Je voudrais apporter ici pour le lecteur français, quelques réflexions sur la technique et l’histoire du haïkaï à l’époque de Bashô, sur les rapports entre Bashô et ses disciples et enfin, sur l’influence que le vieux Maître du XVIIesiècle japonais exerce encore actuellement sur nos poètes contemporains. Le terme de haïkaï, adopté par les poètes français, s’applique, en réalité, en japonais, à deux genres distincts : d’une part, le hokkou ou mieux haïkou, qui représente exactement le tercet français de 5-7-5 syllabes, et d’autre part le renkou qui est, lui, un poème de longueur variable se composant d’alternances de questions et de réponses. L’emploi du mot de haïkaï repose donc sur une petite confusion, du reste pas très grave. Le court poème de trois vers que nous voyons habituellement étiqueté haïkaï devrait en réalité se nommer haïkou . Cette forme si originale de poésie devint indépendante, surtout grâce aux efforts de Moritaké (1473-1549) et de Sokan (?-1553) qui sont, pourrait-on dire, les initiateurs du haïkaï ; pendant longtemps ce dernier fut négligé et resta dans les limites du renkou. Ce n’est que plus tard, à l’époque Yedo, que le haïkaï vit une renaissance avec Teitokou (1571-1654). Kigin, le maître du grand Bashô, était un disciple de Teitokou qui avait fondé l’école « Teimon » ou « Kofou ». Cette école, qui restait dans le cadre d’un formalisme étroit, fut remplacée par celle de Sôïn, appelée école « Danrïn » qui eut d’innombrables disciples, parmi lesquels on peut citer Saïkakou, célèbre plus tard comme romancier. Bashô, qui était arrivé en 1672 à Yedo (actuellement Tokio), après avoir étudié les principes et les règles du haïkaï aux écoles « Kofou » et « Danrïn », déjà en décadence, y fonda sa fameuse école « Shôfou », à l’époque Genrokou. Au début, lors de la formation du haïkaï et jusqu’à la création de l’école Shôfou, le haïkaï n’était que l’expression de sentiments comiques, humoristiques et drolatiques ; on ne se souciait nullement de sa valeur littéraire. C’est grâce à Bashô que le haïkaï entra dans le domaine de la poésie en devenant plus sérieux, plus sincère et plus humain. L’école de Bashô suivait avant tout les conceptions de sabi, shiori et hosomi, mots qui expriment des sentiments japonais si subtils, qu’il est difficile de donner en les traduisant toutes les nuances qu’ils comportent. Sabi, littéralement « sobriété », est l’état d’esprit délicat du poète haïjin, qui recherche la quiétude et le calme, entendus dans un sens très philosophique. Le sujet éclatant, lumineux et gai du haïkaï n’est pas un obstacle à cet état d’esprit ; l’essentiel est l’attitude philosophique du poète, qui peut apprécier la beauté de la simplicité naturelle, née de l’expérience de la vie humaine. Shiori qui implique dans son essence la valeur du sabi, est l’expression harmonieuse d’ensemble qui provient du haïkaï. Quant à hosomi, c’est la subtilité raffinée de la pensée du poète arrivé à cet état d’esprit plein de finesse et de quiétude. Du point de vue de la technique littéraire, l’École de Bashô chercha à se dégager le plus possible du formalisme classique et des règles étroites. Par exemple, elle ne donna pas grande importance aux kiréji, mots de ponctuation ou finales, si caractéristiques du haïkaï. Bashô respecta plutôt l’esprit que les règles routinières, de même que ses disciples ; il permit de ne pas employer le fushi-mono, vocabulaire particulier, à l’usage du haïkaï, et se donna directement aux idées plutôt qu’aux jeux de mots.
Après la mort de Bashô, ses disciples se divisèrent et partirent chacun de son côté. Kikakou groupa des élèves respectant le « goût raffiné » ou sharé-fou, Ransetsou fonda le setsoumon, Shikô, l’école Mino, etc. Puis le haïkaï perdit peu à peu de son activité et on commença à oublier le charme de cet art qui avait été animé et perfectionné par Bashô d’une manière si vivante. Ce n’est que plus tard, vers 1784, à l’ère Temmei, Temmei-chô, que l’on assista à la renaissance du haïkaï, grâce à des poètes tels que Buson, Shirao, Shôra, etc., qui étaient non seulement les successeurs de Bashô, mais des créateurs de nouvelles tendances. À la fin du XVIIIesiècle, parut un poète original en la personne de Issa (1763-1827). Mais à partir de ce moment, jusqu’à l’époque de Meiji, on ne trouve que des imitateurs de Bashô, dépourvus de personnalité et montrant une uniformité d’expression très morne. C’est seulement au cours de la 30eannée de Meiji (1897) que le Japon eut le bonheur de révéler un grand haïkaïste : Shiki Masaoka (1867-1903), fondateur du « Nippon-ha », qui réussit à moderniser avec une vive fraîcheur, l’esprit du haïkaï. Depuis lors, malgré l’influence de l’Occident, le haïkaï a repris une vie nouvelle ; on peut dire que c’est grâce à Shiki que les poètes nippons se sont remis à apprécier la valeur immortelle de Bashô.
