MÉDITATION XVII THÉORIE DU LIT

Il était environ sept heures du soir. Assis sur leurs fauteuils académiques, ils décrivaient un demi-cercle devant une vaste cheminée, où brûlait tristement un feu de charbon de terre, symbole éternel du sujet de leurs importantes discussions. À voir les figures graves quoique passionnées de tous les membres de cette assemblée, il était facile de deviner qu’ils avaient à prononcer sur la vie, la fortune et le bonheur de leurs semblables. Ils ne tenaient leurs mandats que de leurs consciences, comme les associés d’un antique et mystérieux tribunal, mais ils représentaient des intérêts bien plus immenses que ceux des rois ou des peuples, ils parlaient au nom des passions et du bonheur des générations infinies qui devaient leur succéder.

Le petit-fils du célèbre BOULLE était assis devant une table ronde, sur laquelle se trouvait la pièce à conviction, exécutée avec une rare intelligence ; moi chétif secrétaire, j’occupais une place à ce bureau afin de rédiger le procès-verbal de la séance.

— Messieurs, dit un vieillard, la première question soumise à vos délibérations se trouve clairement posée dans ce passage d’une lettre écrite à la princesse de Galles, Caroline d’Anspach, par la veuve de Monsieur, frère de Louis XIV, mère du régent.

« La reine d’Espagne a un moyen sûr pour faire dire à son mari tout ce qu’elle veut. Le roi est dévot ; il croirait être damné s’il touchait à une autre femme qu’à la sienne, et ce bon prince est d’une complexion fort amoureuse. La reine obtient ainsi de lui tout ce qu’elle souhaite. Elle a fait mettre des roulettes au lit de son mari. Lui refuse-t-il quelque chose ?... elle pousse le lit loin du sien. Lui accorde-t-il sa demande ? les lits se rapprochent, et elle l’admet dans le sien. Ce qui est la plus grande félicité du roi, qui est extrêmement porté... »

— Je n’irai pas plus loin, messieurs, car la vertueuse franchise de la princesse allemande pourrait être taxée ici d’immoralité.

Les maris sages doivent-ils adopter le lit à roulettes ?... Voilà le problème que nous avons à résoudre.

L’unanimité des votes ne laissa aucun doute. Il me fut ordonné de consigner sur le registre des délibérations que, si deux époux se couchaient dans deux lits séparés et dans une même chambre, les lits ne devaient point avoir de roulettes à équerre.

— Mais sans que la présente décision, fit observer un membre, puisse en rien préjudicier à ce qui sera statué sur la meilleure manière de coucher les époux.

Le président me passa un volume élégamment relié, contenant l’édition originale, publiée en 1788, des lettres de MADAME Charlotte-Élisabeth de Bavière, veuve de MONSIEUR, frère unique de Louis XIV, et pendant que je transcrivais le passage cité, il reprit ainsi : — Mais, messieurs, vous avez dû recevoir à domicile le bulletin sur lequel est consignée la seconde question.

— Je demande la parole... s’écria le plus jeune des jaloux assemblés.

Le président s’assit après avoir fait un geste d’adhésion.

— Messieurs, dit le jeune mari, sommes-nous bien préparés à délibérer sur un sujet aussi grave que celui présenté par l’indiscrétion presque générale des lits ? N’y a-t-il pas là une question plus ample qu’une simple difficulté d’ébénisterie à résoudre ? Pour ma part, j’y vois un problème qui concerne l’intelligence humaine. Les mystères de la conception, messieurs, sont encore enveloppés de ténèbres que la science moderne n’a que faiblement dissipées. Nous ne savons pas jusqu’à quel point les circonstances extérieures agissent sur les animaux microscopiques, dont la découverte est due à la patience infatigable des Hill, des Baker, des Joblot, des Eichorn, des Gleichen, des Spallanzani, surtout de Müller, et, en dernier lieu, de monsieur Bory de Saint-Vincent. L’imperfection du lit renferme une question musicale de la plus haute importance, et, pour mon compte, je déclare que je viens d’écrire en Italie pour obtenir des renseignements certains sur la manière dont y sont généralement établis les lits... Nous saurons incessamment s’il y a beaucoup de tringles, de vis, de roulettes, si les constructions en sont plus vicieuses dans ce pays que partout ailleurs, et si la sécheresse des bois due à l’action du soleil ne produit pas, ab ovo, l’harmonie dont le sentiment inné se trouve chez les Italiens... Par tous ces motifs, je demande l’ajournement.

