V Les adieux

Il est en l’homme un phénomène désespérant pour les esprits méditatifs qui veulent trouver un sens à la marche des sociétés et donner des lois de progression au mouvement de l’intelligence. Quelque grave que soit un fait, et s’il pouvait exister des faits surnaturels, quelque grandiose que serait un miracle opéré publiquement, l’éclair de ce fait, la foudre de ce miracle s’abîmerait dans l’océan moral dont la surface à peine troublée par quelque rapide bouillonnement reprendrait aussitôt le niveau de ses fluctuations habituelles.

Pour mieux se faire entendre, la voix passe-t-elle par la gueule de l’Animal ? La Main écrit-elle des caractères aux frises de la salle où se goberge la Cour ? L’Œil éclaire-t-il le sommeil du roi ? le Prophète vient-il expliquer le songe ? le Mort évoqué se dresse-t-il dans les régions lumineuses où revivent les facultés ? l’Esprit écrase-t-il la Matière au pied de l’échelle mystique des Sept Mondes Spirituels arrêtés les uns sur les autres dans l’espace et se révélant par des ondes brillantes qui tombent en cascades sur les marches du Parvis céleste ? Quelque profonde que soit la Révélation intérieure, quelque visible que soit la Révélation extérieure ; le lendemain Balaam doute de son ânesse et de lui ; Balthazar et Pharaon font commenter la Parole par deux Voyants, Moïse et Daniel. L’Esprit vient, emporte l’homme au-dessus de la terre, lui soulève les mers, lui en fait voir le fond, lui montre les espèces disparues, lui ranime les os desséchés qui meublent de leur poudre la grande vallée : l’Apôtre écrit l’Apocalypse ! Vingt siècles après, la science humaine approuve l’apôtre, et traduit ses images en axiomes. Qu’importe ! la masse continue à vivre comme elle vivait hier, comme elle vivait à la première olympiade, comme elle vivait le lendemain de la création, ou la veille de la grande catastrophe. Le Doute couvre tout de ses vagues. Les mêmes flots battent par le même mouvement le granit humain qui sert de bornes à l’océan de l’intelligence. Après s’être demandé s’il a vu ce qu’il a vu, s’il a bien entendu les paroles dites, si le fait était un fait, si l’idée était une idée, l’homme reprend son allure, il pense à ses affaires, il obéit à je ne sais quel valet qui suit la Mort, à l’Oubli, qui de son manteau noir couvre une ancienne Humanité dont la nouvelle n’a nul souvenir. L’Homme ne cesse d’aller, de marcher, de pousser végétativement jusqu’au jour où la Cognée l’abat. Si cette puissance de flot, si cette haute pression des eaux amères empêche tout progrès, elle prévient sans doute aussi la mort. Les Esprits préparés pour la foi parmi les êtres supérieurs aperçoivent seuls l’échelle mystique de Jacob.

Après avoir entendu la réponse où Séraphîta, si sérieusement interrogée, avait déroulé l’Étendue divine, comme un orgue touché remplit une église de son mugissement et révèle l’univers musical en baignant de ses sons graves les voûtes les plus inaccessibles, en se jouant, comme la lumière, dans les plus légères fleurs des chapiteaux ; Wilfrid rentra chez lui tout épouvanté d’avoir vu le monde en ruines, et sur ces ruines des clartés inconnues, épanchées à flots par les mains de cette jeune fille. Le lendemain il y pensait encore, mais l’épouvante était calmée ; il ne se sentait ni détruit ni changé ; ses passions, ses idées se réveillèrent fraîches et vigoureuses. Il alla déjeuner chez monsieur Becker, et le trouva sérieusement plongé dans le Traité des Incantations, qu’il avait feuilleté depuis le matin pour rassurer son hôte. Avec l’enfantine bonne foi du savant, le pasteur avait fait des plis aux pages où Jean Wier rapportait des preuves authentiques qui prouvaient la possibilité des événements arrivés la veille ; car, pour les docteurs, une idée est un événement comme les plus grands événements sont à peine une idée pour eux. À la cinquième tasse de thé que prirent ces deux philosophes, la mystérieuse soirée devint naturelle. Les vérités célestes furent des raisonnements plus ou moins forts et susceptibles d’examen. Séraphîta leur parut être une fille plus ou moins éloquente ; il fallait faire la part à son organe enchanteur, à sa beauté séduisante, à son geste fascinateur, à tous ces moyens oratoires par l’emploi desquels un acteur met dans une phrase un monde de sentiments et de pensées, tandis qu’en réalité souvent la phrase est vulgaire.

— Bah ! dit le bon ministre en faisant une petite grimace philosophique pendant qu’il étalait une couche de beurre salé sur sa tartine, le dernier mot de ces belles énigmes est à six pieds sous terre.

— Néanmoins, dit Wilfrid en sucrant son thé, je ne conçois pas comment une jeune fille de seize ans peut savoir tant de choses, car sa parole a tout pressé comme dans un étau.

— Mais, dit le pasteur, lisez donc l’histoire de cette jeune Italienne qui, dès l’âge de douze ans, parlait quarante deux langues, tant anciennes que modernes ; et l’histoire de ce moine qui par l’odorat devinait la pensée ! Il existe dans Jean Wier et dans une douzaine de traités, que je vous donnerai à lire, mille preuves pour une.

— D’accord, cher pasteur ; mais pour moi Séraphîta doit être une femme divine à posséder.

— Elle est tout intelligence, répondit dubitativement monsieur Becker.

Quelques jours se passèrent pendant lesquels la neige des vallées fondit insensiblement ; le vert des forêts poindit comme l’herbe nouvelle, la nature norwégienne fit les apprêts de sa parure pour ses noces d’un jour. Pendant ces moments où l’air adouci permettait de sortir, Séraphîta demeura dans la solitude. La passion de Wilfrid s’accrut ainsi par l’irritation que cause le voisinage d’une femme aimée qui ne se montre pas. Quand cet être inexprimable reçut Minna, Minna reconnut en lui les ravages d’un feu intérieur : sa voix était devenue profonde, son teint commençait à blondir ; et, si jusque-là les poètes en eussent comparé la blancheur à celle des diamants, elle avait alors l’éclat des topazes.

