Chapitre II

Salomon Ier. – Grallon. – Audren. – Budic. – Hoël le Grand. – Hoël II. – Alain Ier. – Hoël III. – Salomon II. – Alain II.

(427 – 690)

Conan laissait une nombreuse postérité : il avait eu quatre fils de sa première femme Huéline. Les deux aînés moururent à peine adolescents, et Urbien, le troisième, laissa le trône à son fils Salomon. L’Église d’Irlande a mis au rang des saints les enfants de Daréréa, seconde épouse de Conan, qui suivirent dans la verte Érin leur oncle saint Patrice, y devinrent évêques et contribuèrent puissamment à la conversion des habitants de l’île.

Salomon respecta les institutions de son aïeul. Il renouvela le traité passé avec Honorius, et, pour cimenter l’union entre ses sujets et les Romains, il épousa la fille de Flavius, patrice de Rome. Cependant son règne ne se passa point sans troubles. Les restes des Alains et des Visigoths se liguèrent pour lui ravir les places fortes du Poitou, parcoururent le territoire de Nantes, et ravagèrent tout jusqu’à la Loire ; mais Salomon les atteignit, et les défit dans tous les combats. Avant que Clovis eût chassé les Goths, les Huns, les Alains, les Vandales, les Gépides, les Hérules, les Ostrogoths, Salomon sut défendre ses frontières, et conserver en paix le peuple qu’il gouvernait. Mais comme il s’occupait assez peu de rendre la justice, de surveiller l’administration, de soulager ses sujets des charges dont la guerre les avait accablés, le peuple commençait à murmurer, lorsqu’un fait qui paraissait tenir du prodige vint offrir aux grands une occasion de donner un salutaire conseil à Salomon.

Le corps de saint Matthieu avait été apporté d’Orient au port d’Abervrac’h en Léonais, alors nommé Queinven. Le vaisseau chargé des reliques de l’apôtre était à l’ancre depuis plusieurs semaines, et les fidèles venaient prier au rivage, lorsque Salomon s’y rendit lui-même, suivi de ses barons et du clergé, pour faire transférer le saint corps en sa ville royale. Mais on ne put parvenir à descendre le cercueil à terre, car il était devenu d’une pesanteur surhumaine. Alors Grallon, beau-frère de Conan, s’approcha et parla en ces termes à Salomon : « Roi Salomon, as-tu rempli envers tes peuples tes devoirs de souverain ? As-tu écouté la plainte du pauvre ? As-tu essuyé les larmes que font couler les exactions de tes argentiers ? Sais-tu que dans le Léonais ils ont l’exécrable coutume de vendre comme esclaves, à des étrangers passant la mer, les enfants des malheureux qui ne peuvent parfaire leur contingent dans les tributs que tu imposes ? Sais-tu que ce lieu même est celui qu’ils ont choisi pour cet horrible trafic ? C’est ici qu’ils traînent, comme un vil bétail, les enfants ravis à leurs mères ; c’est ici qu’elles les embrassent pour la dernière fois, au milieu des cris et des gémissements. Ce lieu ne s’appelle plus Abervrac’h, mais Queinven, lamentation ! Ne sois donc pas surpris si le Ciel témoigne sa colère de ta coupable insouciance. »

Salomon ne répondit rien ; mais il entra dans le navire, posa la main sur le cercueil et prononça ces mots : « Glorieux apôtre Matthieu, je t’accorde que cette coutume, qui a toujours été exercée dans mon royaume, soit dorénavant abolie par respect pour toi, et je te confirme ce privilège par l’impression de mon anneau. »

Aussitôt le cercueil devint léger, et les reliques furent portées à Occismor. Salomon racheta de ses deniers tous les enfants qui avaient été vendus, et les plaça sous la protection du saint évangéliste. C’était beaucoup, mais c’était bien peu en raison de ce qui restait à faire : Salomon resta sourd aux justes réclamations du peuple, et les grands ambitieux, prenant ce prétexte, l’assassinèrent sur les marches de l’autel de l’église de Légionenses, où il s’était réfugié pour échapper à leur poursuite.

