XCI.

Le grand écueil est le ridicule. — Au moins aimons-nous en public ! doit être l’axiome d’un ménage. C’est trop perdre que de perdre tous deux l’honneur, l’estime, la considération, le respect, tout comme il vous plaira de nommer ce je ne sais quoi social.

Ces axiomes ne concernent encore que la lutte. Quant à la catastrophe elle aura les siens.

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Nous avons nommé cette crise guerre civile par deux raisons : jamais guerre ne fut plus intestine et en même temps plus polie que celle-là. Mais où et comment éclatera-t-elle cette fatale guerre ?

Hé ! croyez-vous que votre femme aura des régiments et sonnera de la trompette ? Elle aura peut-être un officier, voilà tout. Et ce faible corps d’armée suffira pour détruire la paix de votre ménage.

— Vous m’empêchez de voir ceux qui me plaisent ! est un exorde qui a servi de manifeste dans la plupart des ménages. Cette phrase et toutes les idées qu’elle traîne à sa suite, est la formule employée le plus souvent par des femmes vaines et artificieuses.

Le manifeste le plus général est celui qui se proclame au lit conjugal, principal théâtre de la guerre. Cette question sera traitée particulièrement dans la Méditation intitulée : Des différentes armes, au paragraphe : de la pudeur dans ses rapports avec le mariage.

Quelques femmes lymphatiques affecteront d’avoir le spleen, et feront les mortes pour obtenir les bénéfices d’un secret divorce.

Mais presque toutes doivent leur indépendance à un plan dont l’effet est infaillible sur la plupart des maris et dont nous allons trahir les perfidies.

Une des plus grandes erreurs humaines consiste dans cette croyance que notre honneur et notre réputation s’établissent par nos actes, ou résultent de l’approbation que la conscience donne à notre conduite. Un homme qui vit dans le monde est né l’esclave de l’opinion publique. Or un homme privé a, en France, bien moins d’action que sa femme sur le monde, il ne tient qu’à celle-ci de le ridiculiser. Les femmes possèdent à merveille le talent de colorer par des raisons spécieuses les récriminations qu’elles se permettent de faire. Elles ne défendent jamais que leurs torts, et c’est un art dans lequel elles excellent, sachant opposer des autorités aux raisonnements, des assertions aux preuves, et remporter souvent de petits succès de détail. Elles se devinent et se comprennent admirablement quand l’une d’elles présente à une autre une arme qu’il lui est interdit d’affiler. C’est ainsi qu’elles perdent un mari quelquefois sans le vouloir. Elles apportent l’allumette, et, long-temps après, elles sont effrayées de l’incendie.

En général, toutes les femmes se liguent contre un homme marié accusé de tyrannie ; car il existe un lien secret entre elles, comme entre tous les prêtres d’une même religion. Elles se haïssent, mais elles se protégent. Vous n’en pourriez jamais gagner qu’une seule ; et encore pour votre femme, cette séduction serait un triomphe.

Vous êtes alors mis au ban de l’empire féminin. Vous trouvez des sourires d’ironie sur toutes les lèvres, vous rencontrez des épigrammes dans toutes les réponses. Ces spirituelles créatures forgent des poignards en s’amusant à en sculpter le manche avant de vous frapper avec grâce.

L’art perfide des réticences, les malices du silence, la méchanceté des suppositions, la faussé bonhomie d’une demande, tout est employé contre vous. Un homme qui prétend maintenir sa femme sous le joug est d’un trop dangereux exemple, pour qu’elles ne le détruisent pas ; sa conduite ne ferait-elle pas la satire de tous les maris ? Aussi, toutes vous attaquent-elles soit par d’amères plaisanteries, soit par des arguments sérieux ou par les maximes banales de la galanterie. Un essaim de célibataires appuie toutes leurs tentatives, et vous êtes assailli, poursuivi comme un original, comme un tyran, comme un mauvais coucheur, comme un homme bizarre, comme un homme dont il faut se défier.

Votre femme vous défend à la manière de l’ours dans la fable de La Fontaine : elle vous jette des pavés à la tête pour chasser les mouches qui s’y posent. Elle vous raconte, le soir, tous les propos qu’elle a entendu tenir sur vous, et vous demandera compte d’actions que vous n’aurez point faites, de discours que vous n’aurez pas tenus. Elle vous aura justifié de délits prétendus ; elle se sera vantée d’avoir une liberté qu’elle n’a pas, pour vous disculper du tort que vous avez de ne pas la laisser libre. L’immense crécelle que votre femme agite vous poursuivra partout de son bruit importun. Votre chère amie vous étourdira, vous tourmentera et s’amusera à ne vous faire sentir que les épines du mariage. Elle vous accueillera d’un air très-riant dans le monde, et sera très-revêche à la maison. Elle aura de l’humeur quand vous serez gai, et vous impatientera de sa joie quand vous serez triste. Vos deux visages formeront une antithèse perpétuelle.

Peu d’hommes ont assez de force pour résister à cette première comédie, toujours habilement jouée, et qui ressemble au hourra que jettent les Cosaques en marchant au combat. Certains maris se fâchent et se donnent des torts irréparables. D’autres abandonnent leurs femmes. Enfin quelques intelligences supérieures ne savent même pas toujours manier la baguette enchantée qui doit dissiper cette fantasmagorie féminine.

Les deux tiers des femmes savent conquérir leur indépendance par cette seule manœuvre, qui n’est en quelque sorte que la revue de leurs forces. La guerre est ainsi bientôt terminée.

Mais un homme puissant, qui a le courage de conserver son sang-froid au milieu de ce premier assaut, peut s’amuser beaucoup en dévoilant à sa femme, par des railleries spirituelles, les sentiments secrets qui la font agir, en la suivant pas à pas dans le labyrinthe où elle s’engage, en lui disant à chaque parole qu’elle se ment à elle-même, en ne quittant jamais le ton de la plaisanterie, et en ne s’emportant pas.

Cependant la guerre est déclarée ; et si un mari n’a pas été ébloui par ce premier feu d’artifice, une femme a pour assurer son triomphe bien d’autres ressources que les Méditations suivantes vont dévoiler.

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