— Vous l’avez vue ? dit Wilfrid qui rôdait autour du château suédois et qui attendait le retour de Minna.

— Nous allons le perdre, répondit la jeune fille dont les yeux se remplirent de larmes.

— Mademoiselle, s’écria l’étranger en réprimant le volume de voix qu’excite la colère, ne vous jouez pas de moi. Vous ne pouvez aimer Séraphîta que comme une jeune fille en aime une autre, et non de l’amour qu’elle m’inspire. Vous ignorez quel serait votre danger si ma jalousie était justement alarmée. Pourquoi ne puis-je aller près d’elle ? Est-ce vous qui me créez des obstacles ?

— J’ignore, répondit Minna calme en apparence, mais en proie à une profonde terreur, de quel droit vous sondez ainsi mon cœur ? Oui, je l’aime, dit-elle en retrouvant la hardiesse des convictions pour confesser la religion de son cœur. Mais ma jalousie, si naturelle à l’amour, ne redoute ici personne. Hélas ! je suis jalouse d’un sentiment caché qui l’absorbe. Il est entre lui et moi des espaces que je ne saurais franchir. Je voudrais savoir qui des étoiles ou de moi l’aime mieux, qui de nous se dévouerait plus promptement à son bonheur ? Pourquoi ne serais-je pas libre de déclarer mon affection ? En présence de la mort, nous pouvons avouer nos préférences, et, monsieur, Séraphîtüs va mourir.

— Minna, vous vous trompez, la sirène que j’ai si souvent baignée de mes désirs, et qui se laissait admirer coquettement étendue sur son divan, gracieuse, faible et dolente, n’est pas un jeune homme.

— Monsieur, répondit Minna troublée, celui dont la main puissante m’a guidée sur le Falberg, à ce sœler abrité par le Bonnet de Glace ; là, dit-elle en montrant le haut du pic, n’est pas non plus une faible jeune fille. Ah ! si vous l’aviez entendu prophétisant ! Sa poésie était la musique de la pensée. Une jeune fille n’eût pas déployé les sons graves de la voix qui me remuait l’âme.

— Mais quelle certitude avez-vous ?... dit Wilfrid.

— Aucune autre que celle du cœur, répondit Minna confuse en se hâtant d’interrompre l’étranger.

— Eh ! bien, moi, s’écria Wilfrid en jetant sur Minna l’effrayant regard du désir et de la volupté qui tuent, moi qui sais aussi combien est puissant son empire sur moi, je vous prouverai votre erreur.

En ce moment où les mots se pressaient sur la langue de Wilfrid, aussi vivement que les idées abondaient dans sa tête, il vit Séraphîta sortant du château suédois, suivie de David. Cette apparition calma son effervescence.

— Voyez, dit-il, une femme peut seule avoir cette grâce et cette mollesse.

— Il souffre, et se promène pour la dernière fois, dit Minna.

David s’en alla sur un signe de sa maîtresse, au-devant de laquelle vinrent Wilfrid et Minna.

— Allons jusqu’aux chutes de la Sieg, leur dit cet être en manifestant un de ces désirs de malade auxquels on s’empresse d’obéir.

Un léger brouillard blanc couvrait alors les vallées et les montagnes du Fiord, dont les sommets, étincelants comme des étoiles, le perçaient en lui donnant l’apparence d’une voie lactée en marche. Le soleil se voyait à travers cette fumée terrestre comme un globe de fer rouge. Malgré ces derniers jeux de l’hiver, quelques bouffées d’air tiède chargées des senteurs du bouleau, déjà paré de ses blondes efflorescences, et pleine des parfums exhalés par les mélèzes dont les houppes de soie étaient renouvelées, ces brises échauffées par l’encens et les soupirs de la terre, attestaient le beau printemps du nord, rapide joie de la plus mélancolique des natures. Le vent commençait à enlever ce voile de nuages qui dérobait imparfaitement la vue du golfe. Les oiseaux chantaient. L’écorce des arbres, où le soleil n’avait pas séché la route des frimas qui en étaient découlés en ruisseaux murmurants, égayait la vue par de fantastiques apparences. Tous trois cheminaient en silence le long de la grève. Wilfrid et Minna contemplaient seuls ce spectacle magique pour eux qui avaient subi le tableau monotone de ce paysage en hiver. Leur compagnon marchait pensif, comme s’il cherchait à distinguer une voix dans ce concert. Ils arrivèrent au bord des rochers entre lesquels s’échappait la Sieg, au bout de la longue avenue bordée de vieux sapins que le cours du torrent avait onduleusement tracée dans la forêt, sentier couvert en arceaux à fortes nervures comme ceux des cathédrales. De là le Fiord se découvrait tout entier, et la mer étincelait à l’horizon comme une lame d’acier. En ce moment, le brouillard dissipé laissa voir le ciel bleu. Partout dans les vallées, autour des arbres, voltigèrent encore des parcelles étincelantes, poussière de diamants balayés par une brise fraîche, magnifiques chatons de gouttes suspendues au bout des rameaux en pyramide. Le torrent roulait au-dessus d’eux. De sa nappe s’échappait une vapeur teinte de toutes les nuances de la lumière par le soleil, dont les rayons s’y décomposaient en dessinant des écharpes aux sept couleurs, en faisant jaillir les feux de mille prismes dont les reflets se contrariaient. Ce quai sauvage était tapissé par plusieurs espèces de lichens, belle étoffe moirée par l’humidité, et qui figurait une magnifique tenture de soie. Des bruyères déjà fleuries couronnaient les rochers de leurs guirlandes habilement mélangées. Tous les feuillages mobiles attirés par la fraîcheur des eaux laissaient pendre au-dessus leurs chevelures ; les mélèzes agitaient leurs dentelles en caressant les pins, immobiles comme des vieillards soucieux. Cette luxuriante parure avait un contraste et dans la gravité des vieilles colonnades que décrivaient les forêts étagées sur les montagnes, et dans la grande nappe du Fiord étalée aux pieds des trois spectateurs, et où le torrent noyait sa fureur. Enfin la mer encadrait cette page écrite par le plus grand des poètes, le hasard auquel est dû le pêle-mêle de la création en apparence abandonnée à elle-même. Jarvis était un point perdu dans ce paysage, dans cette immensité, sublime comme tout ce qui, n’ayant qu’une vie éphémère, offre une rapide image de la perfection ; car, par une loi, fatale à nos yeux seulement, les créations en apparence achevées, cet amour de nos cœurs et de nos regards, n’ont qu’un printemps ici. En haut de ce rocher, certes ces trois êtres pouvaient se croire seuls dans le monde.