Grallon lui succéda. Son extrême rigidité effraya d’abord le peuple, mais bientôt il montra autant d’équité que de bravoure. Il fit alliance avec les Bagaudes, ou Gaulois mécontents, et les Francs, pour repousser les troupes que l’empereur Valentinien avait envoyées en Bretagne, à l’instigation de Flavius, désireux de venger la mort de son gendre. Grallon défit en un seul jour vingt mille hommes, et rendit la paix à ses États. Assailli par les pirates danois, plus connus sous le nom de Normands ou hommes du Nord, Grallon les chargea, les mit en fuite, et les força de reprendre la mer, avant qu’ils eussent pu pénétrer dans l’intérieur de la Bretagne. Malheureusement, ils n’en apprirent que trop bien la route, et nous les verrons bientôt couvrir de sang cet infortuné pays et le désoler par leurs brigandages.

Rendu à l’administration de son royaume, Grallon se fit respecter par de sages ordonnances, et s’occupa de rendre la justice à tous, en accueillant avec bonté ceux qui la réclamaient. Ces bonnes inspirations lui étaient suggérées par trois illustres personnages, que l’Église de Bretagne honore avec amour : saint Corentin, saint Ronan et saint Wingaloc. Tels étaient les conseillers qu’avait choisis Grallon, et tout le secret de sa puissance était dans l’observation docile de leurs excellents avis. Il venait lui-même les consulter et leur soumettre les plus importantes affaires du royaume ; et comme il aimait la vérité, il lui fut facile de persévérer dans la route de la droiture et des vertus.

Il dit un jour à Wingaloc : « Tu sais que j’ai nombre de châteaux et puissance de choses, grand espace de terres, abondance d’or, d’argent, de vêtements et autres ; que puis-je t’offrir pour te satisfaire ? parle. » Wingaloc pria le roi d’employer ses richesses à réparer les désastres que son excessive ardeur pour la guerre pouvait avoir amenés, ou le mal qui était résulté du trop de précipitation dans ses jugements. Grallon profita du conseil, s’amenda, et se fit un devoir de protéger la veuve et l’orphelin : les pauvres devinrent ses meilleurs amis. Cependant ni ses vertus, ni les prières de ses conseillers ne fléchirent entièrement en sa faveur le Ciel, qui voulait le punir d’avoir hâté la perte de Salomon, son seigneur. Il fut cruellement affligé par le spectacle des désordres de sa fille, qui, selon une tradition constante, avait promis sa main et la couronne de son père à un homme infâme. Grallon, après avoir été le témoin de la mort terrible de cette indigne fille, consacra le reste de ses jours à la prière. Il mourut très-regretté de ses sujets, qui lui décernèrent le surnom de Grand.

Grallon laissait un fils ; mais comme il était en bas âge, les états placèrent le diadème sur le front d’Audren, l’un des enfants de Salomon.

À peine sur le trône, Audren fut obligé de repousser les nouvelles incursions des Alains et des Gaulois du Poitou : il les vainquit enfin, et obtint la paix après de vaillants combats.

La Grande-Bretagne, alors ravagée par les Pictes et les Écossais, avait imploré vainement, quoique dans les termes les plus touchants, le secours des Romains : abandonnés par eux, ses enfants se tournèrent vers leurs frères d’Armorique ; ils députèrent vers Audren l’archevêque de Londres, Guethelin, accompagné de quelques vieillards vénérables. Le roi les accueillit avec bonté, et Guethelin, invité à parler devant le conseil, s’exprima ainsi : « Nous, reboutés de toute autre espérance, requérons ta miséricorde et te prions que tu nous veuilles donner aide et que tu défendes des assaults des étrangers le royaume de Bretagne insulaire, lequel t’est dû par droit successif ; car nul, fors toy, n’est qui doive être couronné du diadème de Maxime. »

Guethelin peignit ensuite avec les plus vives couleurs la misère de ses concitoyens, et supplia Audren et son conseil de ne pas consentir à la perte totale des Bretons.

Après bien des tergiversations et des retards, Audren déclara aux députés de la Grande-Bretagne que ses sujets s’opposaient formellement à ce qu’il les quittât. La vérité est que, dans son égoïsme, ce monarque se souciait peu d’échanger l’heureuse tranquillité dont il jouissait, contre les travaux et les peines d’une entreprise d’autant plus difficile qu’il aurait affaire à des ennemis terribles, presque indomptables. Les malheureux envoyés fondirent en larmes : « Partons, s’écria Guethelin, et puisse notre mort ne pas retomber sur toi et ta postérité ! » Touché de leur désespoir, Audren offrit aux Bretons le bras de son frère Constantin : cette proposition fut accueillie avec transport par les députés. « Le Ciel soit loué ! dirent-ils à Constantin, tu es roi des Bretons, et par toi la Bretagne reprendra ses forces et sera relevée. »

