Chapitre III

Noménoé. – Érispoé. – Salomon III. – Pasquiten et Gurvand se partagent la royauté. – Fin de la royauté en Bretagne.

Guy-ô-Marc’h, élu roi de Bretagne en 818 par les seigneurs et le peuple, qui ne pardonnaient pas à Noménoé d’avoir accepté le commandement du pays des mains de Louis le Débonnaire, fut assassiné en 825 ; tous les regards se tournèrent alors vers Noménoé. La fortune abandonnait enfin les empereurs ; le vaste empire de Charlemagne venait d’échapper aux faibles mains de son fils, que ses propres enfants avaient jeté dans un cloître, après l’avoir dépossédé.

Profitant de ces dissensions, les Bretons conçurent l’espoir de reconquérir leur liberté, et ils allaient demander à Noménoé de vouloir bien être leur chef, quand des pirates danois inondèrent la contrée et y jetèrent une fois de plus le désordre et la guerre. Noménoé sentit que l’instant était venu où le sort de son pays dépendait du succès de ses armes, et que le sceptre royal serait le prix de la victoire. Une grande bataille se livra près de Tréguier ; l’action fut sanglante, et le nombre des morts presque égal de part et d’autre. Pour gagner du temps, Noménoé proposa un traité aux Danois ; ils ne lui demandèrent que des vivres, et promirent de ne plus ravager les côtes de la Bretagne.

Bientôt une volonté unanime décerna la couronne au sauveur du pays, trop longtemps méconnu. Noménoé commença par bannir tout ce qui rappelait les institutions impériales, et par rendre à sa patrie ses anciennes et chères libertés. Ayant purgé la Bretagne de ses oppresseurs, il se rendit à Rennes, dont il fit relever les murailles. Sur ces entrefaites Louis le Débonnaire mourut, et Charles le Chauve, l’un de ses trois fils, monta sur le trône paternel. Charles avait auprès de lui deux seigneurs ambitieux, Lambert et Renaud, qui avaient puissamment servi sa cause : tous les deux lui demandèrent en récompense le comté de Nantes, sur lequel Lambert, comte des Marches nantaises, croyait surtout posséder des droits mieux établis. Charles crut mieux faire en donnant ce comté à Renaud, et en lui confirmant de plus celui de Poitiers. Lambert, exaspéré, quitta la cour du nouvel empereur, et se rendit auprès de Noménoé, dont il voulait se faire un vengeur.

Noménoé embrassa la cause de Lambert, et leva aussitôt des troupes dont il donna le commandement à Erispoé, son fils, afin de s’emparer du comté de Nantes, que Charles avait donné à Renaud. Il y eut un combat sanglant sur les bords de la Vilaine, entre Renaud, à la tête d’une armée composée de Francs, et les Bretons, commandés par Erispoé et par Lambert. Renaud fut vainqueur dans une première attaque ; mais Lambert, étant accouru au secours des siens, battit Renaud à son tour, et le tua dans le combat.

Après cette victoire, Noménoé prit hautement le titre de roi de Bretagne, et Lambert marcha du côté de Nantes avec son armée victorieuse. Les Nantais, qui n’étaient pas en état de lui résister, lui ouvrirent leurs portes, et il prit possession d’un gouvernement qu’il avait si ardemment désiré. Mais quelque temps après, ayant congédié ses troupes, il se vit maltraité par les Nantais et contraint de prendre honteusement la fuite.

Le dépit que lui causa cet affront le poussa à la funeste résolution d’introduire les Normands dans la Bretagne. Il alla les trouver sur les côtes de Neustrie, et enflamma leur cupidité, en leur disant qu’il y avait dans la ville de Nantes des richesses immenses. Animés par l’espérance du butin, ils s’embarquèrent aussitôt sous la conduite de Lambert, et en peu de temps, leur flotte, composée de 67 vaisseaux, parut en vue de Nantes. La ville, attaquée vigoureusement et faiblement défendue, fui bientôt prise d’assaut. La plupart des habitants se réfugièrent dans la grande église et s’y enfermèrent. Les barbares, après avoir rempli toute la ville de carnage et d’horreur, attaquèrent l’église, dont ils brisèrent les fenêtres et les portes. Leur fureur se tourna principalement contre les clercs, les moines et l’évêque, qu’ils passèrent tous au fil de l’épée. Ils pillèrent ensuite les trésors et les ornements de l’église ; et dès le soir même ils remontèrent sur leurs vaisseaux, n’ayant employé qu’un jour à cette fatale expédition. Lambert, qui s’était si impitoyablement vengé des Nantais, n’eut pas de peine à s’emparer une seconde fois d’une ville saccagée et réduite au plus déplorable état ; mais il fut loin de s’avouer l’auteur de ce désastre. Il plaignit beaucoup les habitants, et leur dit qu’en le chassant ils étaient demeurés sans défense et s’étaient attiré ce malheur.