— Quelle volupté ! s’écria Wilfrid.

— La nature a ses hymnes, dit Séraphîta. Cette musique n’est-elle pas délicieuse ? Avouez-le, Wilfrid ? aucune des femmes que vous avez connues n’a pu se créer une si magnifique retraite ? Ici j’éprouve un sentiment rarement inspiré par le spectacle des villes, et qui me porterait à demeurer couchée au milieu de ces herbes si rapidement venues. Là, les yeux au ciel, le cœur ouvert, perdue au sein de l’immensité, je me laisserais aller à entendre le soupir de la fleur qui, à peine dégagée de sa primitive nature, voudrait courir, et les cris de l’eider impatient de n’avoir encore que des ailes, en me rappelant les désirs de l’homme qui tient de tous, et qui, lui aussi, désire ! Mais ceci, Wilfrid, est de la poésie de femme ! Vous apercevez une voluptueuse pensée dans cette fumeuse étendue liquide, dans ces voiles brodés où la nature se joue comme une fiancée coquette, et dans cette atmosphère où elle parfume pour ses hyménées sa chevelure verdâtre. Vous voudriez voir la forme d’une naïade dans cette gaze de vapeurs ? Et, selon vous, je devrais écouter la voix mâle du Torrent.

— L’amour n’est-il pas là, comme une abeille dans le calice d’une fleur ? répondit Wilfrid qui, pour la première fois apercevant en elle les traces d’un sentiment terrestre, crut le moment favorable à l’expression de sa bouillante tendresse.

— Toujours donc ? répondit en riant Séraphîta que Minna avait laissée seule.

L’enfant gravissait un rocher où elle avait aperçu des saxifrages bleues.

— Toujours, répéta Wilfrid. Écoutez-moi, dit-il en lui jetant un regard dominateur qui rencontra comme une armure de diamant, vous ignorez ce que je suis, ce que je peux et ce que je veux. Ne rejetez pas ma dernière prière ! Soyez à moi pour le bonheur du monde que vous portez en votre cœur ! Soyez à moi pour que j’aie une conscience pure, pour qu’une voix céleste résonne à mon oreille en m’inspirant le bien dans la grande entreprise que j’ai résolue, conseillé par ma haine contre les nations, mais que j’accomplirais alors pour leur bien-être, si vous m’accompagnez ! Quelle plus belle mission donneriez-vous à l’amour ? quel plus beau rôle une femme peut-elle rêver ? Je suis venu dans ces contrées en méditant un grand dessein.

— Et vous en sacrifierez, dit-elle, les grandeurs à une jeune fille bien simple, que vous aimerez, et qui vous mènera dans une voie tranquille.

— Que m’importe ? je ne veux que vous ! répondit-il en reprenant son discours. Sachez mon secret. J’ai parcouru tout le Nord, ce grand atelier où se forgent les races nouvelles qui se répandent sur la terre comme des nappes humaines chargées de rafraîchir les civilisations vieillies. Je voulais commencer mon œuvre sur un de ces points, y conquérir l’empire que donnent la force et l’intelligence sur une peuplade, la former aux combats, entamer la guerre, la répandre comme un incendie, dévorer l’Europe en criant liberté à ceux-ci, pillage à ceux-là, gloire à l’un, plaisir à l’autre ; mais en demeurant, moi, comme la figure du Destin, implacable et cruel, en marchant comme l’orage qui s’assimile dans l’atmosphère toutes les particules dont se compose la foudre, en me repaissant d’hommes comme un fléau vorace. Ainsi j’aurais conquis l’Europe, elle se trouve à une époque où elle attend ce Messie nouveau qui doit ravager le monde pour en refaire les sociétés. L’Europe ne croira plus qu’à celui qui la broiera sous ses pieds. Un jour les poètes, les historiens auraient justifié ma vie, m’auraient grandi, m’auraient prêté des idées, à moi pour qui cette immense plaisanterie, écrite avec du sang, n’est qu’une vengeance. Mais, chère Séraphîta, mes observations m’ont dégoûté du Nord, la force y est trop aveugle et j’ai soif des Indes ! Mon duel avec un gouvernement égoïste, lâche et mercantile, me séduit davantage. Puis il est plus facile d’émouvoir l’imagination des peuples assis au pied du Caucase que de convaincre l’esprit des pays glacés où nous sommes. Donc, je suis tenté de traverser les steppes russes, d’arriver au bord de l’Asie, de la couvrir jusqu’au Gange de ma triomphante inondation humaine, et là je renverserai la puissance anglaise. Sept hommes ont déjà réalisé ce plan à diverses époques. Je renouvellerai l’Art comme l’ont fait les Sarrasins lancés par Mahomet sur l’Europe ! Je ne serai pas un roi mesquin comme ceux qui gouvernent aujourd’hui les anciennes provinces de l’empire romain, en se disputant avec leurs sujets, à propos d’un droit de douane. Non, rien n’arrêtera ni la foudre de mes regards, ni la tempête de mes paroles ! Mes pieds couvriront un tiers du globe, comme ceux de Gengis-Kan ; ma main saisira l’Asie, comme l’a déjà prise celle d’Aureng-Zeb. Soyez ma compagne, asseyez-vous, belle et blanche figure, sur un trône. Je n’ai jamais douté du succès ; mais soyez dans mon cœur, j’en serai sûr !

— J’ai déjà régné, dit Séraphîta.

Ce mot fut comme un coup de hache donné par un habile bûcheron dans le pied d’un jeune arbre qui tombe aussitôt. Les hommes seuls peuvent savoir ce qu’une femme excite de rage en l’âme d’un homme, quand, voulant démontrer à cette femme aimée sa force ou son pouvoir, son intelligence ou sa supériorité, la capricieuse penche la tête, et dit : « Ce n’est rien ! » quand, blasée, elle sourit et dit : « Je sais cela ! » quand pour elle la force est une petitesse.