En peu de jours Constantin eut rassemblé une armée formidable, et sa vue, doublant le courage de ses guerriers, décida la défaite des oppresseurs de la Grande-Bretagne. À cette, nouvelle, Aëtius, général des Romains dans la Gaule, furieux de voir les Bretons se soustraire au joug de l’empire en élevant Constantin au trône, résolut de s’en venger sur les Armoricains, et ordonna à Eocharic, roi des Alains, de leur déclarer la guerre. Mais la fière attitude des Armoricains les intimida, et trois ans après, Aëtius s’estima trop heureux de les avoir pour alliés contre le terrible Attila, qu’il vainquit avec leur aide, sous les murs d’Orléans et dans les plaines de Châlons. À peine ce danger était-il passé, que les Visigoths entreprirent de s’emparer du comté de Nantes, de refouler les Bretons à l’extrémité de la péninsule, et de partager les Gaules avec les Burgondes. Prévenu à temps, Érech, un des fils d’Audren et général des troupes de son père, marcha contre l’ennemi avec douze mille guerriers ; son premier combat fut une défaite à laquelle il ne survécut pas. Eusèbe, son frère, le suivit de près dans la tombe, aussi peu regretté que son aîné fut pleuré pour ses vertus et les qualités de son esprit.

Le troisième fils d’Audren, nommé Budic ; rappelé en Armorique après la mort d’Eusèbe, n’y arriva que pour recevoir le dernier soupir et la bénédiction de son père.

Les premières années du règne de Budic furent glorieuses, mais difficiles ; il fut obligé de confirmer ses droits par l’épée. Childéric, ensuite Clovis avaient tenté la conquête de l’Armorique : repoussé devant les murs de Nantes, ce dernier prit le sage parti de s’allier avec un roi qu’il ne pouvait vaincre. Placées entre deux ennemis puissants, les garnisons romaines, qui conservaient encore quelques places sur les limites des deux États, se donnèrent, avec tout le pays qu’elles gardaient, aux Francs et aux Bretons armoricains. Cependant Budic ne put constamment maintenir son royaume en paix. Clovis essaya plus d’une fois, au mépris des traités les plus solennels, la conquête de la petite Bretagne ; mais ce fut en vain. Budic défendit avec courage, et conserva jusqu’à sa mort le territoire intact du royaume armoricain.

Il fut père de six enfants, dont l’aîné, connu sous le nom d’Hoël le Grand, lui succéda. Budic mourut à l’âge de soixante-cinq ans, et la douleur publique le rangea parmi les victimes secrètement immolées à l’ambition de Clovis.

Hoël, comme la plupart de ses ancêtres, passa les premières années de son règne dans les combats. Il reprit, avec l’aide des seigneurs bretons, tout ce que Clovis et les Frisons avaient conquis dans son royaume, et sa bravoure lui valut le respect et l’amitié de Clotaire, avec lequel il conclut une alliance scellée par de mutuels et riches présents.

Il laissa le trône à son fils aîné, qui portait comme lui le nom d’Hoël ; et avant sa mort, il créa ses autres enfants comtes de Nantes, de Vannes et de Léon : disposition qui ne tarda pas à engendrer des guerres civiles aussi longues que cruelles.

Hoël II avait la bravoure d’un soldat en même temps que tous les vices des camps ; mais il ne possédait aucune des vertus qui font le bonheur d’un peuple et la gloire d’un souverain. Son impiété fut portée au plus haut point, et sa coupable faiblesse fit qu’on lui imputa tous les maux qui accablèrent l’Armorique sous son règne. Il ne sortit pas un instant de sa lâche oisiveté pour repousser les Frisons, qui étaient revenus en Bretagne, dans le but de venger les affronts qu’ils avaient reçus sous Hoël le Grand ; il laissa aux peuples du littoral de la Grande-Bretagne le soin de purger sa patrie de ces pirates redoutables.