— Et sommes-nous ici pour prendre l’intérêt de la musique ?... s’écria un gentleman de l’Ouest en se levant avec brusquerie. Il s’agit des mœurs avant tout, et la question morale prédomine toutes les autres...

— Cependant, dit un des membres les plus influents du conseil, l’avis du premier opinant ne me paraît pas à dédaigner. Dans le siècle dernier, messieurs, l’un de nos écrivains le plus philosophiquement plaisant et le plus plaisamment philosophique, Sterne, se plaignait du peu de soin avec lequel se faisaient les hommes : « Ô honte ! s’écria-t-il, celui qui copie la divine physionomie de l’homme reçoit des couronnes et des applaudissements, tandis que celui qui présente la maîtresse pièce, le prototype d’un travail mimique, n’a, comme la vertu, que son œuvre pour récompense !... » Ne faudrait-il pas s’occuper de l’amélioration des races humaines, avant de s’occuper de celle des chevaux ? Messieurs, je suis passé dans une petite ville de l’Orléanais où toute la population est composée de bossus, de gens à mines rechignées ou chagrines, véritables enfants de malheur... Eh ! bien, l’observation du premier opinant me fait souvenir que tous les lits y étaient en très-mauvais état, et que les chambres n’offraient aux yeux des époux que de hideux spectacles... Eh ! messieurs, nos esprits peuvent-ils être dans une situation analogue à celle de nos idées, quand au lieu de la musique des anges, qui voltigent çà et là au sein des cieux où nous parvenons, les notes les plus criardes de la plus importune, de la plus impatientante, de la plus exécrable mélodie terrestre, viennent à détonner ?... Nous devons peut-être les beaux génies qui ont honoré l’humanité à des lits solidement construits, et la population turbulente à laquelle est due la révolution française a peut-être été conçue sur une multitude de meubles vacillants, aux pieds contournés et peu solides ; tandis que les Orientaux, dont les races sont si belles, ont un système tout particulier pour se coucher... Je suis pour l’ajournement.

Et le gentleman s’assit.

Un homme qui appartenait à la secte des Méthodistes se leva.

— Pourquoi changer la question ? Il ne s’agit pas ici d’améliorer la race, ni de perfectionner l’œuvre. Nous ne devons pas perdre de vue les intérêts de la jalousie maritale et les principes d’une saine morale. Ignorez-vous que le bruit dont vous vous plaignez semble plus redoutable à l’épouse incertaine du crime que la voix éclatante de la trompette du jugement dernier ?... Oubliez-vous que tous les procès en criminelle conversation n’ont été gagnés par les maris que grâce à cette plainte conjugale ?... Je vous engage, messieurs, à consulter les divorces de milord Abergaveny, du vicomte Bolingbrocke, celui de la feue reine, celui d’Élisa Draper, celui de madame Harris, enfin tous ceux contenus dans les vingt volumes publiés par... (Le secrétaire n’entendit pas distinctement le nom de l’éditeur anglais.)

L’ajournement fut prononcé. Le plus jeune membre proposa de faire une collecte pour récompenser l’auteur de la meilleure dissertation qui serait adressée à la Société sur cette question, regardée par Sterne comme si importante ; mais à l’issue de la séance, il ne se trouva que dix-huit schellings dans le chapeau du président.

Cette délibération de la société qui s’est récemment formée à Londres pour l’amélioration des mœurs et du mariage, et que lord Byron a poursuivie de ses moqueries, nous a été transmise par les soins de l’honorable W. Hawkins, Esq, cousin-germain du célèbre capitaine Clutterbuck.

Cet extrait peut servir à résoudre les difficultés qui se rencontrent dans la théorie du lit relativement à sa construction.