— Comment, cria Wilfrid au désespoir, les richesses des arts, les richesses des mondes, les splendeurs d’une cour.....

Elle l’arrêta par une seule inflexion de ses lèvres, et dit : — Des êtres plus puissants que vous ne l’êtes m’ont offert davantage.

— Eh ! bien, tu n’as donc pas d’âme, si tu n’es pas séduite par la perspective de consoler un grand homme qui te sacrifiera tout pour vivre avec toi dans une petite maison au bord d’un lac ?

— Mais, dit-elle, je suis aimée d’un amour sans bornes.

— Par qui ? s’écria Wilfrid en s’avançant par un mouvement de frénésie vers Séraphîta pour la précipiter dans les cascades écumeuses de la Sieg.

Elle le regarda, son bras le détendit ; elle lui montrait Minna qui accourait blanche et rose, jolie comme les fleurs qu’elle tenait à la main.

— Enfant ! dit Séraphîtüs en allant à sa rencontre.

Wilfrid demeura sur le haut du rocher, immobile comme une statue, perdu dans ses pensées, voulant se laisser aller au cours de la Sieg comme un des arbres tombés qui passaient sur ses yeux, et disparaissaient au sein du golfe.

— Je les ai cueillies pour vous, dit Minna qui présenta son bouquet à l’être adoré. L’une d’elles, celle-ci, dit-elle en lui présentant une fleur, est semblable à celle que nous avons trouvée sur le Falberg.

Séraphîtüs regarda tour à tour la fleur et Minna.

— Pourquoi me fais-tu cette question ? doutes-tu de moi ?

— Non, dit la jeune fille, ma confiance en vous est infinie. Si vous êtes pour moi plus beau que cette belle nature, vous me paraissez aussi plus intelligent que ne l’est l’humanité tout entière. Quand je vous ai vu, je crois avoir prié Dieu. Je voudrais...

— Quoi ? dit Séraphîtüs en lui lançant un regard par lequel il révélait à la jeune fille l’immense étendue qui les séparait.

— Je voudrais souffrir en votre place...

— Voici la plus dangereuse des créatures, se dit Séraphîtüs. Est-ce donc une pensée criminelle que de vouloir te la présenter, ô mon Dieu ! — Ne te souviens-tu plus de ce que je t’ai dit là-haut ? reprit-il en s’adressant à la jeune fille et lui montrant la cime du Bonnet de Glace.

— Le voilà redevenu terrible, se dit Minna frémissant de crainte.

La voix de la Sieg accompagna les pensées de ces trois êtres qui demeurèrent pendant quelques moments réunis sur une plate-forme de rochers en saillie, mais séparés par des abîmes dans le Monde Spirituel.

— Eh ! bien, Séraphîtüs, enseignez-moi, dit Minna d’une voix argentée comme une perle, et douce comme un mouvement de sensitive est doux. Apprenez-moi ce que je dois faire pour ne point vous aimer ? Qui ne vous admirerait pas ? l’amour est une admiration qui ne se lasse jamais.

— Pauvre enfant ! dit Séraphîtüs en pâlissant, on ne peut aimer ainsi qu’un seul être.

— Qui ? demanda Minna.

— Tu le sauras, répondit-il avec la voix faible d’un homme qui se couche pour mourir.

— Au secours, il se meurt ! s’écria Minna.

Wilfrid accourut, et voyant cet être gracieusement posé dans un fragment de gneiss sur lequel le temps avait jeté son manteau de velours, ses lichens lustrés, ses mousses fauves que le soleil satinait, il dit : — Elle est bien belle.

— Voici le dernier regard que je pourrai jeter sur cette nature en travail, dit-elle en rassemblant ses forces pour se lever.

Elle s’avança sur le bord du rocher, d’où elle pouvait embrasser, fleuris, verdoyants, animés, les spectacles de ce grand et sublime paysage, enseveli naguère sous une tunique de neige.

« Adieu, dit-elle, foyer brûlant d’amour où tout marche avec ardeur du centre aux extrémités, et dont les extrémités se rassemblent comme une chevelure de femme, pour tresser la natte inconnue par laquelle tu te rattaches dans l’éther indiscernable, à la pensée divine !

Voyez-vous celui qui, courbé sur un sillon arrosé de sa sueur, se relève un moment pour interroger le ciel ; celle qui recueille les enfants pour les nourrir de son lait ; celui qui noue les cordages au fort de la tempête ; celle qui reste assise au creux d’un rocher attendant le père ? voyez-vous tous ceux qui tendent la main après une vie consommée en d’ingrats travaux ? À tous paix et courage, à tous adieu !

Entendez-vous le cri du soldat mourant inconnu, la clameur de l’homme trompé qui pleure dans le désert ? à tous paix et courage, à tous adieu. Adieu, vous qui mourez pour les rois de la terre. Mais adieu aussi, peuple sans patrie ; adieu, terres sans peuples, qui vous souhaitez les uns les autres. Adieu, surtout à Toi, qui ne sais où reposer ta tête, proscrit sublime. Adieu, chères innocentes traînées par les cheveux pour avoir trop aimé ! Adieu, mères assises auprès de vos fils mourants ! Adieu, saintes femmes blessées ! Adieu Pauvres ! adieu Petits, Faibles et Souffrants, vous de qui j’ai si souvent épousé les douleurs. Adieu, vous tous qui gravitez dans la sphère de l’Instinct en y souffrant pour autrui.

Adieu, navigateurs qui cherchez l’Orient à travers les ténèbres épaisses de vos abstractions vastes comme des principes. Adieu, martyrs de la pensée menés par elle à la vraie lumière ! Adieu, sphères studieuses où j’entends la plainte du génie insulté, le soupir du savant éclairé trop tard.

Voici le concert angélique, la brise de parfums, l’encens du cœur exhalé par ceux qui vont priant, consolant, répandant la lumière divine et le baume céleste dans les âmes tristes. Courage, chœur d’amour ! Vous à qui les peuples crient : « — Consolez-nous, défendez-nous ? » courage et adieu !

