendre en lui jetant à la tête une créature, et il se coiffe de la première qu’il rencontre ; d’une fille qui, suivant des renseignements que j’ai fait prendre, s’empare d’un grand nom pour le souiller, qui, etc. , etc.

Cette dame, dans laquelle on a pu reconnaître la femme qui décida l’attaque de la turgotine, conservera désormais dans cette histoire le nom qui lui servit à échapper aux dangers de son passage par Alençon. La publication du vrai nom ne pourrait qu’offenser une noble famille, déjà profondément affligée par les écarts de cette jeune dame, dont la destinée a d’ailleurs été le sujet d’une autre Scène. Bientôt l’attitude de curiosité que prit l’assemblée devint impertinente et presque hostile. Quelques exclamations assez dures parvinrent à l’oreille de Francine, qui, après avoir dit un mot à sa maîtresse, se réfugia dans l’embrasure d’une croisée. Marie se leva, se tourna vers le groupe insolent, y jeta quelques regards pleins de dignité, de mépris même. Sa beauté, l’élégance de ses manières et sa fierté, changèrent tout à coup les dispositions de ses ennemis et lui valurent un murmure flatteur qui leur échappa. Deux ou trois hommes, dont l’extérieur trahissait les habitudes de politesse et de galanterie qui s’acquièrent dans la sphère élevée des cours, s’approchèrent de Marie avec bonne grâce ; sa décence leur imposa le respect, aucun d’eux n’osa lui adresser la parole, et loin d’être accusée par eux, ce fut elle qui sembla les juger.

Les chefs de cette guerre entreprise pour Dieu et le Roi ressemblaient bien peu aux portraits de fantaisie qu’elle s’était plu à tracer. Cette lutte, véritablement grande, se rétrécit et prit des proportions mesquines, quand elle vit, sauf deux ou trois figures vigoureuses, ces gentilshommes de province, tous dénués d’expression et de vie. Après avoir fait de la poésie, Marie tomba tout à coup dans le vrai. Ces physionomies paraissaient annoncer d’abord plutôt un besoin d’intrigue que l’amour de la gloire, l’intérêt mettait bien réellement à tous ces gentilshommes les armes à la main ; mais s’ils devenaient héroïques dans l’action, là ils se montraient à nu. La perte de ses illusions rendit mademoiselle de Verneuil injuste et l’empêcha de reconnaître le dévouement vrai qui rendit plusieurs de ces hommes si remarquables. Cependant la plupart d’entre eux montraient des manières communes. Si quelques têtes originales se faisaient distinguer entre les autres, elles étaient rapetissées par les formules et par l’étiquette de l’aristocratie. Si Marie accorda généralement de la finesse et de l’esprit à ces hommes, elle trouva chez eux une absence complète de cette simplicité, de ce grandiose auquel les triomphes et les hommes de la République l’habituaient. Cette assemblée nocturne, au milieu de ce vieux castel en ruine et sous ces ornements contournés assez bien assortis aux figures, la fit sourire, elle voulut y voir un tableau symbolique de la monarchie. Elle pensa bientôt avec délices qu’au moins le marquis jouait le premier rôle parmi ces gens dont le seul mérite, pour elle, était de se dévouer à une cause perdue. Elle dessina la figure de sou amant sur cette masse, se plut à l’en faire ressortir, et ne vit plus dans ces figures maigres et grêles que les instruments de ses nobles desseins. En ce moment, les pas du marquis retentirent dans la salle voisine. Tout à coup les conspirateurs se séparèrent en plusieurs groupes, et les chuchotements cessèrent. Semblables à des écoliers qui ont comploté quelque malice en l’absence de leur maître, ils s’empressèrent d’affecter l’ordre et le silence. Montauran entra, Marie eut le bonheur de l’admirer au milieu de ces gens parmi lesquels il était le plus jeune, le plus beau, le premier. Comme un roi dans sa cour, il alla de groupe en groupe, distribua de légers coups de tête, des serrements de main, des regards, des paroles d’intelligence ou de reproche, en faisant son métier de chef de parti avec une grâce et un aplomb difficiles à supposer dans ce jeune homme d’abord accusé par elle d’étourderie. La présence du marquis mit un terme à la curiosité qui s’était attachée à mademoiselle de Verneuil ; mais, bientôt, les méchancetés de madame du Gua produisirent leur effet. Le baron du Guénic, surnommé l’Intimé, qui, parmi tous ces hommes rassemblés par de graves intérêts, paraissait autorisé par son nom et par son rang à traiter familièrement Montauran, le prit par le bras et l’emmena dans un coin.

– Ecoute, mon cher marquis, lui dit-il, nous te voyons tous avec peine sur le point de faire une insigne folie.

– Qu’entends-tu par ces paroles ?

– Mais sais-tu bien d’où vient cette fille, qui elle est réellement, et quels sont ses desseins sur toi ?

– Mon cher l’Intimé, entre nous soit dit, demain matin, ma fantaisie sera passée.

– D’accord, mais si cette créature te livre avant le jour ? …

– Je te répondrai quand tu m’auras dit pourquoi elle ne l’a pas déjà fait, répliqua Montauran, qui prit par badinage un air de fatuité.

– Oui, mais si tu lui plais, elle ne veut peut-être pas te trahir avant que sa fantaisie, à elle, soit passée.

– Mon cher, regarde cette charmante fille, étudie ses manières, et ose dire que ce n’est pas une femme de distinction ? Si elle jetait sur toi des regards favorables, ne sentirais-tu pas, au fond de ton âme, quelque respect pour elle. Une dame vous a déjà prévenus contre cette personne ; mais, après ce que nous nous sommes dit l’un à l’autre, si c’était une de ces créatures perdues dont nous ont parlé nos amis, je la tuerais…

– Croyez-vous, dit madame du Gua, qui intervint, Fouché assez bête pour vous envoyer une fille prise au coin d’une rue ? il a proportionné les séductions à votre mérite. Mais si vous êtes aveugle, vos amis auront les yeux ouverts pour veiller sur vous.

– Madame, répondit le Gars en lui dardant des regards de colère, songez à ne rien entreprendre contre cette personne, ni contre son escorte, ou rien ne vous garantirait de ma vengeance. Je veux que mademoiselle soit traitée avec les plus grands égards et comme une femme qui m’appartient. Nous sommes, je crois, alliés aux Verneuil.

L’opposition que rencontrait le marquis produisit l’effet ordinaire que font sur les jeunes gens de semblables obstacles. Quoiqu’il eût en apparence traité fort légèrement mademoiselle de Verneuil et fait croire que sa passion pour elle était un caprice, il venait, par un sentiment d’orgueil, de franchir un espace immense. En avouant cette femme, il trouva son honneur intéressé à ce qu’elle fût respectée ; il alla donc, de groupe en groupe, assurant, en homme qu’il eût été dangereux de froisser, que cette inconnue était réellement mademoiselle de Verneuil. Aussitôt, toutes les rumeurs s’apaisèrent. Lorsque Montauran eut établi une espèce d’harmonie dans le salon et satisfait à toutes les exigences, il se rapprocha de sa maîtresse avec empressement et lui dit à voix basse :

– Ces gens-là m’ont volé un moment de bonheur.

– Je suis bien contente de vous avoir près de moi, répondit-elle en riant. Je vous préviens que je suis curieuse ; ainsi, ne vous fatiguez pas trop de mes questions. Dites-moi d’abord quel est ce bonhomme qui porte une veste de drap vert.

– C’est le fameux major Brigaut, un homme du Marais, compagnon de feu Mercier, dit La-Vendée.

– Mais quel est le gros ecclésiastique à face rubiconde avec lequel il cause maintenant de moi ? reprit mademoiselle de Verneuil.

– Savez-vous ce qu’ils disent ?

– Si je veux le savoir ? … Est-ce une question ?

– Mais je ne pourrais vous en instruire sans vous offenser.

– Du moment où vous me laissez offenser sans tirer vengeance des injures que je reçois chez vous, adieu, marquis ! Je ne veux pas rester un moment ici. J’ai déjà quelques remords de tromper ces pauvres Républicains, si loyaux et si confiants.

Elle fit quelques pas, et le marquis la suivit.

– Ma chère Marie, écoutez-moi. Sur mon honneur, j’ai imposé silence à leurs méchants propos avant de savoir s’ils étaient faux ou vrais. Néanmoins dans ma situation, quand les amis que nous avons dans les ministères à Paris m’ont averti de me défier de toute espèce de femme qui se trouverait sur mon chemin, en m’annonçant que Fouché voulait employer contre moi une Judith des rues, il est permis à mes meilleurs amis de penser que vous êtes trop belle pour être une honnête femme…

En parlant, le marquis plongeait son regard dans les yeux de mademoiselle de Verneuil qui rougit, et ne put retenir quelques pleurs.

– J’ai mérité ces injures, dit-elle. Je voudrais vous voir persuadé que je suis une méprisable créature et me savoir aimée… alors je ne douterais plus de vous. Moi je vous ai cru quand vous me trompiez, et vous ne me croyez pas quand je suis vraie. Brisons là, monsieur, dit-elle en fronçant le sourcil et pâlissant comme une femme qui va mourir. Adieu.

Elle s’élança hors de la salle à manger par un mouvement de désespoir.

– Marie, ma vie est à vous, lui dit le jeune marquis à l’oreille.

Elle s’arrêta, le regarda.

– Non, non, dit-elle, je serai généreuse. Adieu. Je ne pensais, en vous suivant, ni à mon passé, ni à votre avenir, j’étais folle.

– Comment, vous me quittez au moment où je vous offre ma vie ! …

– Vous l’offrez dans un moment de passion, de désir.

– Sans regret, et pour toujours, dit-il.

Elle rentra. Pour cacher ses émotions, le marquis continua l’entretien.

– Ce gros homme de qui vous me demandiez le nom est un homme redoutable, l’abbé Gudin, un de ces jésuites assez obstinés, assez dévoués peut-être pour rester en France malgré l’édit de 1763 qui les en a bannis. Il est le boute-feu de la guerre dans ces contrées et le propagateur de l’association religieuse dite du Sacré-Cœur. Habitué à se servir de la religion comme d’un instrument, il persuade à ses affiliés qu’ils ressusciteront, et sait entretenir leur fanatisme par d’adroites prédications. Vous le voyez : il faut employer les intérêts particuliers de chacun pour arriver à un grand but. Là sont tous les secrets de la politique.

– Et ce vieillard encore vert, tout musculeux, dont la figure est si repoussante ? Tenez, là, l’homme habillé avec les lambeaux d’une robe d’avocat.