Les Saxons avaient envahi la Grande-Bretagne, et ses habitants, réduits à s’expatrier, émigraient en si grand nombre dans l’Armorique, que toute la population de l’île semblait se transporter en masse dans la péninsule. Hoël, enfermé dans sa ville de Rennes, ne paraissait faire aucune attention à ces chefs d’aventuriers qui venaient s’emparer de ses terres, quelques-uns en suppliants, mais la plupart à main armée : il confirmait aux premiers la jouissance du pays qu’il n’osait pas leur disputer ; il s’alliait aux autres ; comme s’il se fût trouvé heureux qu’ils voulussent bien lui laisser quelque portion de ses États. Un de ces chefs d’émigrants, après avoir délivré l’Armorique des incursions des Frisons, prit le titre de roi, que le lâche Hoël lui laissa porter paisiblement. La péninsule se trouva dès lors divisée en deux royaumes, celui de Bretagne proprement dit, et celui de Donnonée, composé d’une portion du Léonais, des diocèses de Tréguier et de Saint-Brieuc. Cependant le roi de Donnonée reconnut la suprématie du roi de Bretagne.

Alwen, ou Alain, fils de Hoël II, lui succéda sur le trône ; mais ce prince n’eut pas assez d’énergie pour faire sentir son autorité aux comtes créés par son aïeul, et le sceptre ne fut dans sa main qu’un vain hochet. Les grands et les seigneurs dédaignèrent le pusillanime Alain, méprisèrent ses ordres, et, s’éloignant de sa personne, s’emparèrent de la puissance royale dans leurs comtés, qu’ils gouvernèrent comme autant de royaumes distincts. Leurs querelles, leurs guerres et leurs crimes forment seuls la triste histoire du règne de l’inutile Alain.

Conao, comte de Vannes, ayant fait assassiner trois de ses frères, voulut se défaire du quatrième, nommé Macliave. Il eût exécuté cet horrible dessein, si Félix, évêque de Nantes, dont la haute naissance était accompagnée des plus rares qualités, et surtout d’une éloquence persuasive, n’eût intercédé en sa faveur. Conao consentit avec peine à rendre la liberté à son frère, et ne le fit sortir de prison qu’après lui avoir fait jurer sur l’Évangile qu’il n’entreprendrait rien contre son autorité. Macliave, se voyant en liberté, implora le secours de Conamor, comte de Léon, qui lui assura un asile. À cette nouvelle, Conao envoya demander avec hauteur le proscrit à Conamor ; celui-ci, craignant d’irriter un prince puissant, fit mettre Macliave dans un tombeau, et introduisant les envoyés, il leur dit : « Macliave n’est plus ; voilà sa dernière demeure ; je ne saurais vous le remettre : dites à Conao qu’il n’a plus rien à redouter de la part de son frère. » Ces hommes le crurent, burent et mangèrent sur la pierre funéraire et s’en retournèrent, après avoir accompli cette antique coutume. Cependant Macliave, craignant les entreprises de son frère, quitta la demeure de Conamor, renonça au monde en apparence, abandonna sa femme, et se fit couper les cheveux pour entrer dans un monastère.

Conobert, comte de Nantes, avait épousé la seconde fille de Vilicaire, duc d’Aquitaine, dont la fille aînée avait donné sa main à Chramne, fils de Clotaire Ier, roi des Francs. Caltée, c’était le nom de la femme de Conobert, s’empressa d’offrir un asile à sa sœur et à son beau-frère, lorsque Clotaire poursuivit son fils Chramne et son infortunée famille.

Clotaire avait confié le gouvernement d’Aquitaine à son fils Chramne, qui s’était révolté plusieurs fois contre lui. Après la mort de Childebert, qui l’avait accueilli, Chramne implora l’appui de Conobert par l’entremise de sa sœur Caltée. Cette princesse fit promettre à son mari de sacrifier, s’il le fallait, sa vie et ses États pour arracher son frère et sa malheureuse famille au sort que leur préparait la fureur de Clotaire. Conobert accueillit le fugitif à Nantes, avec les plus grands égards. Quatre années s’écoulèrent en paix pour Chramne et sa jeune famille, et l’on pouvait croire que le courroux de Clotaire était apaisé, quand des hérauts vinrent réclamer en son nom le fils rebelle. Conobert refusa avec la plus grande énergie : à cette nouvelle, le roi franc, ivre de fureur, accourt avec une armée en Bretagne, et bientôt Francs et Bretons se trouvent en présence.