La beauté et la valeur du haïkaï sont dans la simplicité de son cadre et dans ses idées condensées, symboliques et intuitives. Seulement, plus il est simple, plus il doit contenir sans artifice, une certaine « longueur de résonance », hibiki, des parfums invisibles et concentrés, nioïet avec des mots combinés et choisis, des liaisons nuancés et riches qui vont à l’infini, outsouri. Sur ces points vitaux du haïkaï, – nécessité de donner dans un cadre très limité des images des plus variées, des idées profondes et même des sous-entendus. – Bashô et ses disciples furent des maîtres, et leur art influença les siècles suivants.
On trouve des traces de Bashô partout… et même chez les auteurs contemporains. De même que Saïkakou dans le roman et Tchikamatsou dans l’art dramatique, Bashô est maître dans le domaine de la poésie. Il n’est pas exagéré de dire que pour comprendre Tôson Shimazaki, le plus grand poète et romancier du Japon actuel, il faut d’abord saisir l’esprit et la philosophie de Bashô et que, grâce au Maître de l’époque Genrokou, le Japonais ne manque pas d’ennoblir son existence par la poésie, la seule puissance capable de briser la solitude et la monotonie modernes. C’est grâce à Bashô que les Japonais ont réapprécié les éléments spirituels qui font l’art du haïkaï et qu’ils ont senti la valeur de la nature qui leur est si cruelle et si chère à la fois. Bashô vivait avec et dans la nature et c’est elle qui modela sa personnalité. Il s’y était réfugié, loin de la bousculade humaine et fut toute sa vie un vagabond, mais non par misanthropie ou par pessimisme bouddhique : bien plutôt pour être plus humain et mieux supporter la vie humaine, trop souvent artificielle et faussée. Il avait la passion de vivre, en ayant toujours au cœur l’idée de la mort.
Sa vie peut être brièvement racontée.
Bashô étudia les lettres classiques sous la direction de Kigin Kitamoura, et forma peu à peu sa philosophie dans l’atmosphère sereine du zennisme. À l’âge de vingt-trois ans, il perdit son premier maître Zengin et commença à vagabonder, laissant son fameux haïkaï d’adieu :
Séparés par les nuages
Les doux canards sauvages
se disent adieu…
Il erra d’abord à Kyôto puis à Yedo, où il publia son Kaïooï. Un moment, pour gagner sa vie, il travailla comme fonctionnaire au bureau des travaux de canalisation. Mais alors qu’il vagabondait n’ayant pas de domicile fixe, sa réputation de poète de haïkaï s’établissait et étonnait le monde littéraire ; puis au début de l’ère Empô, Kikakou, devenu plus tard célèbre, s’attacha à lui comme disciple. À l’âge de trente-huit ans, il cessa sa vie errante et s’installa à Foukagawa, au bord de la Soumida-gawa, dans son humble demeure « Bashô-an » et se mit à cultiver le zennisme. Un incendie brûla sa pauvre cabane qui ne contenait qu’une image de Bouddha et un bol de riz ; avec l’aide de ses disciples Kikakou et Sodô, il la reconstruisit (3eannée de Tenwa). C’est en 1684 qu’amoureux de toutes les forces de la nature, Bashô partit en pèlerinage et publia ses notes de voyage devenues immortelles : Nozarashi-kikô. Kyoraï devint son disciple en 1685 et deux années plus tard, il fit un voyage pour admirer la lune à Kashima avec son disciple Sora et à Sarashina, avec Etsoujin. En 1689, abandonnant le « Bashô-an », il partit avec Sora dans les provinces septentrionales du Japon et acheva son Okouno-hosomitchi. Il poursuivit son itinéraire en allant à Isé, Omi, Nara, etc…, recherchant avidement les parfums suaves de la nature et, durant ces années, publia de nombreuses œuvres : Genjuan-ki, Saga-nikki, Fukagawa-shu, etc.
En 1694, souffrant, Bashô interrompit son voyage à Osaka. Ses disciples fidèles, parmi lesquels Kyoraï, Shikô Otsouyou, Jôçô, etc., soignèrent le maître avec un grand amour, avec dévouement et tendresse ; mais il mourut, laissant ce fameux haïkaï, qui mettait le point final à son œuvre :
Tombé malade en voyage
En rêve, je me vois errant
sur la plaine morte.
Kikakou qui avait appris la maladie de Bashô, était revenu en toute hâte pour assister aux derniers moments de son maître. Le corps de Bashô fut enseveli dans le jardin du temple « Yoshinaka-dera » et un bananier, qu’il aimait particulièrement, fut planté sur sa tombe.
KUNI MATSUO.