Louise de L..., fille d’un officier tué à Wagram, avait été l’objet d’une protection spéciale de la part de Napoléon. Elle sortit d’Écouen pour épouser un commissaire ordonnateur fort riche, M. le baron V.
Louise avait dix-huit ans, et le baron quarante. Elle était d’une figure très-ordinaire, et son teint ne pouvait pas être cité pour sa blancheur ; mais elle avait une taille charmante, de beaux yeux, un petit pied, une belle main, le sentiment du goût, et beaucoup d’esprit. Le baron, usé par les fatigues de la guerre, et plus encore par les excès d’une jeunesse fougueuse, avait un de ces visages sur lesquels la république, le directoire, le consulat et l’empire semblaient avoir laissé leurs idées.
Il devint si amoureux de sa femme, qu’il sollicita de l’empereur et en obtint une place à Paris, afin de pouvoir veiller sur son trésor. Il fut jaloux comme le comte Almaviva, encore plus par vanité que par amour. La jeune orpheline ayant épousé son mari par nécessité, s’était flattée d’avoir quelque empire sur un homme beaucoup plus âgé qu’elle, elle en attendait des égards et des soins ; mais sa délicatesse fut froissée dès les premiers jours de leur mariage par toutes les habitudes et les idées d’un homme dont les mœurs se ressentaient de la licence républicaine. C’était un prédestiné.
Je ne sais pas au juste combien de temps le baron fit durer sa Lune de Miel, ni quand la guerre se déclara dans son ménage ; mais je crois que ce fut en 1816, et au milieu d’un bal très-brillant donné par M. D..., munitionnaire général, que le commissaire-ordonnateur, devenu intendant militaire, admira la jolie madame B., la femme d’un banquier, et la regarda beaucoup plus amoureusement qu’un homme marié n’aurait dû se le permettre.
Sur les deux heures du matin, il se trouva que le banquier, ennuyé d’attendre, était parti, laissant sa femme au bal.
— Mais nous allons te reconduire chez toi, dit la baronne à madame B... — Monsieur V., offrez donc la main à Émilie !...
Et voilà l’intendant assis dans sa voiture auprès d’une femme qui, pendant toute la soirée, avait recueilli, dédaigné mille hommages, et dont il avait espéré, mais en vain, un seul regard. Elle était là brillante de jeunesse et de beauté, laissant voir les plus blanches épaules, les plus ravissants contours. Sa figure, encore émue des plaisirs de la soirée, semblait rivaliser d’éclat avec le satin de sa robe, ses yeux, avec le feu des diamants, et son teint, avec la blancheur douce de quelques marabouts qui, mariés à ses cheveux, faisaient ressortir l’ébène des tresses et les spirales des boucles capricieuses de sa coiffure. Sa voix pénétrante remuait les fibres les plus insensibles du cœur. Enfin elle réveillait si puissamment l’amour que Robert d’Arbrissel eût peut-être succombé.
Le baron regarda sa femme qui, fatiguée, dormait dans un des coins du coupé. Il compara, malgré lui, la toilette de Louise à celle d’Émilie. Or dans ces sortes d’occasions la présence de notre femme aiguillonne singulièrement les désirs implacables d’un amour défendu. Aussi les regards du baron, alternativement portés sur sa femme et sur son amie, étaient-ils faciles à interpréter, et madame B... les interpréta.
— Elle est accablée, cette pauvre Louise !... dit-elle. Le monde ne lui va pas, elle a des goûts simples. À Écouen, elle lisait toujours...
— Et vous, qu’y faisiez-vous ?...
— Moi !... monsieur, oh ! je ne pensais qu’à jouer la comédie. C’était ma passion !...
— Mais pourquoi voyez-vous si rarement madame de V... Nous avons une campagne à Saint-Prix, où nous aurions pu jouer ensemble la comédie sur un petit théâtre que j’y ai fait construire.
— Si je n’ai pas vu madame V..., à qui la faute ? répondit-elle. Vous êtes si jaloux que vous ne la laissez libre ni d’aller chez ses amies, ni de les recevoir.
— Moi jaloux !... s’écria M. de V... Après quatre ans de mariage, et après avoir eu trois enfants !...
— Chut !... dit Émilie, en donnant un coup d’éventail sur les doigts du baron, Louise ne dort pas !...