– Avocat ? il prétend au grade de maréchal de camp. N’avez-vous pas entendu parler de Longuy ?

– Ce serait lui ! dit mademoiselle de Verneuil effrayée. Vous vous servez de ces hommes !

– Chut ! il peut vous entendre. Voyez-vous cet autre en conversation criminelle avec madame du Gua…

– Cet homme en noir qui ressemble à un juge ?

– C’est un de nos négociateurs, la Billardière, fils d’un conseiller au parlement de Bretagne, dont le nom est quelque chose comme Flamet ; mais il a la confiance des princes.

– Et son voisin, celui qui serre en ce moment sa pipe de terre blanche, et qui appuie tous les doigts de sa main droite sur le panneau comme un pacant ? dit mademoiselle de Verneuil en riant.

– Vous l’avez, pardieu, deviné, c’est l’ancien garde-chasse du défunt mari de cette dame. Il commande une des compagnies que j’oppose aux bataillons mobiles. Lui et Marche-à-terre sont peut-être les plus consciencieux serviteurs que le Roi ait ici.

– Mais elle, qui est-elle ?

– Elle, reprit le marquis, elle est la dernière maîtresse qu’ait eue Charette. Elle possède une grande influence sur tout ce monde.

– Lui est-elle restée fidèle ?

Pour toute réponse le marquis fit une petite moue dubitative.

– Et l’estimez-vous ?

– Vous êtes effectivement bien curieuse.

– Elle est mon ennemie parce qu’elle ne peut plus être ma rivale, dit en riant mademoiselle de Verneuil, je lui pardonne ses erreurs passées, qu’elle me pardonne les miennes. Et cet officier à moustaches ?

– Permettez-moi de ne pas le nommer. Il veut se défaire du premier Consul en l’attaquant à main armée ? Qu’il réussisse ou non, vous le connaîtrez, il deviendra célèbre.

– Et vous êtes venu commander à de pareilles gens ? … dit-elle avec horreur. Voilà les défenseurs du Roi ! Où sont donc les gentilshommes et les seigneurs ?

– Mais, dit le marquis avec impertinence, ils sont répandus dans toutes les cours de l’Europe. Qui donc enrôle les rois, leurs cabinets, leurs armées, au service de la maison de Bourbon, et les lance sur cette République qui menace de mort toutes les monarchies et l’ordre social d’une destruction complète ? …

– Ah ! répondit-elle avec une généreuse émotion, soyez désormais la source pure où je puiserai les idées que je dois encore acquérir… j’y consens. Mais laissez-moi penser que vous êtes le seul noble qui fasse son devoir en attaquant la France avec des Français, et non à l’aide de l’étranger. Je suis femme, et sens que si mon enfant me frappait dans sa colère, je pourrais lui pardonner ; mais s’il me voyait de sang-froid déchirée par un inconnu, je le regarderais comme un monstre.

– Vous serez toujours Républicaine, dit le marquis en proie à une délicieuse ivresse excitée par les généreux accents qui le confirmaient dans ses présomptions.

– Républicaine ? Non, je ne le suis plus. Je ne vous estimerais pas si vous vous soumettiez au premier Consul, reprit-elle ; mais je ne voudrais pas non plus vous voir à la tête de gens qui pillent un coin de la France au lieu d’assaillir toute la République. Pour qui vous battez-vous ? Qu’attendez-vous d’un roi rétabli sur le trône par vos mains ? Une femme a déjà entrepris ce beau chef-d’œuvre, le roi libéré l’a laissé brûler vive. Ces hommes-là sont les oints, du Seigneur, et il y a du danger à toucher aux choses consacrées. Laissez Dieu seul les placer, les déplacer, les replacer sur leurs tabourets de pourpre. Si vous avez pesé la récompense qui vous en reviendra, vous êtes à mes yeux dix fois plus grand que je ne vous croyais ; foulez-moi alors si vous le voulez aux pieds, je vous le permets, je serai heureuse.

– Vous êtes ravissante ! N’essayez pas d’endoctriner ces messieurs, je serais sans soldats.

– Ah ! si vous vouliez me laisser vous convertir, nous irions à mille lieues d’ici.

– Ces hommes que vous paraissez mépriser sauront périr dans la lutte, répliqua le marquis d’un ton plus grave, et leurs torts seront oubliés. D’ailleurs, si mes efforts sont couronnés de quelques succès, les lauriers du triomphe ne cacheront-ils pas tout ?

– Il n’y a que vous ici à qui je voie risquer quelque chose.

– Je ne suis pas le seul, reprit-il avec une modestie vraie. Voici là-bas deux nouveaux chefs de la Vendée. Le premier, que vous avez entendu nommer le Grand-Jacques, est le comte de Fontaine, et l’autre la Billardière, que je vous ai déjà montré.

– Et oubliez-vous Quiberon, où la Billardière a joué le rôle le plus singulier ? … répondit-elle frappée d’un souvenir.

– La Billardière a beaucoup pris sur lui, croyez-moi. Ce n’est pas être sur des roses que de servir les princes…

– Ah ! vous me faites frémir ! s’écria Marie. Marquis, reprit-elle d’un ton qui semblait annoncer une réticence dont le mystère lui était personnel, il suffit d’un instant pour détruire une illusion et dévoiler des secrets d’où dépendent la vie et le bonheur de bien des gens… Elle s’arrêta comme si elle eût craint d’en trop dire, et ajouta :

– Je voudrais savoir les soldats de la République en sûreté.

– Je serai prudent, dit-il en souriant pour déguiser son émotion, mais ne me parlez plus de vos soldats, je vous en ai répondu sur ma foi de gentilhomme.

– Et après tout, de quel droit voudrais-je vous conduire, reprit-elle. Entre nous soyez toujours le maître. Ne vous ai-je pas dit que je serais au désespoir de régner sur un esclave ?

– Monsieur le marquis, dit respectueusement le major Brigaut en interrompant cette conversation, les Bleus resteront-ils donc longtemps ici ?

– Ils partiront aussitôt qu’ils se seront reposés, s’écria Marie.

Le marquis lança des regards scrutateurs sur l’assemblée, y remarqua de l’agitation, quitta mademoiselle de Verneuil, et laissa madame du Gua venir le remplacer auprès d’elle. Cette femme apportait un masque riant et perfide que le sourire amer du jeune chef ne déconcerta point. En ce moment Francine jeta un cri promptement étouffé. Mademoiselle de Verneuil, qui vit avec étonnement sa fidèle campagnarde s’élançant vers la salle à manger, regarda madame du Gua, et sa surprise augmenta à l’aspect de la pâleur répandue sur le visage de son ennemie. Curieuse de pénétrer le secret de ce brusque départ, elle s’avança vers l’embrasure de la fenêtre où sa rivale la suivit afin de détruire les soupçons qu’une imprudence pouvait avoir éveillés et lui sourit avec une indéfinissable malice quand, après avoir jeté toutes deux un regard sur le paysage du lac, elles revinrent ensemble à la cheminée, Marie sans avoir rien aperçu qui justifiât la fuite de Francine, madame du Gua satisfaite d’être obéie. Le lac au bord duquel Marche-à-terre avait comparu dans la cour à l’évocation de cette femme, allait rejoindre le fossé d’enceinte qui protégeait les jardins, en décrivant de vaporeuses sinuosités, tantôt larges comme des étangs, tantôt resserrées comme les rivières artificielles d’un parc. Le rivage rapide et incliné que baignaient ces eaux claires passait à quelques toises de la croisée. Occupée à contempler, sur la surface des eaux, les lignes noires qu’y projetaient les têtes de quelques vieux saules, Francine observait assez insouciamment l’uniformité de courbure qu’une brise légère imprimait à leurs branchages. Tout à coup elle crut apercevoir une de leurs figures remuant sur le miroir des eaux par quelques-uns de ces mouvements irréguliers et spontanés qui trahissent la vie. Cette figure, quelque vague qu’elle fût, semblait être celle d’un homme. Francine attribua d’abord sa vision aux imparfaites configurations que produisait la lumière de la lune, à travers les feuillages ; mais bientôt une seconde tête se montra ; puis d’autres apparurent encore dans le lointain. Les petits arbustes de la berge se courbèrent et se relevèrent avec violence. Francine vit alors cette longue haie insensiblement agitée comme un de ces grands serpents indiens aux formes fabuleuses. Puis, çà et là, dans les genêts et les hautes épines, plusieurs points lumineux brillèrent et se déplacèrent. En redoublant d’attention, l’amante de Marche-à-terre crut reconnaître la première des figures noires qui allaient au sein de ce mouvant rivage. Quelque indistinctes que fussent les formes de cet homme, le battement de son cœur lui persuada qu’elle voyait en lui Marche-à-terre. Eclairée par un geste, et impatiente de savoir si cette marche mystérieuse ne cachait pas quelque perfidie, elle s’élança vers la cour. Arrivée au milieu de ce plateau de verdure, elle regarda tour à tour les deux corps de logis et les deux berges sans découvrir dans celle qui faisait face à l’aile inhabitée aucune trace de ce sourd mouvement. Elle prêta une oreille attentive, et entendit un léger bruissement semblable à celui que peuvent produire les pas d’une bête fauve dans le silence des forêts ; elle tressaillit et ne trembla pas. Quoique jeune et innocente encore, la curiosité lui inspira promptement une ruse. Elle aperçut la voiture, courut s’y blottir, et ne leva sa tête qu’avec la précaution du lièvre aux oreilles duquel résonne le bruit d’une chasse lointaine. Elle vit Pille-miche qui sortit de l’écurie. Ce Chouan était accompagné de deux paysans, et tous trois portaient des bottes de paille ; ils les étalèrent de manière à former une longue litière devant le corps de bâtiment inhabité parallèle à la berge bordée d’arbres nains, où les Chouans marchaient avec un silence qui trahissait les apprêts de quelque horrible stratagème.

– Tu leur donnes de la paille comme s’ils devaient réellement dormir là. Assez, Pille-miche, assez, dit une voix rauque et sourde que Francine reconnut.

– N’y dormiront-ils pas ? reprit Pille-miche en laissant échapper un gros rire bête. Mais ne crains-tu pas que le Gars ne se fâche ? ajouta-t-il si bas que Francine n’entendit rien.

– Eh ! bien, il se fâchera, répondit à demi-voix Marche-à-terre ; mais nous aurons tué les Bleus, tout de même.

– Voilà, reprit-il, une voiture qu’il faut rentrer à nous deux.