Clotaire et Chramne se joignirent dans une plaine, entre Saint-Malo et Châteauneuf, et l’action commença ; mais la nuit qui survint suspendit les hostilités. Pendant cet instant de repos, Conobert alla trouver Chramne et lui dit : « Ce n’est pas une chose que je te crois permise de sortir du camp pour attaquer ton père. Demeure donc, et consens que cette nuit même je tente de le prévenir et de l’accabler. » Chramne, pensant que Conobert voulait lui ravir l’honneur de la victoire, rejeta la proposition du prince breton. Le jour venu, les armées étaient déjà en présence ; Clotaire, étendant ses mains vers le ciel, s’écria : « Jette les yeux sur nous, Dieu puissant ; vois que je souffre injustement par la trahison de mon fils ; juge entre nous, et prononce l’arrêt que tu prononças autrefois entre Absalon et David. » On en vint aux mains. Le combat fut long ; mais enfin les Bretons cédèrent lorsqu’ils eurent vu tomber Conobert percé d’une flèche. Alors Chramne prit de nouveau la fuite. Il avait des vaisseaux préparés sur mer ; mais en voulant mettre en sûreté sa femme et ses filles, il fut atteint par les soldats de son père, arrêté et chargé de chaînes. Lorsqu’on vint porter cette nouvelle au roi Clotaire, celui-ci ordonna qu’il fût brûlé par le feu avec sa femme et ses filles. On les enferma dans la chaumière d’une pauvre femme ; Chramne fut lié sur un banc, et étranglé avec un mouchoir ; puis on mit le feu à la maison, dans laquelle ils furent tous brûlés.

À la suite de cette horrible vengeance et de cette défaite des Bretons, Clotaire s’empara, sans coup férir, de Nantes, puis de Rennes, où végétait l’indolent Alain, qui se retira dans la partie occidentale de la Cornouailles. Cependant Macliave, qui avait embrassé la vie monastique, s’était fait sacrer évêque de Vannes, quoiqu’il fût marié. Après la mort de Conobert, préférant le titre de prince temporel à celui de prince spirituel, et l’épée à la mitre, sans s’effrayer de l’excommunication des prélats de la province, il se rendit maître du territoire de Vannes, et s’empara ensuite du comté de Cornouailles, sous le nom de tuteur de son neveu Théodoric, fils de Budic, dernier comte de ce pays, que Conobert avait fait périr. Le jeune prince, ayant tout à craindre de lui, jugea à propos de prendre la fuite. Macliave avait deux fils, Guérech et Jacob : à l’un il destinait le comté de Cornouailles, à l’autre celui de Vannes. Mais Théodoric, secondé par un grand nombre de Bretons fidèles, vint attaquer Macliave, et le tua avec son fils Jacob. Guérech resta comte de Vannes, et fut un prince courageux, entreprenant, intrépide, d’une haute prudence et d’une rare habileté.

En 594 mourut l’inutile roi de Bretagne, Alain Ier.

Hoël III, fils d’Alain Ier, occupait le trône depuis la mort de son père : ses talents rappelèrent les beaux jours de Hoël le Grand. Il sut se faire respecter des comtes de Vannes, de Cornouailles et de Nantes ; et Judhaël, roi de Donnonée, ne méconnut point sa suzeraineté. Hoël fixa sa résidence à Rennes, et se vit bientôt revêtu d’une autorité que n’avaient eue ni son père ni son aïeul. Il régna dix-huit années, et personne ne lui contesta le titre de roi de Bretagne, pas même Judhaël, qui n’en reçut jamais que celui de duc de Donnonée. Son fils, Salomon II, lui succéda.

« Ce roi fut vertueux, et nul, disent les historiens, n’osa l’attaquer, parce qu’il usait à la fois d’armes, d’oraisons et de prières, et que Dieu, qui l’écoutait, prenait lui-même la direction de ses affaires. »

Judicaël régnait alors en Donnonée. Ce prince avait reçu la meilleure éducation qu’on pût donner à cette époque : de plus, il était robuste, de belle stature, adroit à tous les exercices du corps ; il avait le visage agréable, le regard souriant et le plus doux organe. À peine Judicaël fut-il sur le trône, que Dagobert lui déclara la guerre, on ne sait trop pour quel motif, tant il y en a d’allégués. On dit, et c’est la version la plus vraisemblable, que les Francs et les Bretons limitrophes commencèrent d’eux-mêmes les hostilités, parce que certaines ordonnances émanées de Dagobert gênaient le commerce des deux nations. Après bien des débats de part et d’autre, comme Judicaël résistait avec fermeté aux prétentions exagérées du roi des Francs, ce dernier lui envoya en qualité d’ambassadeur saint Éloi, depuis évêque de Noyon. Judicaël accorda à saint Éloi tout ce qu’il eût refusé à Dagobert ; il consentit même à le suivre à la cour de ce roi. L’entrevue des deux rois fut très-amicale ; ils échangèrent de riches présents, et se quittèrent fort satisfaits l’un de l’autre. Il ne fut question ni de soumission, ni d’hommage, ni de rien qui y ressemblât, et le traité de paix, préparé d’avance, fut ratifié sans aucune contradiction.