Tandis que les Normands ravageaient le pays de Nantes, Noménoé, sans être d’intelligence avec eux, entra sur le territoire de Rennes et se rendit maître de la plus grande partie du pays. L’année suivante, Noménoé et Lambert ravagèrent les terres des Francs, l’un jusqu’au Mans, l’autre jusqu’à Angers. Ce fut en vain que Charles les menaça de venir fondre sur eux avec toutes les forces d’Allemagne et d’Italie. Noménoé, peu effrayé de ses menaces, passa la Loire, entra dans le Poitou et ravagea tout le pays de Maulges.

Charles s’avança du côté de la Bretagne, à la tête d’un corps considérable de Saxons et de Francs, dans la résolution de punir la révolte de Noménoé. Il traversa le Maine et une partie du pays de Rennes, et vint camper sur le bord de la rivière d’Oult. Il trouva Noménoé prêt à le recevoir ; on en vint bientôt aux mains. Le lieu où se donna la bataille, est une plaine marécageuse entre l’Oult et la Vilaine, près d’un endroit qui s’appelait autrefois Ballon.

La principale force des Bretons consistait en cavalerie ; leurs chevaux étaient vigoureux, et les cavaliers n’étaient armés que d’un pot de fer, d’une cotte de mailles, d’un grand bouclier et de quelques javelots, armure convenable pour attaquer en voltigeant, ce qui était la manière de combattre des Bretons. Les Francs étaient à peu près équipés de la même façon ; mais pour armes offensives ils portaient des demi-piques, longues de six pieds, appelées angons, et des épées larges, courtes et sans pointe. Les Saxons, qui formaient l’avant-garde de l’armée de Charles, furent d’abord enfoncés, ce qui détermina la défaite des Francs. Cependant on se battit encore le lendemain, et l’avantage fut pareillement du côté des Bretons. Charles, épouvanté, prit alors la fuite, et à la faveur de la nuit il se retira au Mans avec son fils, l’abbé de Saint-Martin de Tours. Le lendemain matin, l’armée française, ayant appris la retraite de Charles, ne songea plus qu’à suivre son exemple.

Cette glorieuse journée acquit à Noménoé une réputation qui franchit les limites de ses États, et le fit connaître des nations étrangères. Charles acheta la paix à force d’argent, et les Francs perdirent pour longtemps le désir de déclarer la guerre aux Bretons.

Tout répondait aux vœux de Noménoé : il avait rendu la paix à ses peuples, son front rayonnait de gloire ; mais il y manquait encore l’onction sainte, et roi de fait, il désirait que l’Église ratifiât par ses augustes cérémonies la volonté du Ciel en sa faveur. En 849, quatre, ans après la victoire décisive de Ballon, tous les évêques de Bretagne se réunirent à Dol, et le sacre s’accomplit par les mains de l’archevêque Festinianus, avec autant de pompe et de magnificence que les rois des Francs en mettaient à cette solennité. Elle eut lieu aux acclamations des guerriers et du peuple, dont Noménoé était chéri. On remit au prince l’anneau royal, représentant la foi qu’un souverain doit garder à la chose publique ; les bracelets, symbole des bonnes œuvres qu’il doit accomplir ; la verge, ou main de justice ; le manteau de pourpre, emblème de la pureté et de l’innocence du cœur ; le sceptre, signe de puissance et de protection. L’archevêque enfin lui posa sur la tête une couronne d’or enrichie de pierres précieuses.

À partir de ce moment, la guerre se ralluma avec plus de force que jamais entre Charles le Chauve et Noménoé. Celui-ci entra dans l’Anjou, prit Angers et ravagea tous les environs de cette ville. Il fit aussi une irruption dans le Maine. Charles, de son côté, pénétra dans la Bretagne, et reprit Rennes et Nantes, dont le prince breton s’était emparé. Noménoé, à cette nouvelle, revint aussitôt en Bretagne accompagné de Lambert : Charles ne jugea pas à propos d’attendre son ennemi. Les garnisons qu’il avait laissées dans les deux villes ne se défendirent point ; elles se rendirent dès la première attaque, et furent faites prisonnières de guerre. Noménoé et Lambert allèrent aussitôt assiéger le Mans, dont les habitants furent contraints de se rendre. Les principaux furent envoyés en Bretagne, et le reste fut désarmé.