Adieu, granit, tu deviendras fleur ; adieu, fleur, tu deviendras colombe ; adieu, colombe, tu seras femme ; adieu, femme, tu seras souffrance ; adieu, homme, tu seras croyance ; adieu, vous qui serez tout amour et prière ! »

Abattu par la fatigue, cet être inexpliqué s’appuya pour la première fois sur Wilfrid et sur Minna pour revenir à son logis. Wilfrid et Minna se sentirent alors atteints par une contagion inconnue. À peine avaient-ils fait quelques pas, David se montra pleurant : — Elle va mourir, pourquoi l’avez-vous emmenée jusqu’ici ? s’écria-t-il de loin. Séraphîta fut emportée par le vieillard, qui retrouva les forces de la jeunesse et vola jusqu’à la porte du château suédois, comme un aigle emportant quelque blanche brebis dans son aire.

VI

LE CHEMIN POUR ALLER AU CIEL

Le lendemain du jour où Séraphîta pressentit sa fin et fit ses adieux à la Terre comme un prisonnier regarde son cachot avant de le quitter à jamais, elle ressentit des douleurs qui l’obligèrent à demeurer dans la complète immobilité de ceux qui souffrent des maux extrêmes. Wilfrid et Minna vinrent la voir, et la trouvèrent couchée sur son divan de pelleterie. Encore voilée par la chair, son âme rayonnait à travers son voile en le blanchissant de jour en jour. Les progrès de l’Esprit qui minait la dernière barrière par laquelle il était séparé de l’infini s’appelaient une maladie, l’heure de la Vie était nommée la mort. David pleurait en voyant souffrir sa maîtresse sans vouloir écouter ses consolations, le vieillard était déraisonnable comme un enfant. Monsieur Becker voulait que Séraphîta se soignât ; mais tout était inutile.

Un jour elle demanda les deux êtres qu’elle avait affectionnés, en leur disant que ce jour était le dernier de ses mauvais jours. Wilfrid et Minna vinrent saisis de terreur, ils savaient qu’ils allaient la perdre. Séraphîta leur sourit à la manière de ceux qui s’en vont dans un monde meilleur, elle inclina la tête comme une fleur trop chargée de rosée qui montre une dernière fois son calice et livre aux airs ses derniers parfums ; elle les regardait avec une mélancolie inspirée par eux, elle ne pensait plus à elle, et ils le sentaient sans pouvoir exprimer leur douleur à laquelle se mêlait la gratitude. Wilfrid resta debout, silencieux, immobile, perdu dans une de ces contemplations excitées par les choses dont l’étendue nous fait comprendre ici-bas une immensité suprême. Enhardie par la faiblesse de cet être si puissant, ou peut-être par la crainte de le perdre à jamais, Minna se pencha sur lui pour lui dire : — Séraphîtüs, laisse-moi te suivre.

— Puis-je te le défendre ?

— Mais pourquoi ne m’aimes-tu pas assez pour rester ?

— Je ne saurais rien aimer ici.

— Qu’aimes-tu donc ?

— Le Ciel.

— Es-tu digne du Ciel en méprisant ainsi les créatures de Dieu ?

— Minna, pouvons-nous aimer deux êtres à la fois ? Un bien-aimé serait-il le bien-aimé s’il ne remplissait pas le cœur ? Ne doit-il pas être le premier, le dernier, le seul ? Celle qui est tout amour ne quitte-t-elle pas le monde pour son bien-aimé ? Sa famille entière devient un souvenir, elle n’a plus qu’un parent, Lui ! Son âme n’est plus à elle, mais à Lui ! Si elle garde en elle-même quelque chose qui ne soit pas à Lui, elle n’aime pas ; non, elle n’aime pas ! Aimer faiblement, est-ce aimer ? La parole du bien-aimé la fait tout joie et se coule dans ses veines comme une pourpre plus rouge que n’est le sang ; son regard est une lumière qui la pénètre, elle se fond en Lui ; là où Il est, tout est beau. Il est chaud à l’âme, Il éclaire tout ; près de Lui, fait-il jamais froid ou nuit ? Il n’est jamais absent, il est toujours en nous, nous pensons en Lui, à Lui, pour Lui. Voilà, Minna, comment je l’aime.

— Qui ? dit Minna saisie par une jalousie dévorante.

— Dieu ! répondit Séraphîtüs dont la voix brilla dans les âmes comme un feu de liberté qui s’allume de montagne en montagne. Dieu qui ne nous trahit jamais ! Dieu qui ne nous abandonne pas et comble incessamment nos désirs, qui seul peut constamment abreuver sa créature d’une joie infinie et sans mélange ! Dieu qui ne se lasse jamais et n’a que des sourires ! Dieu qui, toujours nouveau, jette dans l’âme ses trésors, qui purifie et n’a rien d’amer, qui est tout harmonie et tout flamme ! Dieu qui se met en nous pour y fleurir, exauce tous nos veux, ne compte plus avec nous quand nous sommes à lui, mais se donne tout entier ; nous ravit, nous amplifie, nous multiplie en lui ! enfin DIEU ! Minna, je t’aime, parce que tu peux être à lui ! Je t’aime, parce que, si tu viens à lui, tu seras à moi.

— Hé ! bien, conduis-moi donc ? dit-elle en s’agenouillant. Prends-moi par la main, je ne veux plus te quitter.

— Conduisez-nous, Séraphîta ? s’écria Wilfrid qui vint se joindre à Minna par un mouvement impétueux. Oui, tu m’as enfin donné soif de la Lumière et soif de la Parole ; je suis altéré de l’amour que tu m’as mis au cœur, je conserverai ton âme en la mienne ; jettes-y ton vouloir, je ferai ce que tu me diras de faire. Si je ne puis t’obtenir, je veux garder de toi tous les sentiments que tu me communiqueras ! Si je ne puis m’unir à toi que par ma seule force, je m’y attacherai comme le feu s’attache à ce qu’il dévore. Parle ?

— Ange ! s’écria cet être incompréhensible en les enveloppant tous deux par un regard qui fut comme un manteau d’azur. Ange, le ciel sera ton héritage !

Il se fit entre eux un grand silence après cette exclamation qui détona dans les âmes de Wilfrid et de Minna comme le premier accord de quelque musique céleste.

