XIII. Mort de Rosalie.

Dès lors, Clément consigna rigoureusement les visiteurs à sa porte ; hormis Destroy et le médecin, personne ne pénétra plus chez lui. En dépit de cette résolution, il vivait dans des transes perpétuelles ; poursuivi d'une méfiance outrée, il était incessamment sur le qui-vive, ce qui lui donnait l'air d'un maniaque. La présence de l'enfant dans la maison n'était, entre le mari et la femme, qu'un élément nouveau de discorde et de douleurs. Stupidement sérieux, apathique, il ne voulait toutefois pas se séparer de Rosalie, bien qu'il fût insensible à sa tendresse. Elle le couvrait de baisers, l'étreignait avec amour, essayait de le faire sourire, de l'animer ; mais toujours en vain. Dès qu'elle le voyait, en réponse à ces tendres provocations, la regarder de son air impassible, dénué d'intelligence, elle ne manquait pas de porter la main à ses yeux en signe de terreur et de désespoir. Ce qui ajoutait à ses tortures, c'était d'observer chez ce fils une aversion à chaque instant plus profonde pour Clément. Celui-ci n'avançait pas plutôt les bras pour le saisir, que le petit s'agitait comme un forcené et jetait des cris perçants ; si bien que le père, dont les lèvres souriait d'abord, s'irritait graduellement et parvenait à une exaspération sauvage qui faisait craindre qu'il n'étouffât son fils au lieu de l'embrasser. Rosalie avait alors des crises terribles : ce n'était point assez qu'elle fondît en larmes et suffoquât de sanglots, elle tombait en proie à d'effrayantes convulsions. Sous l'influence de ces secousses continuelles, elle mourait un peu tous les jours. Clément, lui, desséchait d'angoisses ; sa fièvre de surveiller sa femme mourante rappelait toujours mieux celle d'un espion passionné. Il sollicitait fréquemment des congés pour la garder lui-même à vue, surtout quand il appréhendait qu'elle n'eût des spasmes et le délire. Il ne lui suffisait plus de la priver impitoyablement de la consolation des visites, il commençait même à marquer de l'ombrage des assiduités de Destroy ; ce qu'il laissait voir parfois si grossièrement, que Max eût déjà rompu définitivement avec lui, n'eussent été les pleurs et les prières de Rosalie.

Celle-ci connut enfin cette tranquillité morne qui précède quelquefois la mort. Après être resté des semaines entières sans dormir, elle eut des sommeils profonds, presque léthargiques. Clément, déjà moins soupçonneux, se relâcha sensiblement dans son espionnage et cessa d'avoir autant peur de la laisser seule avec Destroy.

Une après-dînée, Max, étant venu à une heure où Clément travaillait encore à son bureau, trouva Rosalie dans un état inquiétant. Elle avait les yeux hagards, les traits bouleversés ; ses gestes convulsifs accusaient des souffrances intolérables ; par intervalles, elle portait la main à sa poitrine et disait :

« Oh ! mon ami, que je souffre ! c'est du feu, du feu que j'ai là ! »

L'enfant la regardait d'un air qui n'avait rien d'humain.

Destroy ne savait que fixer sur elle un œil rempli de commisération.

Tout à coup, elle discontinua de se plaindre. Avec des peines infinies, elle parvint à se mettre sur son séant. À son air inspiré, on eût dit qu'elle puisait dans une espérance soudaine la force de dompter toutes ses douleurs.