Pille-miche tira la voiture par le timon, et Marche-à-terre la poussa par une des roues avec une telle prestesse que Francine se trouva dans la grange et sur le point d’y rester enfermée, avant d’avoir eu le temps de réfléchir à sa situation. Pille-miche sortit pour aider à amener la pièce de cidre que le marquis avait ordonné de distribuer aux soldats de l’escorte. Marche-à-terre passait le long de la calèche pour se retirer et fermer la porte, quand il se sentit arrêté par une main qui saisit les longs crins de sa peau de chèvre. Il reconnut des yeux dont la douceur exerçait sur lui la puissance du magnétisme, et demeura pendant un moment comme charmé. Francine sauta vivement hors de la voiture, et lui dit de cette voix agressive qui va merveilleusement à une femme irritée :

– Pierre, quelles nouvelles as-tu donc apportées sur le chemin à cette dame et à son fils ? Que fait-on ici ? Pourquoi te caches-tu ? je veux tout savoir. Ces mots donnèrent au visage du Chouan une expression que Francine ne lui connaissait pas. Le Breton amena son innocente maîtresse sur le seuil de la porte ; là, il la tourna vers la lueur blanchissante de la lune, et lui répondit en la regardant avec des yeux terribles :

– Oui, par ma damnation ! Francine, je te le dirai, mais quand tu m’auras juré sur ce chapelet… Et il tira un vieux chapelet de dessous sa peau de bique.

– Sur cette relique que tu connais, reprit-il, de me répondre vérité à une seule demande. Francine rougit en regardant ce chapelet qui, sans doute, était un gage de leur amour.

– C’est là-dessus, reprit le Chouan tout ému, que tu as juré…

Il n’acheva pas. La paysanne appliqua sa main sur les lèvres de son sauvage amant pour lui imposer silence.

– Ai-je donc besoin de jurer ? dit-elle.

Il prit sa maîtresse doucement par la main, la contempla pendant un instant, et reprit :

– La demoiselle que tu sers se nomme-t-elle réellement mademoiselle de Verneuil ?

Francine demeura les bras pendants, les paupières baissées, la tête inclinée, pâle, interdite.

– C’est une cataud ! reprit Marche-à-terre d’une voix terrible.

A ce mot, la jolie main lui couvrit encore les lèvres, mais cette fois il se recula violemment. La petite Bretonne ne vit plus d’amant, mais bien une bête féroce dans toute l’horreur de sa nature. Les sourcils du Chouan étaient violemment serrés, ses lèvres se contractèrent, et il montra les dents comme un chien qui défend son maître.

– Je t’ai laissée fleur et je te retrouve fumier. Ah ! pourquoi t’ai-je abandonnée ! Vous venez pour nous trahir, pour livrer le Gars.

Ces phrases furent plutôt des rugissements que des paroles. Quoique Francine eût peur, à ce dernier reproche, elle osa contempler ce visage farouche, leva sur lui des yeux angéliques et répondit avec calme :

– Je gage mon salut que cela est faux. C’est des idées de ta dame.

A son tour il baissa la tête ; puis elle lui prit la main, se tourna vers lui par un mouvement mignon, et lui dit :

– Pierre, pourquoi sommes-nous dans tout ça ? Ecoute, je ne sais pas comment toi tu peux y comprendre quelque chose, car je n’y entends rien ! Mais souviens-toi que cette belle et noble demoiselle est ma bienfaitrice ; elle est aussi la tienne, et nous vivons quasiment comme deux sœurs. Il ne doit jamais lui arriver rien de mal là où nous serons avec elle, de notre vivant du moins. Jure-le-moi donc ! Ici je n’ai confiance qu’on toi.

– Je ne commande pas ici, répondit le Chouan d’un ton bourru.

Son visage devint sombre. Elle lui prit ses grosses oreilles pendantes, et les lui tordit doucement, comme si elle caressait un chat.

– Eh ! bien, promets-moi, reprit-elle en le voyant moins sévère, d’employer à la sûreté de notre bienfaitrice tout le pouvoir que tu as.

Il remua la tête comme s’il doutait du succès, et ce geste fit frémir la Bretonne. En ce moment critique, l’escorte était parvenue à la chaussée. Le pas des soldats et le bruit de leurs armes réveillèrent les échos de la cour et parurent mettre un terme à l’indécision de Marche-à-terre.

– Je la sauverai peut-être, dit-il à sa maîtresse, si tu peux la faire demeurer dans la maison.

– Et, ajouta-t-il, quoi qu’il puisse arriver, restes-y avec elle et garde le silence le plus profond ; sans quoi, rin.

– Je te le promets, répondit-elle dans son effroi.

– Eh ! bien, rentre. Rentre à l’instant et cache ta peur à tout le monde, même à ta maîtresse.

– Oui.

Elle serra la main du Chouan, qui la regarda d’un air paternel courant avec la légèreté d’un oiseau vers le perron ; puis il se coula dans sa haie, comme un acteur qui se sauve vers la coulisse au moment où se lève le rideau tragique.

– Sais-tu, Merle, que cet endroit-ci m’a l’air d’une véritable souricière, dit Gérard en arrivant au château.

– Je le vois bien, répondit le capitaine soucieux.

Les deux officiers s’empressèrent de placer des sentinelles pour s’assurer de la chaussée et du portail, puis ils jetèrent des regards de défiance sur les berges et les alentours du paysage.

– Bah ! dit Merle, il faut nous livrer à cette baraque-là en toute confiance ou ne pas y entrer.

– Entrons, répondit Gérard.

Les soldats, rendus à la liberté par un mot de leur chef, se hâtèrent de déposer leurs fusils en faisceaux coniques et formèrent un petit front de bandière devant la litière de paille, au milieu de laquelle figurait la pièce de cidre. Ils se divisèrent en groupes auxquels deux paysans commencèrent à distribuer du beurre et du pain de seigle. Le marquis vint au-devant des deux officiers et les emmena au salon. Quand Gérard eut monté le perron, et qu’il regarda les deux ailes où les vieux mélèzes étendaient leurs branches noires, il appela Beau-pied et La-clef-des-cœurs.

– Vous allez, à vous deux, faire une reconnaissance dans les jardins et fouiller les haies, entendez-vous ? Puis, vous placerez une sentinelle devant votre front de bandière…

– Pouvons-nous allumer notre feu avant de nous mettre en chasse, mon adjudant ? dit La-clef-des-cœurs.

Gérard inclina la tête.

– Tu le vois bien, La-clef-des-cœurs, dit Beau-pied, l’adjudant a tort de se fourrer dans ce guêpier. Si Hulot nous commandait, il ne se serait jamais acculé ici ; nous sommes là comme dans une marmite.

– Es-tu bête ! répondit La-clef-des-cœurs, comment, toi, le roi des malins, tu ne devines pas que cette guérite est le château de l’aimable particulière auprès de laquelle siffle notre joyeux Merle, le plus fini des capitaines, et il l’épousera, cela est clair comme une baïonnette bien fourbie. Ça fera honneur à la demi-brigade, une femme comme ça.

– C’est vrai, reprit Beau-pied. Tu peux encore ajouter que voilà de bon cidre, mais je ne le bois pas avec plaisir devant ces chiennes de haies-là. Il me semble toujours voir dégringoler Larose et Vieux-chapeau dans le fossé de la Pèlerine. Je me souviendrai toute ma vie de la queue de ce pauvre Larose, elle allait comme un marteau de grande porte.

– Beau-pied, mon ami, tu as trop d’émagination pour un soldat. Tu devrais faire des chansons à l’Institut national.

– Si j’ai trop d’imagination, lui répliqua Beau-pied, tu n’en as guère, toi, et il te faudra du temps pour passer consul.

Le rire de la troupe mit fin à la discussion, car La-clef-des cœurs ne trouva rien dans sa giberne pour riposter à son antagoniste.

– Viens-tu faire ta ronde ? Je vais prendre à droite, moi, lui dit Beau-pied.

– Eh ! bien, je prendrai la gauche, répondit son camarade. Mais avant, minute ! je veux boire un verre de cidre, mon gosier s’est collé comme le taffetas gommé qui enveloppe le beau chapeau de Hulot.

Le côté gauche des jardins que La-clef-des-cœurs négligeait d’aller explorer immédiatement était par malheur la berge dangereuse où Francine avait observé un mouvement d’hommes. Tout est hasard à la guerre. En entrant dans le salon et en saluant la compagnie, Gérard jeta un regard pénétrant sur les hommes qui la composaient. Le soupçon revint avec plus de force dans son âme, il alla tout à coup vers mademoiselle de Verneuil et lui dit à voix basse :

– Je crois qu’il faut vous retirer promptement, nous ne sommes pas en sûreté ici.

– Craindriez-vous quelque chose chez moi ? demanda-t-elle en riant. Vous êtes plus en sûreté ici, que vous ne le seriez à Mayenne.

Une femme répond toujours de son amant avec assurance. Les deux officiers furent rassurés. En ce moment la compagnie passa dans la salle à manger, malgré quelques phrases insignifiantes relatives à un convive assez important qui se faisait attendre. Mademoiselle de Verneuil put, à la faveur du silence qui règne toujours au commencement des repas, donner quelque attention à cette réunion curieuse dans les circonstances présentes, et de laquelle elle était en quelque sorte la cause par suite de cette ignorance que les femmes, accoutumées à se jouer de tout, portent dans les actions les plus critiques de la vie. Un fait la surprit soudain. Les deux officiers républicains dominaient cette assemblée par le caractère imposant de leurs physionomies. Leurs longs cheveux, tirés des tempes et réunis dans une queue énorme derrière le cou, dessinaient sur leurs fronts ces lignes qui donnent tant de candeur et de noblesse à de jeunes têtes. Leurs uniformes bleus râpés, à parements rouges usés, tout, jusqu’à leurs épaulettes rejetées en arrière par les marches et qui accusaient dans toute l’armée, même chez les chefs, le manque de capotes, faisait ressortir ces deux militaires, des hommes au milieu desquels ils se trouvaient.

– Oh ! là est la nation, la liberté, se dit-elle. Puis, jetant un regard sur les royalistes :

– Et, là est un homme, un roi, des privilèges

Elle ne put se refuser à admirer la figure de Merle, tant ce gai soldat répondait complètement aux idées qu’on peut avoir de ces troupiers français, qui savent siffler un air au milieu des balles et n’oublient pas de faire un lazzi sur le camarade qui tombe mal. Gérard imposait. Grave et plein de sang-froid, il paraissait avoir une de ces âmes vraiment républicaines qui, à cette époque, se rencontrèrent en foule dans les armées françaises auxquelles des dévouements noblement obscurs imprimaient une énergie jusqu’alors inconnue.