— Si vous voulez habituer vos pieds à marcher dans le chemin qui mène au Ciel, sachez bien que les commencements en sont rudes, dit cette âme endolorie. Dieu veut être cherché pour lui-même. En ce sens, il est jaloux, il vous veut tout entier ; mais quand vous vous êtes donné à lui, jamais il ne vous abandonne. Je vais vous laisser les clefs du royaume où brille sa lumière, où vous serez partout dans le sein du Père, dans le cœur de l’Époux. Aucune sentinelle n’en défend les approches, vous pouvez y entrer de tous côtés ; son palais, ses trésors, son sceptre, rien n’est gardé ; il a dit à tous : Prenez-les ! Mais il faut vouloir y aller. Comme pour faire un voyage, il est nécessaire de quitter sa demeure, de renoncer à ses projets, de dire adieu à ses amis, à son père, à sa mère, à sa sœur, et même au plus petit des frères qui crie, et leur dire des adieux éternels, car vous ne reviendrez pas plus que les martyrs en marche vers le bûcher ne retournaient au logis ; enfin, il faut vous dépouiller des sentiments et des choses auxquels tiennent les hommes, sans quoi vous ne seriez pas tout entiers à votre entreprise. Faites pour Dieu ce que vous faisiez pour vos desseins ambitieux, ce que vous faites en vous vouant à un art, ce que vous avez fait quand vous aimiez une créature plus que lui, ou quand vous poursuiviez un secret de la science humaine. Dieu n’est-il pas la science même, l’amour même, la source de toute poésie ? son trésor ne peut-il exciter la cupidité ? Son trésor est inépuisable, sa poésie est infinie, son amour est immuable, sa science est infaillible et sans mystères ! Ne tenez donc à rien, il vous donnera tout. Oui, vous retrouverez dans son cœur des biens incomparables à ceux que vous aurez perdus sur la terre. Ce que je vous dis est certain : vous aurez sa puissance, vous en userez comme vous usez de ce qui est à votre amant ou à votre maîtresse. Hélas ! la plupart des hommes doutent, manquent de foi, de volonté, de persévérance. Si quelques-uns se mettent en route, ils viennent aussitôt à regarder derrière eux, et reviennent. Peu de créatures savent choisir entre ces deux extrêmes : ou rester ou partir, ou la fange ou le ciel. Chacun hésite. La faiblesse commence l’égarement, la passion entraîne dans la mauvaise voie, le vice, qui est une habitude, y embourbe ; et l’homme ne fait aucun progrès vers les états meilleurs. Tous les êtres passent une première vie dans la sphère des Instincts où ils travaillent à reconnaître l’inutilité des trésors terrestres après s’être donné mille peines pour les amasser. Combien de fois vit-on dans ce premier monde avant d’en sortir préparé pour recommencer d’autres épreuves dans la sphère des Abstractions où la pensée s’exerce en de fausses sciences, où l’esprit se lasse enfin de la parole humaine ; car la Matière épuisée, vient l’Esprit. Combien de formes l’être promis au ciel a-t-il usées, avant d’en venir à comprendre le prix du silence et de la solitude dont les steppes étoilées sont le parvis des Mondes Spirituels ! Après avoir expérimenté le vide et le néant, les yeux se tournent vers le bon chemin. C’est alors d’autres existences à user pour arriver au sentier où brille la lumière. La mort est le relais de ce voyage. Les expériences se font alors en sens inverse : il faut souvent toute une vie pour acquérir les vertus qui sont l’opposé des erreurs dans lesquelles l’homme a précédemment vécu. Ainsi vient d’abord la vie où l’on souffre, et dont les tortures donnent soif de l’amour. Ensuite la vie où l’on aime et où le dévouement pour la créature apprend le dévouement pour le créateur, où les vertus de l’amour, ses mille martyres, son angélique espoir, ses joies suivies de douleurs, sa patience, sa résignation, excitent l’appétit des choses divines. Après vient la vie où l’on cherche dans le silence les traces de la Parole, où l’on devient humble et charitable. Puis la vie où l’on désire. Enfin, la vie où l’on prie. Là est l’éternel midi, là sont les fleurs, là est la moisson ! Les qualités acquises et qui se développent lentement en nous, sont les liens invisibles qui rattachent chacun de nos existers l’un à l’autre, et que l’âme seule se rappelle, car la matière ne peut se ressouvenir d’aucune des choses spirituelles. La pensée seule a la tradition de l’antérieur. Ce legs perpétuel du passé au présent et du présent à l’avenir, est le secret des génies humains : les uns ont le don des Formes, les autres ont le don des Nombres, ceux-ci le don des Harmonies. C’est des progrès dans le chemin de la lumière. Oui, qui possède un de ces dons touche par un point à l’infini. La parole, de laquelle je vous révèle ici quelques mots, la terre se l’est partagée, l’a réduite en poussière et l’a semée dans ses œuvres, dans ses doctrines, dans ses poésies. Si quelque grain impalpable en reluit sur un ouvrage, vous dites : « Ceci est grand, ceci est vrai, ceci est sublime ! » Ce peu de chose vibre en vous et y attaque le pressentiment du ciel. Aux uns la maladie qui nous sépare du monde, aux autres la solitude qui nous rapproche de Dieu, à celui-ci la poésie ; enfin tout ce qui vous replie sur vous-même, vous frappe et vous écrase, vous élève ou vous abaisse, est un retentissement du Monde Divin. Quand un être a tracé droit son premier sillon, il lui suffit pour assurer les autres : une seule pensée creusée, une voix entendue, une souffrance vive, un seul écho que rencontre en vous la parole, change à jamais votre âme. Tout aboutit à Dieu, il est donc bien des chances pour le trouver en allant droit devant soi. « Quand arrive le jour heureux où vous mettez le pied dans le chemin et que commence votre pèlerinage, la terre n’en sait rien, elle ne vous comprend plus, vous ne vous entendez plus, elle est vous. Les hommes qui arrivent à la connaissance de ces choses, et qui disent quelques mots de la Parole vraie ; ceux-là ne trouvent nulle part à reposer leur tête, ceux-là sont poursuivis comme bêtes fauves, et périssent souvent sur des échafauds à la grande joie des peuples assemblés, tandis que les Anges leur ouvrent les portes du ciel. Votre destination sera donc un secret entre vous et Dieu, comme l’amour est un secret entre deux cœurs. Vous serez le trésor enfoui sur lequel passent les hommes affamés d’or, sans savoir que vous êtes là. Votre existence devient alors incessamment active ; chacun de vos actes a un sens qui se rapporte à Dieu, comme dans l’amour vos actions et vos pensées sont pleines de la créature aimée ; mais l’amour et ses joies, l’amour et ses plaisirs bornés par les sens, est une imparfaite image de l’amour infini qui vous unit au céleste fiancé. Toute joie terrestre est suivie d’angoisses, de mécontentements ; pour que l’amour soit sans dégoût, il faut que la mort le termine au plus fort de sa flamme, vous n’en connaissez alors pas les cendres ; mais ici Dieu transforme nos misères en délices, la joie se multiplie alors par elle-même, elle va croissant et n’a pas de limites. Ainsi, dans la vie Terrestre, l’amour passager se termine par des tribulations constantes ; tandis que, dans la vie Spirituelle, les tribulations d’un jour se terminent par des joies infinies. Votre âme est incessamment joyeuse. Vous sentez Dieu près de vous, en vous ; il donne à toutes choses une saveur sainte, il rayonne dans votre âme, il vous empreint de sa douceur, il vous désintéresse de la terre pour vous-même, et vous y intéresse pour lui-même en vous laissant exercer son pouvoir. Vous faites en son nom les œuvres qu’il inspire : vous séchez les larmes, vous agissez pour lui, vous n’avez plus rien en propre, vous aimez comme lui les créatures d’un inextinguible amour ; vous les voudriez toutes en marche vers lui, comme une véritable amante voudrait voir tous les peuples du monde obéir à son bien-aimé. La dernière vie, celle en qui se résument les autres, où se tendent toutes les forces et dont les mérites doivent ouvrir la Porte Sainte à l’être parfait, est la vie de la Prière. Qui vous fera comprendre la grandeur, les majestés, les forces de la Prière ? Que ma voix tonne dans vos cœurs et qu’elle les change. Soyez tout à coup ce que vous seriez après les épreuves ! Il est des créatures privilégiées, les Prophètes, les