Pour empêcher les Bretons de pousser leurs conquêtes plus loin, Charles résolut de donner à Robert le Fort le gouvernement des provinces entre la Seine et la Loire. Cependant Noménoé, après six mois de repos, traversa l’Anjou, et s’avança jusqu’à Vendôme. Il était près d’entrer sur le territoire de Chartres, lorsqu’il fut attaqué d’une maladie qui l’enleva en peu de jours. Ainsi mourut le plus puissant prince qui eût encore régné en Bretagne.

Noménoé laissait trois fils : Érispoé, qui lui succéda ; Gurvand, comte de Rennes, et Pasquiten, comte de Vannes.

Érispoé était brave, généreux et savant dans l’art de la guerre. La première année de son règne fut signalée par une grande victoire qu’il remporta sur Charles le Chauve, lequel, après la mort de Noménoé, avait pensé que le temps était venu de se venger des Bretons. L’empereur dut s’estimer heureux d’avoir conservé la vie et la liberté, et d’accepter la paix que lui dicta le roi de Bretagne.

Salomon avait toujours témoigné beaucoup de respect et de soumission à l’égard de Noménoé, son oncle ; et de son vivant il n’avait point songé à faire valoir les droits de sa naissance. Mais, après sa mort, il traita Érispoé d’usurpateur, et prétendit, comme fils du frère aîné de Noménoé, que la couronne lui appartenait de droit. Charles, à qui il paraissait avantageux d’entretenir la division en Bretagne, appuya les prétentions de Salomon, malgré le traité qu’il venait de conclure, et lui adjugea le tiers de la province. La guerre s’ensuivit entre l’empereur et Érispoé ; Charles, plus heureux dans celle-ci que dans les autres, contraignit Érispoé d’abandonner au moins à Salomon le comté de Rennes.

Comme Salomon aspirait à un plus haut rang, son ambition fut peu satisfaite du dernier traité conclu en sa faveur. Cette ambition fut réveillée par l’alliance que Charles projeta entre Louis son fils, et la fille d’Érispoé, héritière présomptive de la couronne de Bretagne. Le mariage était près de s’accomplir, lorsque Salomon forma le plus odieux complot contre son cousin ; secondé par un seigneur nommé Almar, il attaqua Érispoé dans une église, et le tua sur l’autel même. Telle fut la triste fin de ce prince, qui ne régna que six ans.

Charles, à la nouvelle de l’assassinat d’Érispoé, s’avança en Bretagne avec une armée, pour venger, disait-il, la mort de son allié ; mais Salomon le gagna tellement par ses soumissions, que l’empereur lui confirma par un traité la souveraineté de toute la Bretagne.

Salomon s’efforça de conquérir l’amour de ses peuples, et de faire oublier le crime auquel il devait le trône.

Les affaires de France étaient alors dans la plus grande confusion. Les seigneurs, qui n’obéissaient qu’avec peine à Charles, résolurent d’appeler Louis roi de Germanie, son frère, prince qui avait paru jusque alors sage et prudent, et de se soumettre à lui : ils s’y croyaient autorisés par le testament de Charlemagne, qui permettait à la nation de se choisir pour maître celui de ses enfants qui lui plairait davantage. Les chefs de la conjuration étaient Robert le Fort, Eudes, les deux Hervez, et un grand nombre d’autres seigneurs, qui se retirèrent auprès de Salomon et le reconnurent pour leur chef. Ce prince, à la tête des rebelles, entra dans le Maine avec une armée nombreuse, afin d’en chasser Louis, fils de Charles. Louis, épouvanté, prit bientôt la fuite, et mit la Seine entre eux et lui.

Cependant Charles, après avoir tenté inutilement toutes les voies d’accommodement, résolut enfin de livrer bataille au roi de Germanie ; mais au moment de combattre, il se vit abandonné et contraint de fuir en Bourgogne. L’autorité épiscopale fut son salut ; les évêques refusèrent de reconnaître Louis, et excommunièrent les seigneurs qui l’avaient appelé. Le fils de Charles, qui s’était révolté contre son père, abattu par deux défaites, rentra dans son devoir, se repentit et se soumit à la correction des évêques, qui l’avaient enveloppé dans l’excommunication fulminée contre le frère, de Charles. Celui-ci pardonna à son fils, mais il ne lui rendit point son duché du Maine ; Louis fut obligé de se contenter du comté de Meaux et de l’abbaye de Saint-Crépin.

Tous les confédérés que Louis de Germanie s’était aliénés en laissant les Normands piller le pays, se soumirent à Charles, quand ce prince eut chassé son frère.

Salomon avait fourni des troupes au fils rebelle, et Charles le Chauve ne respirait que la vengeance. Il s’avança donc jusque sous les murs de Laval, où, malgré sa colère, il dut en venir à un arrangement, quand il se fut bien convaincu de la contenance énergique de Salomon et de la force réelle de son armée. Salomon III prit désormais dans ses actes le titre de roi de Bretagne et d’une grande partie de la Gaule.