– Voilà un de mes hommes à grandes vues, se dit mademoiselle de Verneuil. Appuyés sur le présent qu’ils dominent, ils ruinent le passé, mais au profit de l’avenir…

Cette pensée l’attrista, parce qu’elle ne se rapportait pas à son amant, vers lequel elle se tourna pour se venger, par une autre admiration, de la République qu’elle haïssait déjà. En voyant le marquis entouré de ces hommes assez hardis, assez fanatiques, assez calculateurs de l’avenir, pour attaquer une République victorieuse dans l’espoir de relever une monarchie morte, une religion mise en interdit, des princes errants et des privilèges expirés.

– Celui-ci, se dit-elle, n’a pas moins de portée que l’autre ; car, accroupi sur des décombres, il veut faire du passé, l’avenir.

Son esprit nourri d’images hésitait alors entre les jeunes et les vieilles ruines. Sa conscience lui criait bien que l’un se battait pour un homme, l’autre pour un pays ; mais elle était arrivée par le sentiment au point où l’on arrive par la raison, à reconnaître que le roi, c’est le pays.

En entendant retentir dans le salon les pas d’un homme, le marquis se leva pour aller à sa rencontre. Il reconnut le convive attendu qui, surpris de la compagnie, voulut parler ; mais le Gars déroba aux Républicains le signe qu’il lui fit pour l’engager à se taire et à prendre place au festin. A mesure que les deux officiers républicains analysaient les physionomies de leurs hôtes, les soupçons qu’ils avaient conçus d’abord renaissaient. Le vêtement ecclésiastique de l’abbé Gudin et la bizarrerie des costumes chouans éveillèrent leur prudence ; ils redoublèrent alors d’attention et découvrirent de plaisants contrastes entre les manières des convives et leurs discours. Autant le républicanisme manifesté par quelques-uns d’entre eux était exagéré, autant les façons de quelques autres étaient aristocratiques. Certains coups d’œil surpris entre le marquis et ses hôtes, certains mots à double sens imprudemment prononcés, mais surtout la ceinture de barbe dont le cou de quelques convives était garni et qu’ils cachaient assez mal dans leurs cravates, finirent par apprendre aux deux officiers une vérité qui les frappa en même temps. Ils se révélèrent leurs communes pensées par un même regard, car madame du Gua les avait habilement séparés et ils en étaient réduits au langage de leurs yeux. Leur situation commandait d’agir avec adresse, ils ne savaient s’ils étaient les maîtres du château, ou s’ils y avaient été attirés dans une embûche ; si mademoiselle de Verneuil était la dupe ou la complice de cette inexplicable aventure ; mais un événement imprévu précipita la crise, avant qu’ils pussent en connaître toute la gravité.

Le nouveau convive était un de ces hommes carrés de base comme de hauteur, dont le teint est fortement coloré, qui se penchent en arrière quand ils marchent, qui semblent déplacer beaucoup d’air autour d’eux, et croient qu’il faut à tout le monde plus d’un regard pour les voir. Malgré sa noblesse, il avait pris la vie comme une plaisanterie dont on doit tirer le meilleur parti possible ; mais, tout en s’agenouillant devant lui-même, il était bon, poli et spirituel à la manière de ces gentilshommes qui, après avoir fini leur éducation à la cour, reviennent dans leurs terres, et ne veulent jamais supposer qu’ils ont pu, au bout de vingt ans, s’y rouiller. Ces sortes de gens manquent de tact avec un aplomb imperturbable, disent spirituellement une sottise, se défient du bien avec beaucoup d’adresse, et prennent d’incroyables peines pour donner dans un piége. Lorsque par un jeu de fourchette qui annonçait un grand mangeur, il eut regagné le temps perdu, il leva les yeux sur la compagnie. Son étonnement redoubla en voyant les deux officiers, et il interrogea d’un regard madame du Gua, qui, pour toute réponse, lui montra mademoiselle de Verneuil. En apercevant la sirène dont la beauté commençait à imposer silence aux sentiments d’abord excités par madame du Gua dans l’âme des convives, le gros inconnu laissa échapper un de ces sourires impertinents et moqueurs qui semblent contenir toute une histoire graveleuse. Il se pencha à l’oreille de son voisin auquel il dit deux ou trois mots, et ces mots, qui restèrent un secret pour les officiers et pour Marie, voyagèrent d’oreille en oreille, de bouche en bouche, jusqu’au cœur de celui qu’ils devaient frapper à mort. Les chefs des Vendéens et des Chouans tournèrent leurs regards sur le marquis de Montauran avec une curiosité cruelle. Les yeux de madame du Gua allèrent du marquis à mademoiselle de Verneuil étonnée, en lançant des éclairs de joie. Les officiers inquiets se consultèrent en attendant le résultat de cette scène bizarre. Puis, en un moment, les fourchettes demeurèrent inactives dans toutes les mains, le silence régna dans la salle, et tous les regards se concentrèrent sur le Gars. Une effroyable rage éclata sur ce visage colère et sanguin, qui prit une teinte de cire. Le jeune chef se tourna vers le convive d’où ce serpenteau était parti, et d’une voix qui sembla couverte d’un crêpe :

– Mort de mon âme, comte, cela est-il vrai ? demanda-t-il.

– Sur mon honneur, répondit le comte en s’inclinant avec gravité.

Le marquis baissa les yeux un moment, et il les releva bientôt pour les reporter sur Marie, qui, attentive à ce débat, recueillit ce regard plein de mort.

– Je donnerais ma vie, dit-il à voix basse, pour me venger sur l’heure.

Madame du Gua comprit cette phrase au mouvement seul des lèvres et sourit au jeune homme, comme on sourit à un ami dont le désespoir va cesser. Le mépris général pour mademoiselle de Verneuil, peint sur toutes les figures, mit le comble à l’indignation des deux Républicains, qui se levèrent brusquement.

– Que désirez-vous, citoyens ? demanda madame du Gua.

– Nos épées, citoyenne, répondit ironiquement Gérard.

– Vous n’en avez pas besoin à table, dit le marquis froidement.

– Non, mais nous allons jouer à un jeu que vous connaissez, répondit Gérard en reparaissant. Nous nous verrons ici d’un peu plus près qu’à la Pèlerine.

L’assemblée resta stupéfaite. En ce moment une décharge faite avec un ensemble terrible pour les oreilles des deux officiers, retentit dans la cour. Les deux officiers s’élancèrent sur le perron ; là, ils virent une centaine de Chouans qui ajustaient quelques soldats survivant à leur première décharge, et qui tiraient sur eux comme sur des lièvres. Ces Bretons sortaient de la rive où Marche-à-terre les avait postés au péril de leur vie ; car, dans cette évolution et après les derniers coups de fusil, ou entendit, à travers les cris des mourants, quelques Chouans tombant dans les eaux, où ils roulèrent comme des pierres dans un gouffre. Pille-miche visait Gérard, Marche-à-terre tenait Merle en respect.

– Capitaine, dit froidement le marquis à Merle en lui répétant les paroles que le Républicain avait dites de lui, voyez-vous, les hommes sont comme les nèfles, ils mûrissent sur la paille. Et, par un geste de main, il montra l’escorte entière des Bleus couchée sur la litière ensanglantée, où les Chouans achevaient les vivants, et dépouillaient les morts avec une incroyable célérité.

– J’avais bien raison de vous dire que vos soldats n’iraient pas jusqu’à la Pèlerine, ajouta le marquis. Je crois aussi que votre tête sera pleine de plomb avant la mienne, qu’en dites-vous ?

Montauran éprouvait un horrible besoin de satisfaire sa rage. Son ironie envers le vaincu, la férocité, la perfidie même de cette exécution militaire faite sans son ordre et qu’il avouait alors, répondaient aux vœux secrets de son cœur. Dans sa fureur, il aurait voulu anéantir la France. Les Bleus égorgés, les deux officiers vivants, tous innocents du crime dont il demandait vengeance, étaient entre ses mains comme les cartes que dévore un joueur au désespoir.

– J’aime mieux périr ainsi que de triompher comme vous, dit Gérard. Puis, en voyant ses soldats nus et sanglants, il s’écria :

– Les avoir assassinés lâchement, froidement !

– Comme le fut Louis XVI, monsieur, répondit vivement le marquis.

– Monsieur, répliqua Gérard avec hauteur, il existe dans le procès d’un roi des mystères que vous ne comprendrez jamais.

– Accuser le roi ! s’écria le marquis hors de lui.

– Combattre la France ! répondit Gérard d’un ton de mépris.

– Niaiserie, dit le marquis.

– Parricide ! reprit le Républicain.

– Eh ! bien, vas-tu prendre le moment de ta mort pour te disputer ? s’écria gaiement Merle.

– C’est vrai, dit froidement Gérard en se retournant vers le marquis. Monsieur, si votre intention est de nous donner la mort, reprit-il, faites-nous au moins la grâce de nous fusiller sur-le-champ.

– Te voilà bien ! reprit le capitaine, toujours pressé d’en finir. Mais, mon ami, quand on va loin et qu’on ne pourra pas déjeuner le lendemain, on soupe.

Gérard s’élança fièrement et sans mot dire vers la muraille ; Pille-miche l’ajusta en regardant le marquis immobile, prit le silence de son chef pour un ordre, et l’adjudant-major tomba comme un arbre. Marche-à-terre courut partager cette nouvelle dépouille avec Pille-miche. Comme deux corbeaux affamés, ils eurent un débat et grognèrent sur le cadavre encore chaud.

– Si vous voulez achever de souper, capitaine, vous êtes libre de venir avec moi, dit le marquis à Merle, qu’il voulut garder pour faire des échanges.

Le capitaine rentra machinalement avec le marquis, en disant à voix basse, comme s’il s’adressait un reproche :

– C’est cette diablesse de fille qui est cause de ça. Que dira Hulot ?

– Cette fille ! s’écria le marquis d’un ton sourd. C’est donc bien décidément une fille !

Le capitaine semblait avoir tué Montauran, qui le suivait tout pâle, défait, morne, et d’un pas chancelant. Il s’était passé dans la salle à manger une autre scène qui, par l’absence du marquis, prit un caractère tellement sinistre, que Marie, se trouvant sans son protecteur, put croire à l’arrêt de mort écrit dans les yeux de sa rivale. Au bruit de la décharge, tous les convives s’étaient levés, moins madame du Gua.