La voiture s’arrêta, et l’intendant offrit la main à la belle amie de sa femme pour l’aider à descendre.
— J’espère, dit madame B..., que vous n’empêcherez pas Louise de venir au bal que je donne cette semaine.
Le baron s’inclina respectueusement.
Ce bal fut le triomphe de madame B... et la perle du mari de Louise ; car il devint éperdument amoureux d’Émilie, à laquelle il aurait sacrifié cent femmes légitimes.
Quelques mois après cette soirée où le baron conçut l’espérance de réussir auprès de l’amie de sa femme, il se trouva un matin chez madame B... lorsque la femme de chambre vint annoncer la baronne de V...
— Ah ! s’écria Émilie, si Louise vous voyait à cette heure chez moi, elle serait capable de me compromettre. Entrez dans ce cabinet, et n’y faites pas le moindre bruit.
Le mari, pris comme dans une souricière, se cacha dans le cabinet.
— Bonjour, ma bonne !... se dirent les deux femmes en s’embrassant.
— Pourquoi viens-tu donc si matin ?... demanda Émilie.
— Oh ! ma chère, ne le devines-tu pas ?... j’arrive pour avoir une explication avec toi !
— Bah ! un duel ?
— Précisément, ma chère. Je ne te ressemble pas, moi ! J’aime mon mari, et j’en suis jalouse. Toi, tu es belle, charmante, tu as le droit d’être coquette, tu peux fort bien te moquer de B..., à qui ta vertu paraît importer fort peu ; mais comme tu ne manqueras pas d’amants dans le monde, je te prie de me laisser mon mari... Il est toujours chez toi, et il n’y viendrait certes pas, si tu ne l’y attirais...
— Tiens, tu as là un bien joli canezou ?
— Tu trouves ? c’est ma femme de chambre qui me l’a monté.
— Eh ! bien, j’enverrai Anastasie prendre une leçon de Flore...
— Ainsi, ma chère, je compte sur ton amitié pour ne pas me donner des chagrins domestiques...
— Mais, ma pauvre enfant, je ne sais pas où tu vas prendre que je puisse aimer ton mari... Il est gros et gras comme un député du centre. Il est petit et laid. Ah ! il est généreux par exemple, mais voilà tout ce qu’il a pour lui, et c’est une qualité qui pourrait plaire tout au plus à une fille d’Opéra. Ainsi, tu comprends, ma chère, que j’aurais à prendre un amant, comme il te plaît de le supposer, que je ne choisirais pas un vieillard comme ton baron. Si je lui ai donné quelque espérance, si je l’ai accueilli, c’était certes pour m’en amuser et t’en débarrasser, car j’ai cru que tu avais un faible pour le jeune de Rostanges...
— Moi !... s’écria Louise !... Dieu m’en préserve, ma chère !.. C’est le fat le plus insupportable du monde ! Non, je t’assure que j’aime mon mari !... Tu as beau rire, cela est. Je sais bien que je me donne un ridicule, mais juge-moi ?... Il a fait ma fortune, il n’est pas avare, et il me tient lieu de tout, puisque le malheur a voulu que je restasse orpheline... or, quand je ne l’aimerais pas, je dois tenir à conserver son estime. Ai-je une famille pour m’y réfugier un jour ?...
— Allons, mon ange, ne parlons plus de tout cela, dit Émilie en interrompant son amie ; car c’est ennuyeux à la mort.
Après quelques propos insignifiants, la baronne partit.
— Eh ! bien, monsieur ? s’écria madame B... en ouvrant la porte du cabinet où le baron était perclus de froid, car la scène avait lieu en hiver. Eh ! bien ?... n’avez-vous pas de honte de ne pas adorer une petite femme si intéressante ? Monsieur, ne me parlez jamais d’amour. Vous pourriez, pendant un certain temps, m’idolâtrer comme vous le dites, mais vous ne m’aimeriez jamais autant que vous aimez Louise. Je sens que je ne balancerai jamais dans votre cœur l’intérêt qu’inspirent une femme vertueuse, des enfants, une famille... Un jour je serais abandonnée à toute la sévérité de vos réflexions.. Vous diriez de moi froidement : J’ai eu cette femme-là !... Phrase que j’entends prononcer par les hommes avec la plus insultante indifférence. Vous voyez, monsieur, que je raisonne froidement, et que je ne vous aime pas, parce que vous-même vous ne sauriez m’aimer...