En 868, Salomon se joignit à Charles le Chauve pour assiéger Angers, dont les Normands s’étaient emparés. Cette expédition, où le prince breton acquit beaucoup plus de gloire que le roi, se termina par un accommodement. Charles, après avoir comblé d’éloges Salomon, pour lui témoigner sa reconnaissance renouvela les traités faits avec lui, lui accorda le titre de roi, et consentit, sous de légères réserves, à ce qu’il en portât tous les insignes, comme la couronne et la pourpre, et à ce qu’il fit battre de la monnaie d’or.

Cependant Salomon, tourmenté par ses remords au sujet du meurtre d’Érispoé, résolut de faire le voyage de Rome pour y chercher l’absolution et l’oubli de son crime. Il assembla donc les états, et leur déclara le projet qu’il avait formé d’aller trouver le pape, afin de conférer avec lui sur des affaires importantes. Mais l’assemblée lui ayant représenté que son absence serait très-préjudiciable à la Bretagne, à cause du voisinage des Normands, et l’ayant instamment, conjuré de ne point abandonner ses sujets, le duc se rendit à leurs prières, et changea de résolution. Il se contenta d’écrire au pape, et de lui envoyer sa statue en or, afin que cette figure précieuse tint lieu de sa personne et lui procurât l’absolution.

À la suite d’une grande maladie, Salomon, que les reproches de sa conscience poursuivaient toujours, résolut de céder le trône à Wigon, son fils. À cet effet, il convoqua une assemblée de tous les évêques et de tous les seigneurs de la Bretagne. Mais la plupart de ces derniers, séduits par les promesses de Pasquiten, comte de Vannes, et de Gurvand, comte de Rennes, se réunirent ailleurs, prirent les armes et se révoltèrent contre leur prince. Pasquiten et Gurvand se mirent à la tête des rebelles, et marchèrent contre leur souverain, qui, surpris par leur attaque, fut obligé de s’enfuir et de se retirer dans un monastère. Wigon fût pris par les conjurés, qui le mirent à mort. Ils investirent ensuite le monastère où Salomon était entré, et lui députèrent un évêque pour l’engager à quitter son asile, afin d’éviter une profanation dont sa résistance pourrait être cause. Salomon sortit du monastère, ou plutôt de l’église dans laquelle il s’était réfugié, et parut devant les rebelles avec un visage calme et majestueux. Les plus animés ne purent soutenir sa vue, et se sentirent frappés de crainte et de respect : cependant, revenus de leur première terreur, ils le livrèrent à quelques Français qui lui crevèrent les yeux. Deux jours après, ce prince mourut dans sa prison. Quoiqu’il fût monté sur le trône par le plus horrible de tous les attentats, les Bretons ne laissent pas de l’honorer comme saint, et de célébrer sa mémoire comme celle d’un martyr. Ce fut en réalité un grand prince, et si l’ambition lui fit commettre un crime monstrueux, dans la suite elle contribua à faire éclater ses vertus.

Après la mort de Salomon, Pasquiten, gendre de Salomon, et Gurvand, gendre d’Érispoé, se partagèrent la Bretagne ; mais leur accord ne fut pas de longue durée. Pasquiten, plus ambitieux que Gurvand, ayant appelé les Normands à son secours, entra dans le pays de Rennes, et marcha sur cette ville pour y assiéger Gurvand. Pasquiten était à la tête de plus de trente mille hommes : à la vue de cette nombreuse armée, les troupes de Gurvand l’abandonnèrent, en sorte qu’il ne resta pas plus de mille hommes auprès de lui. Gurvand, réduit au désespoir, sans tenir compte de la multitude de ses ennemis, secondé par les braves qui l’accompagnaient, donna sur eux tête baissée, enfonça leurs escadrons et mit toute l’armée de Pasquiten en désordre. La bravoure, ou plutôt là fureur de Gurvand, contraignit enfin le comte de Vannes à se retirer.

Trois ans après, Pasquiten, informé que Gurvand était dangereusement malade, rassembla ses troupes et ravagea les terres de ce comte, qui, quoique mourant, se fit conduire sur une litière à la tête de ses troupes, persuadé que sa présence animerait ses soldats et épouvanterait ses ennemis. L’armée du comte de Vannes fut en effet taillée en pièces ; mais au milieu du combat, Gurvand expira. Pasquiten ne lui survécut pas longtemps ; il fut assassiné dans la même année.

La fin déplorable de ces deux frères décida la question de la royauté en Bretagne.

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