Mais l’auteur de ce livre trouve que l’association anglaise a donné trop d’importance à cette question préjudicielle. Il existe peut-être autant de bonnes raisons pour être Rossiniste que pour être Solidiste en fait de couchette, et l’auteur avoue qu’il est au-dessous ou au-dessus de lui de trancher cette difficulté. Il pense avec Laurent Sterne qu’il est honteux à la civilisation européenne d’avoir si peu d’observations physiologiques sur la callipédie, et il renonce à donner les résultats de ses méditations à ce sujet parce qu’ils seraient difficiles à formuler en langage de prude, qu’ils seraient peu compris ou mal interprétés. Ce dédain laissera une éternelle lacune en cet endroit de son livre ; mais il aura la douce satisfaction de léguer un quatrième ouvrage au siècle suivant qu’il enrichit ainsi de tout ce qu’il ne fait pas, magnificence négative dont l’exemple sera suivi par tous ceux qui disent avoir beaucoup d’idées.

La théorie du lit va nous donner à résoudre des questions bien plus importantes que celles offertes à nos voisins par les roulettes et par les murmures de la criminelle conversation.

Nous ne reconnaissons que trois manières d’organiser un lit (dans le sens général donné à ce mot) chez les nations civilisées, et principalement pour les classes privilégiées, auxquelles ce livre est adressé.

Ces trois manières sont :

1º LES DEUX LITS JUMEAUX,

2º DEUX CHAMBRES SÉPARÉES,

3º UN SEUL ET MÊME LIT.

Avant de nous livrer à l’examen de ces trois modes de cohabitation qui, nécessairement, doivent exercer des influences bien diverses sur le bonheur des femmes et des maris, nous devons jeter un rapide coup d’œil sur l’action du lit et sur le rôle qu’il joue dans l’économie politique de la vie humaine.

Le principe le plus incontestable en cette matière est que le lit a été inventé pour dormir.

Il serait facile de prouver que l’usage de coucher ensemble ne s’est établi que fort tard entre les époux, par rapport à l’ancienneté du mariage.

Par quels syllogismes l’homme est-il arrivé à mettre à la mode une pratique si fatale au bonheur, à la santé, au plaisir, à l’amour-propre même ?... Voilà ce qu’il serait curieux de rechercher.

Si vous saviez qu’un de vos rivaux a trouvé le moyen de vous exposer, à la vue de celle qui vous est chère, dans une situation où vous étiez souverainement ridicule : par exemple, pendant que vous aviez la bouche de travers comme celle d’un masque de théâtre, ou pendant que vos lèvres éloquentes, semblables au bec en cuivre d’une fontaine avare, distillaient goutte à goutte une eau pure ; vous le poignarderiez peut-être. Ce rival est le sommeil. Existe-t-il au monde un homme qui sache bien comment il est et ce qu’il fait quand il dort ?...

Cadavres vivants, nous sommes la proie d’une [un] puissance inconnue qui s’empare de nous malgré nous, et se manifeste par les effets les plus bizarres : les uns ont le sommeil spirituel et les autres un sommeil stupide.

Il y a des gens qui reposent la bouche ouverte de la manière la plus niaise.

Il en est d’autres qui ronflent à faire trembler les planchers.

La plupart ressemblent à ces jeunes diables que Michel-Ange a sculptés, tirant la langue pour se moquer des passants.

Je ne connais qu’une seule personne au monde qui dorme noblement, c’est l’Agamemnon que Guérin a montré couché dans son lit au moment où Clytemnestre, poussée par Egisthe, s’avance pour l’assassiner. Aussi ai-je toujours ambitionné de me tenir sur mon oreiller comme se tient le roi des rois, dès que j’aurai la terrible crainte d’être vu, pendant mon sommeil, par d’autres yeux que par ceux de la Providence. De même aussi, depuis le jour où j’ai vu ma vieille nourrice soufflant des pois, pour me servir d’une expression populaire mais consacrée, ai-je aussitôt ajouté, dans la litanie particulière que je récite à saint Honoré, mon patron, une prière pour qu’il me garantisse de cette piteuse éloquence.