— Hé ! que faut-il donc pour vous convaincre de mon amour ?... s’écria le baron en contemplant la jeune femme. Jamais elle ne lui avait paru si ravissante qu’en ce moment, où sa voix lutine lui prodiguait des paroles dont la dureté semblait démentie par la grâce de ses gestes, par ses airs de tête et par son attitude coquette.
— Oh ! quand je verrai Louise avoir un amant, reprit-elle, quand je saurai que je ne lui ai rien enlevé, et qu’elle n’aura rien à regretter en perdant votre affection ; quand je serai bien sûre que vous ne l’aimez plus, en acquérant une preuve certaine de votre indifférence pour elle... Oh, alors, je pourrai vous écouter !
— Ces paroles doivent vous paraître odieuses, reprit-elle d’un son de voix profond ; elles le sont en effet, mais ne croyez pas qu’elles soient prononcées par moi. Je suis le mathématicien rigoureux qui tire toutes les conséquences d’une première proposition. Vous êtes marié, et vous vous avisez d’aimer ?... Je serais folle de donner quelque espérance à un homme qui ne peut pas être éternellement à moi.
— Démon !... s’écria le mari. Oui, vous êtes un démon et non pas une femme !...
— Mais vous êtes vraiment plaisant !... dit la jeune dame en saisissant le cordon de sa sonnette.
— Oh ! non, Émilie !... reprit d’une voix plus calme l’amant quadragénaire. Ne sonnez pas, arrêtez, pardonnez-moi ?... je vous sacrifierai tout !...
— Mais je ne vous promets rien !... dit-elle vivement et en riant.
— Dieu ! que vous me faites souffrir !... s’écria-t-il.
— Eh ! n’avez-vous pas dans votre vie causé plus d’un malheur ? demanda-t-elle. Souvenez-vous de toutes les larmes qui, par vous et pour vous, ont coulé !... Oh ! votre passion ne m’inspire pas la moindre pitié. Si vous voulez que je n’en rie pas, faites-la moi partager...
— Adieu, madame. Il y a de la clémence dans vos rigueurs. J’apprécie la leçon que vous me donnez. Oui, j’ai des erreurs à expier...
— Eh ! bien, allez vous en repentir, dit-elle, avec un sourire moqueur, en faisant le bonheur de Louise vous accomplirez la plus rude de toutes les pénitences.
Ils se quittèrent. Mais l’amour du baron était trop violent pour que les duretés de madame B... n’atteignissent pas au but qu’elle s’était proposé, la désunion des deux époux.
Au bout de quelques mois, le baron de V... et sa femme vivaient dans le même hôtel, mais séparés. L’on plaignit généralement la baronne, qui dans le monde rendait toujours justice à son mari, et dont la résignation parut merveilleuse. La femme la plus collet-monté de la société ne trouva rien à redire à l’amitié qui unissait Louise au jeune de Rostanges, et tout fut mis sur le compte de la folie de M. de V.
Quand ce dernier eut fait à madame B... tous les sacrifices que puisse faire un homme, sa perfide maîtresse partit pour les eaux du Mont Dor, pour la Suisse et pour l’Italie, sous prétexte de rétablir sa santé.
L’intendant mourut d’une hépatite, accablé des soins les plus touchants que lui prodiguait son épouse ; et, d’après le chagrin qu’il témoigna de l’avoir délaissée, il parait ne s’être jamais douté de la participation de sa femme au plan qui l’avait mis à mal.
Cette anecdote, que nous avons choisie entre mille autres, est le type des services que deux femmes peuvent se rendre.
Depuis ce mot : — Fais-moi le plaisir d’emmener mon mari... jusqu’à la conception du drame dont le dénouement fut une hépatite, toutes les perfidies féminines se ressemblent. Il se rencontre certainement des incidents qui nuancent plus ou moins le specimen que nous en donnons, mais c’est toujours à peu près la même marche. Aussi un mari doit-il se défier de toutes les amies de sa femme. Les ruses subtiles de ces créatures mensongères manquent rarement leur effet, car elles sont secondées par deux ennemis dont l’homme est toujours accompagné : l’amour-propre et le désir.