L’HABITUDE

Et leurs yeux pleureront tout seuls…

Un soir triste me prend après les jours de flamme

Dans son repos dormant ;

Mes souvenirs sont seuls, ils ont perdu leur âme,

Et vont tout doucement.

Maintenant tout est mort dans ma morne vieillesse

Et sur mon front pâli,

Où le bonheur paisible a jeté sa tristesse,

A jeté son oubli.

Le temps lava mon âme aux sanctuaires d’ombres,

Le temps, calme reflux,

Et je marche guidé par de douces mains sombres

Que je ne connais plus.

Comme un fleuve tranquille et pâle dans ses rives

Sous le deuil des rameaux,

Ma voix sans souvenir a des formes plaintives

Qui pleurent sur les mots.

Je laisse sans penser, rêver ma vue errante,

Aux horizons voilés,

Et je porte avec moi mon âme indifférente

Et mes yeux désolés.

Je m’en vais dans le bois parmi la nuit pensive,

La nuit, parmi la paix,

Avec ma marche lente et mon âme attentive,

Comme si j’écoutais.

Et tout seul, sans un mot, parmi les sentiers vides

Des sous-bois où j’allais,

Pendant quelques instants j’aurai les mains timides

Comme si tu tremblais.

La nuit, quand le sommeil tombe des hautes branches

Comme une mort d’espoirs,

J’irai voir l’azur calme et les étoiles blanches

Parmi les rameaux noirs.

J’irai voir, morne et doux, comme l’hiver s’effeuille,

Quand le vent fait gémir

Le bois mystérieux, le bois qui se recueille

Et qui va s’endormir.

Les hommes penseront au vieux passé qui tremble,

Les vieux, vagues aïeuls…

Avec leurs yeux vivants ils nous verront ensemble,

Nous qui sommes tout seuls.

Ils croiront que j’attends doucement que tu viennes

Sur la route où je viens ;

Ils croiront que mes mains pensent encore aux tiennes

Et mes regards aux tiens.

Ils ne comprendront pas que nos âmes sont closes

Aux regards du réel.

Ils ne savent pas bien quelle est la mort des choses

Qui pleurent sous le ciel.

Qu’il ne nous est resté que la forme sans sève

Et que l’humble décor,

Que nous n’avons gardé que le rêve du rêve,

Et que le reste dort.

Puisque les libertés dorment de lassitude

Aux cœurs vides de deuil,

Oh ! puissé-je garder la suprême habitude

De révolte et d’orgueil !

Oh ! puissé-je en remplir, sourd à la voix du blâme,

Sourd aux cris du remords,

Mes deux bras qui seront la tombe de mon âme

Avec leurs gestes morts.

Redresse-toi, géant de pierre, être paisible,

De toute ta hauteur ;

Et que des cris d’orgueil dans ta tête impassible

Montent avec lenteur.

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