– Rasseyez-vous, dit-elle, ce n’est rien, nos gens tuent les Bleus. Lorsqu’elle vit le marquis dehors, elle se leva.

– Mademoiselle que voici, s’écria-t-elle avec le calme d’une sourde rage, venait nous enlever le Gars ! Elle venait essayer de le livrer à la République.

– Depuis ce matin je l’aurais pu livrer vingt fois, et je lui ai sauvé la vie, répliqua mademoiselle de Verneuil.

Madame du Gua s’élança sur sa rivale avec la rapidité de l’éclair ; elle brisa, dans son aveugle emportement, les faibles brandebourgs du spencer de la jeune fille surprise par cette soudaine irruption, viola d’une main brutale l’asile sacré où la lettre était cachée, déchira l’étoffe, les broderies, le corset, la chemise ; puis elle profita de cette recherche pour assouvir sa jalousie, et sut froisser avec tant d’adresse et de fureur la gorge palpitante de sa rivale, qu’elle y laissa les traces sanglantes de ses ongles, en éprouvant un sombre plaisir à lui faire subir une si odieuse prostitution. Dans la faible lutte que Marie opposa à cette femme furieuse, sa capote dénouée tomba, ses cheveux rompirent leurs liens et s’échappèrent en boucles ondoyantes ; son visage rayonna de pudeur, puis deux larmes tracèrent un chemin humide et brûlant le long de ses joues et rendirent le feu de ses yeux plus vif ; enfin, le tressaillement de la honte la livra frémissante aux regards des convives. Des juges même endurcis auraient cru à son innocence en voyant sa douleur.

La haine calcule si mal, que madame du Gua ne s’aperçut pas qu’elle n’était écoutée de personne pendant que, triomphante, elle s’écriait :

– Voyez, messieurs, ai-je donc calomnié cette horrible créature ?

– Pas si horrible, dit à voix basse le gros convive auteur du désastre. J’aime prodigieusement ces horreurs-là, moi.

– Voici, reprit la cruelle Vendéenne, un ordre signé Laplace et contre-signé Dubois. A ces noms quelques personnes levèrent la tête.

– Et en voici la teneur, dit en continuant madame du Gua :

« Les citoyens commandants militaires de tout grade, administrateurs de district, les procureurs-syndics, etc. , des départements insurgés, et particulièrement ceux des localités où se trouvera le ci-devant marquis de Montauran, chef de brigands et surnommé le Gars, devront prêter secours et assistance à la citoyenne Marie Verneuil et se conformer aux ordres qu’elle pourra leur donner, chacun en ce qui le concerne, etc. »

– Une fille d’Opéra prendre un nom illustre pour le souiller de cette infamie ! ajouta-t-elle.

Un mouvement de surprise se manifesta dans l’assemblée.

– La partie n’est pas égale si la République emploie de si jolies femmes contre nous, dit gaiement le baron du Guénic.

– Surtout des filles qui ne mettent rien au jeu, répliqua madame du Gua.

– Rien ? dit Brigaut, mademoiselle a cependant un domaine qui doit lui rapporter de bien grosses rentes !

– La République aime donc bien à rire, pour nous envoyer des filles de joie en ambassade, s’écria l’abbé Gudin.

– Mais mademoiselle recherche malheureusement des plaisirs qui tuent, reprit madame du Gua avec une horrible expression de joie qui indiquait le terme de ces plaisanteries.

– Comment donc vivez-vous encore, madame ? dit la victime en se relevant après avoir réparé le désordre de sa toilette.

Cette sanglante épigramme imprima une sorte de respect pour une si fière victime et imposa silence à l’assemblée. Madame du Gua vit errer sur les lèvres des chefs un sourire dont l’ironie la mit en fureur ; et alors, sans apercevoir le marquis ni le capitaine qui survinrent :

– Pille-miche, emporte-la, dit-elle au Chouan en lui désignant mademoiselle de Verneuil, c’est ma part du butin, je te la donne, fais-en tout ce que tu voudras.

A ce mot tout prononcé par cette femme, l’assemblée entière frissonna, car les têtes hideuses de Marche-à-terre et de Pille-miche se montrèrent derrière le marquis, et le supplice apparut dans toute son horreur.

Francine debout, les mains jointes, les yeux pleins de larmes, restait comme frappée de la foudre. Mademoiselle de Verneuil, qui recouvra dans le danger toute sa présence d’esprit, jeta sur l’assemblée un regard de mépris, ressaisit la lettre que tenait madame du Gua, leva la tête, et l’œil sec, mais fulgurant, elle s’élança vers la porte où l’épée de Merle était restée. Là elle rencontra le marquis froid et immobile comme une statue. Rien ne plaidait pour elle sur ce visage dont tous les traits étaient fixes et fermes. Blessée dans son cœur, la vie lui devint odieuse. L’homme qui lui avait témoigné tant d’amour avait donc entendu les plaisanteries dont elle venait d’être accablée, et restait le témoin glacé de la prostitution qu’elle venait d’endurer lorsque les beautés qu’une femme réserve à l’amour essuyèrent tous les regards ! Peut-être aurait-elle pardonné à Montauran ses sentiments de mépris, mais elle s’indigna d’avoir été vue par lui dans une infâme situation ; elle lui lança un regard stupide et plein de haine, car elle sentit naître dans son cœur d’effroyables désirs de vengeance. En voyant la mort derrière elle, son impuissance l’étouffa. Il s’éleva dans sa tête comme un tourbillon de folie ; son sang bouillonnant lui fit voir le monde comme un incendie ; alors, au lieu de se tuer, elle saisit l’épée, la brandit sur le marquis, la lui enfonça jusqu’à la garde ; mais l’épée ayant glissé entre le bras et le flanc, le Gars arrêta Marie par le poignet et l’entraîna hors de la salle, aidé par Pille-miche, qui se jeta sur cette créature furieuse au moment où elle essaya de tuer le marquis. A ce spectacle, Francine jeta des cris perçants.

– Pierre ! Pierre ! Pierre ! s’écria-t-elle avec des accents lamentables.

Et tout en criant elle suivit sa maîtresse. Le marquis laissa l’assemblée stupéfaite, et sortit en fermant la porte de la salle. Quand il arriva sur le perron, il tenait encore le poignet de cette femme et le serrait par un mouvement convulsif, tandis que les doigts nerveux de Pille-miche en brisaient presque l’os du bras ; mais elle ne sentait que la main brûlante du jeune chef, qu’elle regarda froidement.

– Monsieur, vous me faites mal !

Pour toute réponse, il la contempla pendant un moment.

– Avez-vous donc quelque chose à venger bassement comme cette femme a fait ? dit-elle. Puis, apercevant les cadavres étendus sur la paille, elle s’écria en frissonnant :

– La foi d’un gentilhomme ! ah ! ah ! ah ! Après ce rire, qui fut affreux, elle ajouta :

– La belle journée !

– Oui, belle, répéta-t-il, et sans lendemain.

Il abandonna la main de mademoiselle de Verneuil, après avoir contemplé d’un dernier, d’un long regard, cette ravissante créature à laquelle il lui était presque impossible de renoncer. Aucun de ces deux esprits altiers ne voulut fléchir. Le marquis attendait peut-être une larme ; mais les yeux de la jeune fille restèrent secs et fiers. Il se retourna vivement en laissant à Pille-miche sa victime.

– Dieu m’entendra, marquis, je lui demanderai pour vous une belle journée sans lendemain !

Pille-miche, embarrassé d’une si belle proie, l’entraîna avec une douceur mêlée de respect et d’ironie. Le marquis poussa un soupir, rentra dans la salle, et offrit à ses hôtes un visage semblable à celui d’un mort dont les yeux n’auraient pas été fermés.

La présence du capitaine Merle était inexplicable pour les acteurs de cette tragédie ; aussi tous le contemplèrent-ils avec surprise en s’interrogeant du regard. Merle s’aperçut de l’étonnement des Chouans, et, sans sortir de son caractère, il leur dit en souriant tristement :

– Je ne crois pas, messieurs, que vous refusiez un verre de vin à un homme qui va faire sa dernière étape.

Ce fut au moment où l’assemblée était calmée par ces paroles prononcées avec une étourderie française qui devait plaire aux Vendéens, que Montauran reparut, et sa figure pâle, son regard fixe, glacèrent tous les convives.

– Vous allez voir, dit le capitaine, que le mort va mettre les vivants en train.

– Ah ! dit le marquis en laissant échapper le geste d’un homme qui s’éveille, vous voilà, mon cher conseil de guerre !

Et il lui tendit une bouteille de vin de Grave, comme pour lui verser à boire.

– Oh ! merci, citoyen marquis, je pourrais m’étourdir, voyez-vous.

A cette saillie, madame du Gua dit aux convives en souriant :

– Allons, épargnons-lui le dessert.

– Vous êtes bien cruelle dans vos vengeances, madame, répondit le capitaine, Vous oubliez mon ami assassiné, qui m’attend, et je ne manque pas à mes rendez-vous.

– Capitaine, dit alors le marquis en lui jetant son gant, vous êtes libre ! Tenez, voilà un passe-port. Les Chasseurs du Roi savent qu’on ne doit pas tuer tout le gibier.

– Va pour la vie ! répondit Merle, mais vous avez tort, je vous réponds de jouer serré avec vous, je ne vous ferai pas de grâce. Vous pouvez être très-habile, mais vous ne valez pas Gérard. Quoique votre tête ne puisse jamais me payer la sienne, il me la faudra, et je l’aurai.

– Il était donc bien pressé, reprit le marquis.

– Adieu ! je pouvais trinquer avec mes bourreaux, je ne reste pas avec les assassins de mon ami, dit le capitaine qui disparut en laissant les convives étonnés.

– Hé ! bien, messieurs, que dites-vous des échevins, des chirurgiens et des avocats qui dirigent la République ? demanda froidement le Gars.

– Par la mort-dieu, marquis, répondit le comte de Beauvan, ils sont en tout cas bien mal élevés. Celui-ci nous a fait, je crois, une impertinence.