Voyants, les Messagers, les Martyrs, tous ceux qui souffrirent pour la Parole ou qui l’ont proclamée ; ces âmes franchissent d’un bond les sphères humaines et s’élèvent tout à coup à la Prière. Ainsi de ceux qui sont dévorés par le feu de la Foi. Soyez un de ces couples hardis. Dieu souffre la témérité, il aime à être pris avec violence, il ne rejette jamais celui qui peut aller jusqu’à lui. Sachez-le ! le désir, ce torrent de votre volonté, est si puissant chez l’homme, qu’un seul jet émis avec force peut tout faire obtenir, un seul cri suffit souvent sous la pression de la Foi. Soyez un de ces êtres pleins de force, de vouloir et d’amour ! Soyez victorieux de la terre. Que la soif et la faim de Dieu vous saisissent ! Courez à Lui comme le cerf altéré court à la fontaine ; le Désir vous armera de ses ailes ; les larmes, ces fleurs du Repentir, seront comme un baptême céleste d’où sortira votre nature purifiée. Élancez-vous du sein de ces ondes dans la Prière. Le silence et la méditation sont les moyens efficaces pour aller dans cette voie. Dieu se révèle toujours à l’homme solitaire et recueilli. Ainsi s’opérera la séparation nécessaire entre la Matière qui vous a si long-temps environnés de ses ténèbres, et l’Esprit qui naît en vous et vous illumine, car il fera alors clair en votre âme. Votre cœur brisé reçoit alors la lumière, elle l’inonde. Vous ne sentez plus alors des convictions en vous, mais d’éclatantes certitudes. Le Poète exprime, le Sage médite, le Juste agit ; mais celui qui se pose au bord des Mondes Divins, prie ; et sa prière est à la fois parole, pensée, action ! Oui, sa prière enferme tout, elle contient tout, elle vous achève la nature, en vous en découvrant l’esprit et la marche. Blanche et lumineuse fille de toutes les vertus humaines, arche d’alliance entre la terre et le ciel, douce compagne qui tient du lion et de la colombe, la Prière vous donnera la clef des cieux. Hardie et pure comme l’innocence, forte comme tout ce qui est un et simple, cette Belle Reine invincible s’appuie sur le monde matériel, elle s’en est emparée ; car, semblable au soleil, elle le presse par un cercle de lumière. L’univers appartient à qui veut, à qui sait, à qui peut prier ; mais il faut vouloir, savoir et pouvoir ; en un mot posséder la force, la sagesse et la foi. Aussi la prière qui résulte de tant d’épreuves est-elle la consommation de toutes les vérités, de toutes les puissances, de tous les sentiments. Fruit du développement laborieux, progressif, continu de toutes les propriétés naturelles animé par le souffle divin de la Parole, elle a des activités enchanteresses, elle est le dernier culte : ce n’est ni le culte matériel qui a des images, ni le culte spirituel qui a des formules ; c’est le culte du monde divin. Nous ne disons plus de prières, la prière s’allume en nous, elle est une faculté qui s’exerce d’elle-même ; elle a conquis ce caractère d’activité qui la porte au-dessus des formes ; elle relie alors l’âme à Dieu, avec qui vous vous unissez comme la racine des arbres s’unit à la terre ; vos veines tiennent au principe des choses, et vous vivez de la vie même des mondes. La Prière donne la conviction extérieure en vous faisant pénétrer le Monde Matériel par la cohésion de toutes vos facultés avec les substances élémentaires ; elle donne la conviction intérieure en développant votre essence et la mêlant à celle des Mondes Spirituels. Pour parvenir à prier ainsi, obtenez un entier dépouillement de la chair, acquérez au feu des creusets la pureté du diamant, car cette complète communication ne s’obtient que par le repos absolu, par l’apaisement de toutes les tempêtes. Oui, la prière, véritable aspiration de l’âme entièrement séparée du corps, emporte toutes les forces et les applique à la constante et persévérante union du Visible et de l’Invisible. En possédant la faculté de prier sans lassitude, avec amour, avec force, avec certitude, avec intelligence, votre nature spiritualisée est bientôt investie de la puissance. Comme un vent impétueux ou comme la foudre, elle traverse tout et participe au pouvoir de Dieu. Vous avez l’agilité de l’esprit ; en un instant, vous vous rendez présent dans toutes les régions, vous êtes transporté comme la Parole même d’un bout du monde à l’autre. Il est une harmonie, et vous y participez ! il est une lumière, et vous la voyez ! il est une mélodie, et son accord est en vous. En cet état, vous sentirez votre intelligence se développer, grandir, et sa vue atteindre à des distances prodigieuses : il n’est en effet ni temps, ni lieu pour l’esprit. L’espace et la durée sont des proportions créées pour la matière, l’esprit et la matière n’ont rien de commun. Quoique ces choses s’opèrent dans le calme et le silence, sans agitation, sans mouvement extérieur ; néanmoins tout est action dans la Prière, mais action vive, dépouillée de toute substantialité, et réduite à être, comme le mouvement des Mondes, une force invisible et pure. Elle descend partout comme la lumière, et donne la vie aux âmes qui se trouvent sous ses rayons, comme la Nature est sous le soleil. Elle ressuscite partout la vertu, purifie et sanctifie tous les actes, peuple la solitude, donne un avant-goût des délices éternelles. Une fois que vous avez éprouvé les délices de l’ivresse divine engendrée par vos travaux intérieurs, alors tout est dit ! une fois que vous tenez le sistre sur lequel on chante Dieu, vous ne le quittez plus. De là vient la solitude où vivent les esprits Angéliques et leur dédain de ce qui fait les joies humaines. Je vous le dis, ils sont retranchés du nombre de ceux qui doivent mourir ; s’ils en entendent les langages, ils n’en comprennent plus les idées ; ils s’étonnent de leurs mouvements, de ce que l’on nomme politique, lois matérielles et sociétés ; pour eux plus de mystère, il n’est plus que des vérités. Ceux qui sont arrivés au point où leurs yeux découvrent la Porte Sainte, et qui, sans jeter un seul regard en arrière, sans exprimer un seul regret, contemplent les mondes en en pénétrant les destinées ; ceux-là se taisent, attendent, et souffrent leurs dernières luttes ; la plus difficile est la dernière, la vertu suprême est la Résignation : être en exil et ne pas se plaindre, n’avoir plus goût aux choses d’ici-bas et sourire, être à Dieu, rester parmi les hommes ! Vous entendez bien la Voix qui vous crie : — Marche ! marche ! Souvent en de célestes visions, des Anges descendent et vous enveloppent de leurs chants ! Il faut sans pleurs ni murmures, les voir revolant à la ruche. Se plaindre, ce serait déchoir. La résignation est le fruit qui mûrit à la porte du ciel. Combien est puissant et beau le sourire calme et le front pur de la créature résignée ! Radieuse est la lueur qui lui pare le front ! Qui vit dans son air, devient meilleur ! Son regard pénètre, attendrit. Plus éloquente par son silence que le prophète ne l’est par sa parole, elle triomphe par sa seule présence. Elle dresse l’oreille comme le chien fidèle qui attend le maître. Plus forte que l’amour, plus vive que l’espérance, plus grande que la foi, elle est l’adorable fille qui, couchée sur la terre, y garde un moment la palme conquise en laissant une empreinte de ses pieds blancs et purs ; et quand elle n’est plus, les hommes accourent en foule et disent : « — Voyez ! » Dieu l’y maintient comme une figure aux pieds de laquelle rampent les Formes et les Espèces de l’Animalité pour reconnaître leur chemin. Elle secoue, par moments, la lumière que ses cheveux exhalent, et l’on voit ; elle parle, et l’on entend, et tous se disent : — Miracle ! Souvent elle triomphe au nom de Dieu ; les hommes épouvantés la renient, et la mettent à mort ; elle dépose son glaive, et sourit au bûcher après avoir sauvé les peuples. Combien d’Anges pardonnés sont passés du martyre au ciel ! Sinaï, Golgotha ne sont pas ici ou là ; l’Ange est crucifié dans tous les lieux, dans toutes les sphères. Les soupirs arrivent à Dieu de toutes parts. La terre où nous sommes est un des épis de la moisson, l’humanité est une des espèces dans le champ immense où se cultivent les fleurs du ciel. Enfin, partout Dieu est semblable à lui-même, et partout, en priant, il est facile d’arriver à lui. »