Judicaël vécut désormais en paix avec ses voisins, et rendit ses sujets heureux. Ses goûts et son caractère le portaient vers la vie religieuse ; il honorait les prêtres, consolait les affligés, secourait les pauvres, logeait les pèlerins, protégeait les veuves ; c’était enfin le père du peuple.

Un jour qu’il revenait d’une campagne située dans la forêt de Montfort, s’étant arrêté à prier dans une église qu’il trouva sur son chemin, il s’aperçut, quand il en sortit, que toute sa suite avait déjà passé à gué la rivière de Meu, qui devait le conduire dans sa ville capitale. Sur le bord de l’eau était un pauvre lépreux, qui demandait en suppliant qu’on le fît passer ; mais les gens du roi le repoussaient et s’en éloignaient avec horreur. Judicaël fit monter le lépreux sur son cheval derrière lui, et le déposa sur l’autre rive. À peine le pauvre eut-il touché le sol, qu’il devint tout resplendissant et qu’en lui se manifesta le Christ même, qui dit au saint roi : « Parce que tu ne m’as pas méprisé sur la terre, tu y seras exalté, et après ta mort je te mettrai en mon paradis. » Puis il s’éleva au ciel, entouré d’une immense clarté.

Après un long règne Judicaël, quittant le monde, descendit du trône et s’ensevelit dans l’obscurité d’un cloître, ayant pourvu au bonheur de son peuple. L’Église l’a placé au nombre des saints.

Salomon II mourut en 658. Alain II, dit le Long, régna après lui, et sa mort, arrivée en 690, termina la première race des rois de Bretagne. Ce pays était devenu le partage de quelques puissants seigneurs, qui, las d’obéir à des fantômes de rois, se déclarèrent indépendants. La plupart de ces princes descendaient de la race de Conan, d’autres de celle de saint Judicaël. Ils étaient comtes de Nantes, de Vannes, de Léon, de Cornouailles : quelques-uns se qualifièrent rois ; mais nul ne réunit sous ses lois la Bretagne entière. S’ils ont fait quelque chose de remarquable, tout est retombé dans l’oubli. La seule vérité qui éclate à travers l’obscurité des chroniques de cette époque, c’est que les peuples étaient accablés de misère. La France, du reste, ne jouissait pas d’une plus grande prospérité.

Pépin, instruit de la discorde qui régnait entre les Bretons, se hâta d’en profiter et s’empara de Nantes, de Rennes, de Dol et de Saint-Malo. Charlemagne, son fils, réclama vainement des Bretons le paiement du tribut que son père leur avait imposé. À la suite d’une ligue défensive qu’ils formèrent contre l’empereur, ils purent jouir de quatorze années de repos ; mais au bout de ce temps les ambitions particulières se réveillèrent plus fortes que jamais. Charlemagne fomenta de tout son pouvoir la discorde en Bretagne, dans le but d’asservir cette belle province et de l’attacher à ses États.

Sous Louis le Débonnaire, la lutte entre la France et la Bretagne fut violente et désastreuse pour l’antique contrée : la perte de leur chef Morvan découragea les Armoricains ; ils se retirèrent devant l’empereur et le laissèrent pénétrer jusqu’à Vannes. Deux vengeurs restaient à la Bretagne, tous deux descendants de l’antique race de Conan ; ils se nommaient Riwallo et Noménoé. Riwallo, l’aîné, mourut, laissant sous la tutelle de Noménoé son fils Salomon, que celui-ci éleva comme son propre enfant. Noménoé avait déployé de grands talents à la guerre et dans le conseil ; il s’était montré l’un des plus redoutables adversaires du roi de France, car il n’oubliait pas le sang qui coulait dans ses veines, et bientôt il allait prouver à la Bretagne tout ce qu’elle pouvait attendre de lui.

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