La brusque retraite du capitaine avait un secret motif. La créature si dédaignée, si humiliée, et qui succombait peut-être en ce moment, lui avait offert dans cette scène des beautés si difficiles à oublier qu’il se disait en sortant :

– Si c’est une fille, ce n’est pas une fille ordinaire, et j’en ferai certes bien ma femme… Il désespérait si peu de la sauver des mains de ces sauvages, que sa première pensée, en ayant la vie sauve, avait été de la prendre désormais sous sa protection. Malheureusement en arrivant sur le perron, le capitaine trouva la cour déserte. Il jeta les yeux autour de lui, écouta le silence et n’entendit rien que les rires bruyants et lointains des Chouans qui buvaient dans les jardins, en partageant leur butin. Il se hasarda à tourner l’aile fatale devant laquelle ses soldats avaient été fusillés ; et, de ce coin, à la faible lueur de quelques chandelles, il distingua les différents groupes que formaient les Chasseurs du Roi. Ni Pille-miche, ni Marche-à-terre, ni la jeune fille ne s’y trouvaient ; mais en ce moment, il se sentit doucement tiré par le pan de son uniforme, se retourna et vit Francine à genoux.

– Où est-elle ? demanda-t-il.

– Je ne sais pas, Pierre m’a chassée en m’ordonnant de ne pas bouger.

– Par où sont-ils allés ?

– Par là, répondit-elle en montrant la chaussée.

Le capitaine et Francine aperçurent alors dans cette direction quelques ombres projetées sur les eaux du lac par la lumière de la lune, et reconnurent des formes féminines dont la finesse quoique indistincte leur fit battre le cœur.

– Oh ! c’est elle, dit la Bretonne.

Mademoiselle de Verneuil paraissait être debout, et résignée au milieu de quelques figures dont les mouvements accusaient un débat.

– Ils sont plusieurs, s’écria le capitaine. C’est égal, marchons !

– Vous allez vous faire tuer inutilement, dit Francine.

– Je l’ai déjà été une fois aujourd’hui, répondit-il gaiement.

Et tous deux s’acheminèrent vers le portail sombre derrière lequel la scène se passait. Au milieu de la route, Francine s’arrêta.

– Non, je n’irai pas plus loin ! s’écria-t-elle doucement, Pierre m’a dit de ne pas m’en mêler ; je le connais, nous allons tout gâter. Faites ce que vous voudrez, monsieur l’officier, mais éloignez-vous. Si Pierre vous voyait auprès de moi, il vous tuerait.

En ce moment, Pille-miche se montra hors du portail, appela le postillon resté dans l’écurie, aperçut le capitaine et s’écria en dirigeant son fusil sur lui :

– Sainte Anne d’Auray ! le recteur d’Antrain avait bien raison de nous dire que les Bleus signent des pactes avec le diable. Attends, attends, je m’en vais te faire ressusciter, moi !

– Hé ! j’ai la vie sauve, lui cria Merle en se voyant menacé. Voici le gant de ton chef.

– Oui, voilà bien les esprits, reprit le Chouan. Je ne te la donne pas, moi, la vie, Ave Maria !

Il tira. Le coup de feu atteignit à la tête le capitaine, qui tomba. Quand Francine s’approcha de Merle, elle l’entendit prononcer indistinctement ces paroles :

– J’aime encore mieux rester avec eux que de revenir sans eux, dit-il.

Le Chouan s’élança sur le Bleu pour le dépouiller en disant :

– Il y a cela de bon chez ces revenants, qu’ils ressuscitent avec leurs habits. En voyant dans la main du capitaine qui avait fait le geste de montrer le gant du Gars, cette sauve-garde sacrée, il resta stupéfait.

– Je ne voudrais pas être dans la peau du fils de ma mère, s’écria-t-il. Puis il disparut avec la rapidité d’un oiseau.

Pour comprendre cette rencontre si fatale au capitaine, il est nécessaire de suivre mademoiselle de Verneuil quand le marquis, en proie au désespoir et à la rage, l’eut quittée en l’abandonnant à Pille-miche. Francine saisit alors, par un mouvement convulsif, le bras de Marche-à-terre, et réclama, les yeux pleins de larmes, la promesse qu’il lui avait faite. A quelques pas d’eux, Pille-miche, entraînait sa victime comme s’il eût tiré après lui quelque fardeau grossier. Marie, les cheveux épars, la tête penchée, tourna les yeux vers le lac ; mais, retenue par un poignet d’acier, elle fut forcée de suivre lentement le Chouan, qui se retourna plusieurs fois pour la regarder ou pour lui faire hâter sa marche, et chaque fois une pensée joviale dessina sur cette figure un épouvantable sourire.

– Est-elle godaine ! … s’écria-t-il avec une grossière emphase.

En entendant ces mots, Francine recouvra la parole.

– Pierre ?

– Hé ! bien.

– Il va donc la tuer.

– Pas tout de suite, répondit Marche-à-terre.

– Mais elle ne se laissera pas faire, et je mourrai si elle meurt.

– Ha ! ben, tu l’aimes trop, qu’elle meure ! dit Marche-à-terre.

– Si nous sommes riches et heureux, c’est à elle que nous devrons notre bonheur ; mais qu’importe, n’as-tu pas promis de la sauver de tout malheur ?

– Je vais essayer, mais reste là, ne bouge pas.

Sur-le-champ le bras de Marche-à-terre resta libre, et Francine, en proie à la plus horrible inquiétude, attendit dans la cour. Marche-à-terre rejoignit son camarade au moment où ce dernier, après être entré dans la grange, avait contraint sa victime à monter en voiture. Pille-miche réclama le secours de son compagnon pour sortir la calèche.

– Que veux-tu faire de tout cela, lui demanda Marche-à-terre.

Ben ! la grande garce m’a donné la femme, et tout ce qui est à elle est à .

– Bon pour la voiture, tu en feras des sous ; mais la femme ? elle te sautera au visage comme un chat.

Pille-miche partit d’un éclat de rire bruyant et répondit :

– Quien, je l’emporte itou chez , je l’attacherai.

– Hé ! ben, attelons les chevaux, dit Marche-à-terre.

Un moment après, Marche-à-terre, qui avait laissé son camarade gardant sa proie, mena la calèche hors du portail, sur la chaussée, et Pille-miche monta près de mademoiselle de Verneuil, sans s’apercevoir qu’elle prenait son élan pour se précipiter dans l’étang.

– Ho ! Pille-miche, cria Marche-à-terre.

– Quoi ?

– Je t’achète tout ton butin.

– Gausses tu, demanda le Chouan en tirant sa prisonnière par les jupons comme un boucher ferait d’un veau qui s’échappe.

– Laisse-la moi voir, je te dirai un prix.

L’infortunée fut contrainte de descendre et demeura entre les deux Chouans, qui la tinrent chacun par une main, en la contemplant comme les deux vieillards durent regarder Suzanne dans son bain.

– Veux-tu, dit Marche-à-terre en poussant un soupir, veux-tu cinquante livres de bonne rente ?

Ben vrai.

– Tope, lui dit Marche-à-terre en lui tendant la main.

– Oh ! je tope, il y a de quoi avoir des Bretonnes avec ça, et des godaines ! Mais la voiture, à qui qué serat : reprit Pille-miche en se ravisant.

– A moi, s’écria Marche-à-terre d’un son de voix terrible qui annonça l’espèce de supériorité que son caractère féroce lui donnait sur tous ses compagnons.

– Mais s’il y avait de l’or dans la voiture ?

– N’as-tu pas topé ?

– Oui, j’ai topé.

– Eh ! bien, va chercher le postillon qui est garrotté dans l’écurie.

– Mais s’il y avait de l’or dans…

– Y en a-t-il ? demanda brutalement Marche-à-terre à Marie en lui secouant le bras.

– J’ai une centaine d’écus, répondit mademoiselle de Verneuil. A ces mots les deux Chouans se regardèrent.

– Eh ! mon bon ami, ne nous brouillons pas pour une Bleue, dit Pille-miche à l’oreille de Marche-à-terre, boutons-la dans l’étang avec une pierre au cou, et partageons les cent écus.

– Je te donne les cent écus dans ma part de la rançon de d’Orgemont, s’écria Marche-à-terre en étouffant un grognement causé par ce sacrifice.

Pille-miche poussa une espèce de cri rauque, alla chercher le postillon, et sa joie porta malheur au capitaine qu’il rencontra. En entendant le coup de feu, Marche-à-terre s’élança vivement à l’endroit où Francine, encore épouvantée, priait à genoux, les mains jointes auprès du pauvre capitaine, tant le spectacle d’un meurtre l’avait vivement frappée.

– Cours à ta maîtresse, lui dit brusquement le Chouan, elle est sauvée !

Il courut chercher lui-même le postillon, revint avec la rapidité de l’éclair, et, en passant de nouveau devant le corps de Merle, il aperçut le gant du Gars que la main morte serrait convulsivement encore.

– Oh ! oh ! s’écria-t-il, Pille-miche a fait là un traître coup ! Il n’est pas sûr de vivre de ses rentes.

Il arracha le gant et dit à mademoiselle de Verneuil, qui s’était déjà placée dans la calèche avec Francine :

– Tenez, prenez ce gant. Si dans la route nos hommes vous attaquaient, criez :

– Oh ! le Gars ! Montrez ce passeport-là, rien de mal ne vous arrivera.

– Francine, dit-il en se tournant vers elle et lui saisissant fortement la main, nous sommes quittes avec cette femme-là, viens avec moi et que le diable l’emporte.

– Tu veux que je l’abandonne en ce moment ! répondit Francine d’une voix douloureuse.

Marche-à-terre se gratta l’oreille et le front ; puis, il leva la tête, et fit voir des yeux armés d’une expression féroce :

– C’est juste, dit-il. Je te laisse à elle huit jours ; si passé ce terme, tu ne viens pas avec moi… Il n’acheta pas, mais il donna un violent coup du plat de sa main sur l’embouchure de sa carabine. Après avoir fait le geste d’ajuster sa maîtresse, il s’échappa sans vouloir entendre de réponse.

Aussitôt que le Chouan fut parti, une voix qui semblait sortir de l’étang cria sourdement :

– Madame, madame.

Le postillon et les deux femmes tressaillirent d’horreur, car quelques cadavres avaient flotté jusque-là. Un Bleu caché derrière un arbre se montra.

– Laissez-moi monter sur la giberne de votre fourgon, ou je suis un homme mort. Le damné verre de cidre que La-clef-des-cœurs a voulu boire a coûté plus d’une pinte de sang ! s’il m’avait imité et fait sa ronde, les pauvres camarades ne seraient pas là, flottant comme des galiotes.