« Écoutez-moi, cher Max, balbutia-t-elle d'une voix haletante : je mourrai peut-être demain, peut-être cette nuit ; je sens que ma fin est proche. Il dépend de vous, mon ami, d'adoucir mes derniers instants. J'ai commis de grandes fautes, oh ! oui, de bien grandes fautes, et je crois à la vie éternelle !… Je ne voudrais pas m'en aller sans pardon… Vous savez que Clément ne veut pas entendre parler de confesseur… Mon ami, cette dernière preuve d'affection, je vous la demande à mains jointes, courez vite chercher un prêtre !… »

Épuisée, elle fit un effort suprême et ajouta :

« Clément ne rentrera pas d'ici à trois heures. Il ne saura rien, et je mourrai plus tranquille… »

Quoique Destroy fût ému jusqu'aux larmes, il balançait à écouter cette prière. Faute d'avoir encore été prié pour un service de ce genre, dans une situation analogue, le cas échéant ne l'avait jamais préoccupé. Très-empêché, pour ne point être versé dans les usages orthodoxes, il répugnait en outre à une conduite tortueuse, et, par dessus cela, était retenu par l'incertitude des conséquences que pourrait avoir sa trahison. Mais il avait moins de prudence que de sentiment ; tandis que l'une lui conseillait de ne pas s'immiscer dans des affaires aussi délicates, l'autre le pressait de répandre un peu de baume sur les blessures de cette pauvre femme et de rendre moins cruelles ses dernières heures. Le nom de l'abbé Ponceau, que prononça Rosalie, acheva de le décider : en tout état de choses, il ne pouvait être dangereux de se confier en cet excellent homme.

Max arriva tout essoufflé au domicile du prêtre. À sa demande de le voir, on lui répliqua qu'il était à la sacristie ; que, toutefois, c'était l'heure de son dîner ; qu'il rentrerait sûrement d'un moment à l'autre. Invité à l'attendre, Destroy jugea plus prudent d'aller au-devant de lui. Justement, comme Max escaladait les marches du parvis, l'abbé Ponceau sortait de l'église. Demeurant dans le voisinage, le vieillard était coiffé de sa barrette noire liserée de rouge et portait son camail de chanoine.

« Monsieur l'abbé, lui dit Destroy hors d'haleine, Mme Rosalie veut absolument vous voir ; elle est à toute extrémité : il n'y a pas un moment à perdre. »

Le digne prêtre, bien qu'il sût Rosalie très-malade, parut extrêmement affligé de la nouvelle. Sans hésiter un seul instant, oubliant à la fois et qu'il était en tenue de chœur, et qu'on l'attendait pour dîner :

« Allons ! » fit-il d'un ton résolu.

Ils prirent une voiture. Pendant le trajet, par mesure de précaution, Max cru devoir dire au prêtre une partie de la vérité : « Clément ne voulait pas que sa femme fût aussi mal qu'elle l'était réellement ; il était, de plus, sous l'empire de cette superstition commune qui consiste à voir un présage de mort dans la présence d'un prêtre auprès d'un malade ; par ces raisons, il reculait chaque jour d'en appeler un. Rosalie, de son côté, qui avait conscience de sa fin prochaine, dans le double but de remplir ses devoirs et de ne pas attrister son mari, avait donc résolu, pour se confesser, de profiter d'un moment où il n'était pas là. » À tout, l'abbé Ponceau répondit : « Benè, benè. ». Ils eurent bientôt dévoré la distance qui les séparait du domicile de Clément.

Si peu de temps qu'ils eussent mis à venir, ils arrivèrent encore trop tard. Inquiet sans savoir pourquoi, oppressé de vagues pressentiments, Clément avait quitté brusquement son bureau et était rentré chez lui. Tout porte à croire que Rosalie jugea à propos de l'avertir du service qu'elle avait exigé de Destroy. La vieille Marguerite n'eut pas plutôt ouvert, l'abbé Ponceau et Max furent à peine dans l'antichambre, que Clément se montra. D'une lividité de cadavre, muet de fureur, embrassant sa poitrine de ses poings crispés, il les regarda en face avec une hauteur foudroyante. Le récit le plus exact et le plus ferme n'atteindra jamais à l'horreur de la scène qui suivit. Pendant que Clément, de l'air d'une bête fauve, tenait en arrêt, magnétisait, pour ainsi parler, son ami et le prêtre, au fond de l'appartement, malgré les portes closes, on entendait, mêlées à des cris d'enfant d'une acuité sauvage, les plaintes d'une femme qu'on semblait égorger.