Qu’un homme se réveille le matin, en montrant une figure hébétée, grotesquement coiffée d’un madras qui tombe sur la tempe gauche en manière de bonnet de police, il est certainement bien bouffon, et il serait difficile de reconnaître en lui cet époux glorieux célébré par les strophes de Rousseau ; mais enfin il y a une lueur de vie à travers la bêtise de cette face à moitié morte... Et si vous voulez recueillir d’admirables charges, artistes, voyagez en malle-poste, et à chaque petit village où le courrier réveille un buraliste, examinez ces têtes départementales !...Mais, fussiez-vous cent fois plus plaisant que ces visages bureaucratiques, au moins vous avez alors la bouche fermée, les yeux ouverts, et votre physionomie a une expression quelconque... Savez-vous comment vous étiez une heure avant votre réveil, ou pendant la première heure de votre sommeil, quand, ni homme, ni animal, vous tombiez sous l’empire des songes qui viennent par la porte de corne ?... Ceci est un secret entre votre femme et Dieu !

Était-ce donc pour s’avertir sans cesse de l’imbécillité du sommeil que les Romains ornaient le chevet de leurs lits d’une tête d’âne ?... Nous laisserons éclaircir ce point par messieurs les membres composant l’académie des inscriptions.

Assurément, le premier qui s’avisa, par l’inspiration du diable, de ne pas quitter sa femme, même pendant le sommeil, devait savoir dormir en perfection. Maintenant, vous n’oublierez pas de compter au nombre des sciences qu’il faut posséder, avant d’entrer en ménage, l’art de dormir avec élégance. Aussi mettons-nous ici, comme un appendice à l’axiome XXV du Catéchisme Conjugal, les deux aphorismes suivants :

Un mari doit avoir le sommeil aussi léger que celui d’un dogue, afin de ne jamais se laisser voir endormi.

* * *

Un homme doit s’habituer dès son enfance à coucher tête nue.

* * *

Quelques poètes voudront voir, dans la pudeur, dans les prétendus mystères de l’amour, une cause à la réunion des époux dans un même lit ; mais il est reconnu que si l’homme a primitivement cherché l’ombre des cavernes, la mousse des ravins, le toit siliceux des antres pour protéger ses plaisirs, c’est parce que l’amour le livre sans défense à ses ennemis. Non, il n’est pas plus naturel de mettre deux têtes sur un même oreiller qu’il n’est raisonnable de s’entortiller le cou d’un lambeau de mousseline. Mais la civilisation est venue, elle a renfermé un million d’hommes dans quatre lieues carrées ; elle les a parqués dans des rues, dans des maisons, dans des appartements, dans des chambres, dans des cabinets de huit pieds carrés ; encore un peu, elle essaiera de les faire rentrer les uns dans les autres comme les tubes d’une lorgnette.

De là et de bien d’autres causes encore, comme l’économie, la peur, la jalousie mal entendue, est venue la cohabition des époux ; et cette coutume a créé la périodicité et la simultanéité du lever et du coucher.

Et voilà donc la chose la plus capricieuse du monde, voilà donc le sentiment le plus éminemment mobile, qui n’a de prix que par ses inspirations chatouilleuses, qui ne tire son charme que de la soudaineté des désirs, qui ne plaît que par la vérité de ses expansions, voilà l’amour, enfin, soumis à une règle monastique et à la géométrie du bureau des longitudes !

Père, je haïrais l’enfant qui, ponctuel comme une horloge, aurait, soir et matin, une explosion de sensibilité, en venant me dire un bonjour ou un bonsoir commandés. C’est ainsi que l’on étouffe tout ce qu’il y a de généreux et d’instantané dans les sentiments humains. Jugez par là de l’amour à heure fixe !

Il n’appartient qu’à l’auteur de toutes choses de faire lever et coucher le soleil, soir et matin, au milieu d’un appareil toujours splendide, toujours nouveau, et personne ici-bas, n’en déplaise à l’hyperbole de Jean-Baptiste Rousseau, ne peut jouer le rôle du soleil.

Il résulte de ces observations préliminaires qu’il n’est pas naturel de se trouver deux sous la couronne d’un lit ;

Qu’un homme est presque toujours ridicule endormi ;

Qu’enfin la cohabitation constante présente pour les maris des dangers inévitables.

Nous allons donc essayer d’accommoder nos usages aux lois de la nature, et de combiner la nature et les usages de manière à faire trouver à un époux un utile auxiliaire et des moyens de défense dans l’acajou de son lit.

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