Pendant que ces événements se passaient au dehors, les chefs envoyés de la Vendée et ceux des Chouans délibéraient, le verre à la main, sous la présidence du marquis de Montauran. De fréquentes libations de vin de Bordeaux animèrent cette discussion, qui devint importante et grave à la fin du repas. Au dessert, au moment où la ligne commune des opérations militaires était décidée, les royalistes portèrent une santé aux Bourbons. Là, le coup de feu de Pille-miche retentit comme un écho de la guerre désastreuse que ces gais et ces nobles conspirateurs voulaient faire à la République. Madame du Gua tressaillit ; et, au mouvement que lui causa le plaisir de se savoir débarrassée de sa rivale, les convives se regardèrent en silence. Le marquis se leva de table et sortit.

– Il l’aimait pourtant ! dit ironiquement madame du Gua. Allez donc lui tenir compagnie, monsieur de Fontaine, il sera ennuyeux comme les mouches, si on lui laisse broyer du noir.

Elle alla à la fenêtre qui donnait sur la cour, pour tâcher de voir le cadavre de Marie. De là, elle put distinguer, aux derniers rayons de la lune qui se couchait, la calèche gravissant l’avenue de pommiers avec une célérité incroyable. Le voile de mademoiselle de Verneuil, emporté par le vent, flottait hors de la calèche. A cet aspect, madame du Gua furieuse quitta l’assemblée. Le marquis, appuyé sur le perron et plongé dans une sombre méditation, contemplait cent cinquante Chouans environ qui, après avoir procédé dans les jardins au partage du butin, étaient revenus achever la pièce de cidre et le pain promis aux Bleus. Ces soldats de nouvelle espèce et sur lesquels se fondaient les espérances de la monarchie, buvaient par groupes, tandis que, sur la berge qui faisait face au perron, sept ou huit d’entre eux s’amusaient à lancer dans les eaux les cadavres des Bleus auxquels ils attachaient des pierres. Ce spectacle, joint aux différents tableaux que présentaient les bizarres costumes et les sauvages expressions de ces gars insouciants et barbares, était si extraordinaire et si nouveau pour monsieur de Fontaine, à qui les troupes vendéennes avaient offert quelque chose de noble et de régulier, qu’il saisit cette occasion pour dire au marquis de Montauran :

– Qu’espérez-vous pouvoir faire avec de semblables bêtes ?

– Pas grand’chose, n’est-ce pas, cher comte ! répondit le Gars.

– Sauront-ils jamais manœuvrer en présence des Républicains ?

– Jamais.

– Pourront-ils seulement comprendre et exécuter vos ordres ?

– Jamais.

– A quoi donc vous seront-ils bons ?

– A plonger mon épée dans le ventre de la République, reprit le marquis d’une voix tonnante, à me donner Fougères en trois jours et toute la Bretagne en dix ! Allez, monsieur, dit-il d’une voix plus douce, partez pour la Vendée ; que d’Autichamp, Suzannet, l’abbé Bernier marchent seulement aussi rapidement que moi ; qu’ils ne traitent pas avec le premier Consul, comme on me le fait craindre (là il serra fortement la main du Vendéen), nous serons alors dans vingt jours à trente lieues de Paris.

– Mais la République envoie contre nous soixante mille hommes et le général Brune.

– Soixante mille hommes ! vraiment ? reprit le marquis avec un rire moqueur. Et avec quoi Bonaparte ferait-il la campagne d’Italie ? Quant au général Brune, il ne viendra pas, Bonaparte l’a dirigé contre les Anglais en Hollande, et le général Hédouville, l’ami de notre ami Barras, le remplace ici. Me comprenez-vous ?

En l’entendant parler ainsi, M. de Fontaine regarda le marquis de Montauran d’un air fin et spirituel qui semblait lui reprocher de ne pas comprendre lui-même le sens des paroles mystérieuses qui lui étaient adressées. Les deux gentilshommes s’entendirent alors parfaitement, mais le jeune chef répondit avec un indéfinissable sourire aux pensées qu’ils s’exprimèrent des yeux :

– Monsieur de Fontaine, connaissez-vous mes armes ? ma devise est : Persévérer jusqu’à la mort.

Le comte de Fontaine prit la main de Montauran et la lui serra en disant :

– J’ai été laissé pour mort aux Quatre-Chemins, ainsi vous ne doutez pas de moi ; mais croyez à mon expérience, les temps sont changés.

– Oh ! oui, dit La Billardière, qui survint. Vous êtes jeune, marquis, écoutez-moi ? vos biens n’ont pas tous été vendus…

– Ah ! concevez-vous le dévouement sans sacrifice ! dit Montauran.

– Connaissez-vous bien le Roi ? dit La Billardière.

– Oui !

– Je vous admire.

– Le Roi, répondit le jeune chef, c’est le prêtre, et je me bats pour la Foi !

Ils se séparèrent, le Vendéen convaincu de la nécessité de se résigner aux événements en gardant sa foi dans son cœur, La Billardière pour retourner en Angleterre, Montauran pour combattre avec acharnement et forcer par les triomphes qu’il rêvait les Vendéens à coopérer à son entreprise.

Ces événements avaient excité tant d’émotions dans l’âme de mademoiselle de Verneuil, qu’elle se pencha tout abattue, et comme morte, au fond de la voiture, en donnant l’ordre d’aller à Fougères. Francine imita le silence de sa maîtresse. Le postillon, qui craignit quelque nouvelle aventure, se hâta de gagner la grande route, et arriva bientôt au sommet de la Pèlerine.

Marie de Verneuil traversa, dans le brouillard épais et blanchâtre du matin, la belle et large vallée du Couësnon, où cette histoire a commencé, et entrevit à peine, du haut de la Pèlerine, le rocher de schiste sur lequel est bâtie la ville de Fougères. Les trois voyageurs en étaient encore séparés d’environ deux lieues. En se sentant transie de froid, mademoiselle de Verneuil pensa au pauvre fantassin qui se trouvait derrière la voiture, et voulut absolument, malgré ses refus, qu’il montât près de Francine. La vue de Fougères la tira pour un moment de ses réflexions. D’ailleurs, le poste placé à la porte Saint-Léonard ayant refusé l’entrée de la ville à des inconnus, elle fut obligée d’exhiber sa lettre ministérielle ; elle se vit alors à l’abri de toute entreprise hostile en entrant dans cette place, dont, pour le moment, les habitants étaient les seuls défenseurs. Le postillon ne lui trouva pas d’autre asile que l’auberge de la Poste.

– Madame, dit le Bleu qu’elle avait sauvé, si vous avez jamais besoin d’administrer un coup de sabre à un particulier, ma vie est à vous. Je suis bon là. Je me nomme Jean Falcon, dit Beau-pied, sergent à la première compagnie des lapins de Hulot, soixante-douzième demi-brigade, surnommée la Mayençaise. Faites excuse de ma condescendance et de ma vanité ; mais je ne puis vous offrir que l’âme d’un sergent, je n’ai que ça, pour le quart d’heure, à votre service.

Il tourna sur ses talons et s’en alla en sifflant.

– Plus bas on descend dans la société, dit amèrement Marie, plus on y trouve de sentiments généreux sans ostentation. Un marquis me donne la mort pour la vie, et un sergent… Enfin, laissons cela.

Lorsque la belle Parisienne fut couchée dans un lit bien chaud, sa fidèle Francine attendit en vain le mot affectueux auquel elle était habituée ; mais en la voyant inquiète et debout, sa maîtresse fit un signe empreint de tristesse.

– On nomme cela une journée, Francine, dit-elle. Je suis de dix ans plus vieille.

Le lendemain matin, à son lever, Corentin se présenta pour voir Marie, qui lui permit d’entrer.

– Francine, dit-elle, mon malheur est donc immense, la vue de Corentin ne m’est pas trop désagréable.

Néanmoins, en revoyant cet homme, elle éprouva pour la millième fois une répugnance instinctive que deux ans de connaissance n’avaient pu adoucir.

– Eh ! bien, dit-il en souriant, j’ai cru à la réussite. Ce n’était donc pas lui que vous teniez ?

– Corentin, répondit-elle avec une lente expression de douleur, ne me parlez de cette affaire que quand j’en parlerai moi-même.

Cet homme se promena dans la chambre et jeta sur mademoiselle de Verneuil des regards obliques, en essayant de deviner les pensées secrètes de cette singulière fille, dont le coup d’œil avait assez de portée pour déconcerter, par instants, les hommes les plus habiles.

– J’ai prévu cet échec, reprit-il après un moment de silence. S’il vous plaisait d’établir votre quartier général dans cette ville, j’ai déjà pris des informations. Nous sommes au cœur de la chouannerie. Voulez-vous y rester ? Elle répondit par un signe de tête affirmatif qui donna lieu à Corentin d’établir des conjectures, en partie vraies, sur les événements de la veille.

– J’ai loué pour vous une maison nationale invendue. Ils sont bien peu avancés dans ce pays-ci. Personne n’a osé acheter cette baraque, parce qu’elle appartient à un émigré qui passe pour brutal. Elle est située auprès de l’église Saint-Léonard ; et ma paole d’hôneur, on y jouit d’une vue ravissante. On peut tirer parti de ce chenil, il est logeable, voulez-vous y venir ?

– A l’instant, s’écria-t-elle.

– Mais il me faut encore quelques heures pour y mettre de l’ordre et de la propreté, afin que vous y trouviez tout à votre goût.

– Qu’importe, dit-elle, j’habiterais un cloître, une prison sans peine. Néanmoins, faites en sorte que, ce soir, je puisse y reposer dans la plus profonde solitude. Allez, laissez-moi. Votre présence m’est insupportable. Je veux rester seule avec Francine, je m’entendrai mieux avec elle qu’avec moi même peut-être… Adieu. Allez ! allez donc.

Ces paroles, prononcées avec volubilité, et tour à tour empreintes de coquetterie, de despotisme ou de passion, annoncèrent en elle une tranquillité parfaite. Le sommeil avait sans doute lentement classé les impressions de la journée précédente, et la réflexion lui avait conseillé la vengeance. Si quelques sombres expressions se peignaient encore parfois sur son visage, elles semblaient attester la faculté que possèdent certaines femmes d’ensevelir dans leur âme les sentiments les plus exaltés, et cette dissimulation qui leur permet de sourire avec grâce en calculant la perte de leur victime. Elle demeura seule occupée à chercher comment elle pourrait amener entre ses mains le marquis tout vivant. Pour la première fois, cette femme avait vécu selon ses désirs ; mais, de cette vie, il ne lui restait qu’un sentiment, celui de la vengeance, d’une vengeance infinie, complète. C’était sa seule pensée, son unique passion. Les paroles et les attentions de Francine trouvèrent Marie muette, elle sembla dormir les yeux ouverts ; et cette longue journée s’écoula sans qu’un geste ou une action indiquassent cette vie extérieure qui rend témoignage de nos pensées. Elle resta couchée sur une ottomane qu’elle avait faite avec des chaises et des oreillers. Le soir, seulement, elle laissa tomber négligemment ces mots, en regardant Francine.