Ces hurlements de détresse, à émouvoir des cœurs en marbre, ajoutaient à la rage de Clément et le jetaient insensiblement hors de lui. D'une voix étouffée, lançant les syllabes comme des flèches :

« Que venez-vous faire ici ? dit-il à l'abbé, et à Max : De quoi vous mêlez-vous ? »

Ceux-ci, en proie à une confusion douloureuse, baissaient la tête et gardaient le silence.

« Voulez-vous donc finir de la tuer ? continua Clément, dont l'emportement devenait de la furie. Son état n'est-il pas assez grave ? Ne sais-je pas ce que j'ai à faire ? Me fera-t-on la loi dans ma maison ? Suis-je pas meilleur juge que personne du choix de l'heure ? Retirez-vous !… »

Les lamentations de Rosalie retentissaient avec une intensité nouvelle.

« Je tiens au moins à constater, balbutia Destroy, que ce que j'ai fait, je ne l'ai fait que sur les instances réitérées de ta femme.

– Ma femme ne sait ce qu'elle fait ! repartit Clément. Elle s'abuse sur son état ; elle a encore de longs jours à vivre !

– Souffrez, monsieur, dit à son tour l'abbé, dont la frayeur accroissait le bégayement, que je vous fasse remarquer la responsabilité redoutable que vous assumez sur votre tête.

– C'est mon affaire ! s'écria Clément avec une énergie effroyable. Que ma femme ait commis des crimes si vous voulez, et que, par impossible, elle meure sans absolution, eh bien ! que Dieu m'accable mille fois de son châtiment, et y ajoute, durant l'éternité, des tortures inouïes !… »

Depuis quelques instants, on n'entendait plus ni les cris de Rosalie, ni ceux de l'enfant. Max et l'abbé, dans une consternation profonde, s'apprêtaient à sortir.

Soudainement, l'une des portes donnant sur l'antichambre fut ébranlée, puis ouverte, et Rosalie apparut. Pieds nus, les cheveux épars, d'une main elle retenait sa chemise à son cou ; de l'autre, elle s'accrochait à l'un des battants de la porte. Sur sa face hâve, ses yeux agrandis, presque sans couleur, brillaient d'une expression étrange. Son corps de squelette vacillait et menaçait de s'affaisser. Max, le prêtre, et Clément lui-même, se retournèrent simultanément et s'arrêtèrent saisis d'épouvante.

« Je me meurs ! » fit Rosalie chez qui la soif d'entendre une parole consolante étouffa jusqu'aux instincts de pudeur. Elle glissa sur ses genoux, et, laissant à découvert une poitrine épuisée, tendit ses bras débiles vers le prêtre.

« Pardon ! oh ! pardon ! » s'écria-t-elle d'une voix éteinte, avec toute son âme.

Le vieillard, dont le cœur s'emplit de pitié, fit irrésistiblement un pas vers elle.

Ce seul mouvement de l'abbé faillit rendre Clément fou. À ce degré d'égarement qui blanchit les lèvres d'écume et rend capable d'un meurtre, de sa femme, il se tourna vers le prêtre et lui cria, en jetant les poings en arrière :

« Allez-vous-en ! Épargnez-moi le tort de porter les mains sur vous ! »

Rosalie tomba à terre comme une masse inerte.

Si l'abbé et Destroy ne fussent pas sortis précipitamment, Clément, dont la frénésie n'avait plus de bornes, accomplissait infailliblement sa menace…

Quelques jours plus tard, Max, qui était fermement résolu à ne jamais remettre les pieds dans cette maison maudite, reçut une lettre où Clément, après lui avoir annoncé la mort de sa femme, le suppliait de venir l'assister dans les préparatifs funèbres.

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