À ces paroles, tombées comme des lèvres d’une autre Agar dans le désert, mais qui, arrivées à l’âme, la remuaient comme des flèches lancées par le Verbe enflammé d’Isaïe, cet être se tut soudain pour rassembler ses dernières forces. Ni Wilfrid, ni Minna n’osèrent parler. Tout à coup, IL se dressa pour mourir.

— Âme de toutes choses, ô mon Dieu, toi que j’aime pour toi-même ! Toi, Juge et Père, sonde une ardeur qui n’a pour mesure que ton infinie bonté ! Donne-moi ton essence et tes facultés pour que je sois mieux à toi ! Prends-moi pour que je ne sois plus moi-même. Si je ne suis pas assez pur, replonge-moi dans la fournaise ! Si je suis taillé en faulx, fais de moi quelque Soc nourricier ou l’Épée victorieuse ! Accorde-moi quelque martyre éclatant où je puisse proclamer ta parole. Rejeté, je bénirai ta justice. Si l’excès d’amour obtient en un moment ce qui se refuse à de durs, à de patients travaux, enlève-moi sur ton char de feu ! Que tu m’octroies le triomphe ou de nouvelles douleurs, sois béni ! Mais souffrir pour toi, n’est-ce pas un triomphe aussi ! Prends, saisis, arrache, emporte-moi ! Si tu le veux, rejette-moi ! Tu es l’adoré qui ne saurait mal faire. — Ah ! cria-t-il, après une pause, les liens se brisent !

« Esprits purs, troupeau sacré, sortez des abîmes, volez sur la surface des ondes lumineuses ! L’heure a sonné, venez, rassemblez-vous ! Chantons aux portes du Sanctuaire, nos chants dissiperont les dernières nuées. Unissons nos voix pour saluer l’aurore du Jour Éternel. Voici l’aube de la Vraie Lumière ! Pourquoi ne puis-je emmener mes amis ? Adieu, pauvre terre ! adieu ! »

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