– Mon enfant, j’ai compris hier qu’on vécût pour aimer, et je comprends aujourd’hui qu’on puisse mourir pour se venger. Oui, pour l’aller chercher là où il sera, pour de nouveau le rencontrer, le séduire et l’avoir à moi, je donnerais ma vie ; mais si je n’ai pas, dans peu de jours, sous mes pieds, humble et soumis, cet homme qui m’a méprisée, si je n’en fais pas mon valet ; mais je serai au-dessous de tout, je ne serai plus une femme, je ne serai plus moi ! …

La maison que Corentin avait proposée à mademoiselle de Verneuil lui offrit assez de ressources pour satisfaire le goût de luxe et d’élégance inné dans cette fille ; il rassembla tout ce qu’il savait devoir lui plaire avec l’empressement d’un amant pour sa maîtresse, ou mieux encore avec la servilité d’un homme puissant qui cherche à courtiser quelque subalterne dont il a besoin. Le lendemain il vint proposer à mademoiselle de Verneuil de se rendre à cet hôtel improvisé.

Bien qu’elle ne fît que passer de sa mauvaise ottomane sur un antique sopha que Corentin avait su lui trouver, la fantasque Parisienne prit possession de cette maison comme d’une chose qui lui aurait appartenu. Ce fut une insouciance royale pour tout ce qu’elle y vit, une sympathie soudaine pour les moindres meubles qu’elle s’appropria tout à coup comme s’ils lui eussent été connus depuis longtemps ; détails vulgaires, mais qui ne sont pas indifférents à la peinture de ces caractères exceptionnels. Il semblait qu’un rêve l’eût familiarisée par avance avec cette demeure où elle vécut de sa haine comme elle y aurait vécu de son amour.

– Je n’ai pas du moins, se disait-elle, excité en lui cette insultante pitié qui tue, je ne lui dois pas la vie. O mon premier, mon seul et mon dernier amour, quel dénoûment ! Elle s’élança d’un bond sur Francine effrayée :

– Aimes-tu ? Oh ? oui, tu aimes, je m’en souviens. Ah ! je suis bien heureuse d’avoir auprès de moi une femme qui me comprenne. Eh ! bien, ma pauvre Francette, l’homme ne te semble-t-il pas une effroyable créature ? Hein, il disait m’aimer, et il n’a pas résisté à la plus légère des épreuves. Mais si le monde entier l’avait repoussé, pour lui mon âme eût été un asile ; si l’univers l’avait accusé, je l’aurais défendu. Autrefois, je voyais le monde rempli d’êtres qui allaient et venaient, ils ne m’étaient qu’indifférents ; le monde était triste et non pas horrible ; mais maintenant, qu’est le monde sans lui ? Il va donc vivre sans que je sois près de lui, sans que je le voie, que je lui parle, que je le sente, que je le tienne, que je le serre… Ah ! je l’égorgerai plutôt moi-même dans son sommeil.

Francine épouvantée la contempla un moment en silence.

– Tuer celui qu’on aime ? … dit-elle d’une voix douce.

– Ah ! certes, quand il n’aime plus.

Mais après ces épouvantables paroles elle se cacha le visage dans ses mains, se rassit et garda le silence.

Le lendemain, un homme se présenta brusquement devant elle sans être annoncé. Il avait un visage sévère. C’était Hulot. Elle leva les yeux et frémit.

– Vous venez, dit-elle, me demander compte de vos amis ? Ils sont morts.

– Je le sais, répondit-il. Ce n’est pas au service de la République.

– Pour moi et par moi, reprit-elle. Vous allez me parler de la patrie ! La patrie rend-elle la vie à ceux qui meurent pour elle, les venge-t-elle seulement ? Moi, je les vengerai, s’écria-t-elle. Les lugubres images de la catastrophe dont elle avait été la victime s’étant tout à coup développées à son imagination, cet être gracieux qui mettait la pudeur en premier dans les artifices de la femme, eut un mouvement de folie et marcha d’un pas saccadé vers le commandant stupéfait.

– Pour quelques soldats égorgés, j’amènerai sons la hache de vos échafauds une tête qui vaut des milliers de têtes, dit-elle. Les femmes font rarement la guerre, mais vous pourrez, quelque vieux que vous soyez, apprendre à mon école de bons stratagèmes. Je livrerai à vos baïonnettes une famille entière : ses aïeux et lui, son avenir, son passé. Autant j’ai été bonne et vraie pour lui, autant je serai perfide et fausse. Oui, commandant, je veux l’amener dans mon lit ; ce chef en sortira pour marcher à la mort. C’est cela, je n’aurai jamais de rivale… Il a prononcé pardieu lui-même son arrêt : un jour sans lendemain ! Votre République et moi nous serons vengées. La République ! reprit-elle d’une voix dont les intonations bizarres effrayèrent Hulot, mais il mourra donc pour avoir porté les armes contre son pays ? La France me volerait donc ma vengeance ! Ah ! qu’une vie est peu de chose, une mort n’expie qu’un crime ! Mais s’il n’a qu’une tête à donner, j’aurai une nuit pour lui faire penser qu’il perd plus d’une vie. Sur toute chose, commandant, vous qui le tuerez (elle laissa échapper un soupir), faites en sorte que rien ne trahisse ma trahison, et qu’il meure convaincu de ma fidélité. Je ne vous demande que cela. Qu’il ne voie que moi, moi et mes caresses !

Là, elle se tut ; mais à travers la pourpre de son visage, Hulot et Corentin s’aperçurent que la colère et le délire n’étouffaient pas entièrement la pudeur. Marie frissonna violemment en disant les derniers mots ; elle les écouta de nouveau comme si elle eût douté de les avoir prononcés, et tressaillit naïvement en faisant les gestes involontaires d’une femme à laquelle un voile échappe.

– Mais vous l’avez eu entre les mains, dit Corentin.

– Probablement, répondit-elle avec amertume.

– Pourquoi m’avoir arrêté quand je le tenais, reprit Hulot.

– Eh ! commandant, nous ne savions pas que ce serait lui. Tout à coup, cette femme agitée, qui se promenait à pas précipités en jetant des regards dévorants aux deux spectateurs de cet orage, se calma.

– Je ne me reconnais pas, dit-elle d’un ton d’homme. Pourquoi parler, il faut l’aller chercher !

– L’aller chercher, dit Hulot ; mais, ma chère enfant, prenez y garde, nous ne sommes pas maîtres des campagnes, et, si vous vous hasardiez à sortir de la ville, vous seriez prise ou tuée à cent pas.

– Il n’y a jamais de dangers pour ceux qui veulent se venger, répondit-elle en faisant un geste de dédain pour bannir de sa présence ces deux hommes qu’elle avait honte de voir.

– Quelle femme ! s’écria Hulot en se retirant avec Corentin. Quelle idée ils ont eue à Paris, ces gens de police ! Mais elle ne nous le livrera jamais, ajouta-t-il en hochant la tête.

– Oh ! si ! répliqua Corentin.

– Ne voyez-vous pas qu’elle l’aime ? reprit Hulot.

– C’est précisément pour cela. D’ailleurs, dit Corentin en regardant le commandant étonné, je suis là pour l’empêcher de faire des sottises, car, selon moi, camarade, il n’y a pas d’amour qui vaille trois cent mille francs.

Quand ce diplomate de l’intérieur quitta le soldat, ce dernier le suivit des yeux ; et, lorsqu’il n’entendit plus le bruit de ses pas, il poussa un soupir en se disant à lui-même :

– Il y a donc quelquefois du bonheur à n’être qu’une bête comme moi ! Tonnerre de Dieu, si je rencontre le Gars, nous nous battrons corps à corps, ou je ne me nomme pas Hulot, car si ce renard-là me l’amenait à juger, maintenant qu’ils ont créé des conseils de guerre, je croirais ma conscience aussi sale que la chemise d’un jeune troupier qui entend le feu pour la première fois.

Le massacre de la Vivetière et le désir de venger ses deux amis avaient autant contribué à faire reprendre à Hulot le commandement de sa demi-brigade, que la réponse par laquelle un nouveau ministre, Berthier, lui déclarait que sa démission n’était pas acceptable dans les circonstances présentes. A la dépêche ministérielle était jointe une lettre confidentielle où, sans l’instruire de la mission dont était chargée mademoiselle de Verneuil, il lui écrivait que cet incident, complètement en dehors de la guerre, n’en devait pas arrêter les opérations. La participation des chefs militaires devait, disait-il, se borner, dans cette affaire, à seconder cette honorable citoyenne, s’il y avait lieu. En apprenant par ses rapports que les mouvements des Chouans annonçaient une concentration de leurs forces vers Fougères, Hulot avait secrètement ramené, par une marche forcée, deux bataillons de sa demi-brigade sur cette place importante. Le danger de la patrie, la haine de l’aristocratie, dont les partisans menaçaient une étendue de pays considérable, l’amitié, tout avait contribué à rendre au vieux militaire le feu de sa jeunesse.

– Voilà donc cette vie que je désirais, s’écria mademoiselle de Verneuil quand elle se trouva seule avec Francine, quelque rapides que soient les heures, elles sont pour moi comme des siècles de pensées.

Elle prit tout à coup la main de Francine, et sa voix, comme celle du premier rouge-gorge qui chante après l’orage, laissa échapper lentement ces paroles :

– J’ai beau faire, mon enfant, je vois toujours ces deux lèvres délicieuses, ce menton court et légèrement relevé, ces yeux de feu, et j’entends encore le hue !

– du postillon. Enfin, je rêve… et pourquoi donc tant de haine au réveil ?

Elle poussa un long soupir, se leva ; puis, pour la première fois, elle se mit à regarder le pays livré à la guerre civile par ce cruel gentilhomme qu’elle voulait attaquer, à elle seule. Séduite par la vue du paysage, elle sortit pour respirer plus à l’aise sous le ciel, et si elle suivit son chemin à l’aventure, elle fut certes conduite vers la Promenade de la ville par ce maléfice de notre âme qui nous fait chercher des espérances dans l’absurde. Les pensées conçues sous l’empire de ce charme se réalisent souvent ; mais on en attribue alors la prévision à cette puissance appelée le pressentiment ; pouvoir inexpliqué, mais réel, que les passions trouvent toujours complaisant comme un flatteur qui, à travers ses mensonges, dit parfois la vérité.

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