II LES TROIS BALTUS

Qu'étaient ces Baltus ? les représentants d'une des plus anciennes familles de Condé-la-Croix, le feuillage caduc, mais vert pour le moment, d'un des chênes les mieux enracinés de la frontière lorraine. On prétendait, — et c'est l'abbé Gérard qui disait cela, sans assez de preuves et un peu glorieusement, — les rattacher à ce Louis Baltus qui fut échevin de Metz vers les années 1690, et dont le fils publia le Journal de ce qui se faisait à Metz, lors du passage de Marie Leczinska. Il se peut. La ligne collatérale était demeurée dans l'ombre, en tout cas ; elle avait mérité d'une autre manière : au service du blé, du seigle, de l'herbe et de la forêt. C'étaient, ces gens de Condé, des fermiers de longue lignée sur des terres difficiles. Elles exigeaient des laboureurs habiles, parce qu'elles sont inégales souvent, ou à flanc de coteau, et des hommes de grand courage, parce qu'elles n'ont jamais cessé d'être disputées. Les soldats de toutes les Allemagnes, ceux des ducs de Lorraine, ceux de France, ceux de Suède même et d'ailleurs, étaient entrés, tour à tour, dans la Horgne-aux-moutons, celle d'à présent, vieille de deux siècles, ou l'une de celles qui avaient été bâties sur la même falaise boisée, dominant la vallée. Les contrebandiers la connaissaient bien, les déserteurs aussi, et chacune des espèces de rôdeurs de bois. Il fallait être un chef pour tenir là, en bon ordre, les champs, les greniers, les troupeaux et les gens.

Léo Baltus en était un. Aîné de deux frères, il avait été maintenu en possession du domaine indivis que le père, un des plus rudes paysans de ce coin de Lorraine, avait acheté de demoiselle Collin, dernière héritière d'une famille du pays. On ne sait plus à quelle date remontait, dans les âges, l'association de ces deux noms, les Collin propriétaires, les Baltus fermiers de la Horgne. Il n'y avait plus de Collin, du moins de cette famille-là ; il y avait encore trois Baltus, et l'aîné, à l'automne de chaque année, donnait, à Jacques et à Gérard, leur part de bénéfices. Il ne la faisait jamais large. Si la récolte de froment, ou de seigle, ou d'avoine, ou de pommes de terre, avait été bonne, il trouvait toujours à dire que les valets de ferme avaient demandé une augmentation de gages ; que deux vaches avaient péri ; que la provision d'avoine n'avait pas suffi pour les chevaux ; que les réparations soit aux bâtiments, soit aux attelages, aux charrettes, aux charrues, ne laissaient pas grand'-chose aux co-partageants. Il recevait ses frères une ou deux fois l'an, et princièrement, à sa table ; il savait, à l'occasion, faire un cadeau, soit à l'abbé, soit aux enfants de l'instituteur : personne ne s'était jamais plaint, et la Horgne-aux-moutons passait, non sans raison, pour une des fermes les mieux tenues de toute la contrée.

Gérard, l’abbé, était d'un demi-pied plus haut que Léo et que Jacques, déjà fort grands. Ce dernier venu de la famille eût ressemblé à un de ces athlètes dont on voit le portrait dans les journaux de sport, s'il avait été formé, dès sa jeunesse, aux exercices du corps, à la gymnastique, au lancement du disque et du javelot, au patinage, à la lutte, au maniement des haltères. Prêtre, et passionné pour les études d'histoire, — bien entendu pour l'histoire de Lorraine, — il ne prouvait guère son aptitude aux jeux de force que par l'ampleur de sa voix et une incroyable résistance aux fatigues de la marche. Il parlait d'une voix grave, méthodiquement, avec beaucoup de sens commun. Puis, tout à coup, sa bonne figure pleine s'illuminait, il riait d'avance d'une plaisanterie ou d'un mot vif qu'il allait dire, et ce n'était pas toujours drôle, mais on s'amusait, malgré soi, au plaisir qu'il y prenait. Âme candide et régulière, sans ambition humaine, tout pétri d'ambition divine, il était plus porté que d'autres à ne point cacher ses sentiments, et non seulement sa foi, mais ses préférences, son amour pour la France, qu'il connaissait uniquement par les livres, par une comparaison devenue quotidienne avec l'immigré allemand, et par le sang des Baltus, qui était pur. Lorsque sa mère, première avertie, avait appris de lui-même, un soir, dans le fournil, qu'il se croyait appelé au sacerdoce, elle s'était écriée : « Ah ! cet honneur-là nous était bien dû, pour tous les prêtres que nos grands-parents ont cachés, à la Horgne, pendant la Révolution ! » Elle avait assisté à la première messe de Gérard, communié de la main de son fils, puis, comme si sa raison de vivre eût désormais cessé, tranquille, elle avait quitté ce monde.

Son grand Gérard, attaché d'abord à l'Œuvre des jeunes ouvriers de Metz, et devenu l'hôte toujours présent et toujours accueillant de la maison bâtie au sommet de la ville, avait été nommé, plus tard, curé d'une toute petite paroisse de Metz-Campagne. Mais il ne devait pas occuper son poste très longtemps. La guerre éclata : les Allemands avaient eu soin d'inscrire l'abbé Gérard Baltus sur la liste noire.

Le clergé lorrain leur était en particulière détestation. Ils n'ignoraient pas que l'esprit latin voit en eux des barbares, et qu'un cœur catholique est porté à aimer la France, un peu, beaucoup, passionnément, selon le degré de connaissance qu'il en a. Quarante-quatre années n'avaient pas changé les âmes nobles de Lorraine. Qui incarnait cet esprit, et qui dirigeait ces cœurs, si ce n'est les prêtres, descendants presque toujours des familles les plus exactes dans la foi ? Les gens de la Prusse le savaient bien. S'ils avaient pu détruire les souvenirs du « temps français », eux, les maîtres de l'Allemagne ! Mais la foi, l'histoire et la légende échappent aux plus puissants. Ils n'avaient que bien peu réussi. Ils accusaient les prêtres, — non sans raison, — d'avoir été, d'être toujours, avec bon nombre de maires et d'instituteurs, l'obstacle principal à la germanisation de cette province, que les historiens teutons déclaraient allemande, et que la guerre de 1870 avait arrachée à la France. Dès la déclaration de guerre, et quelquefois avant que la nouvelle officielle fût publiée, ils se hâtèrent donc d'arrêter les plus connus de ces « ennemis de la patrie allemande ». Sous quels prétextes ? les plus variés, les plus vaguement formulés. Quatre ou cinq soldats, baïonnette au canon, un officier arrivant en automobile, et descendant, revolver au poing, ordonnaient au curé de les suivre. C'était à la porte du presbytère, à la sortie de l'église, sur une route, quand le prêtre revenait d'administrer un de ses paroissiens. Le curé demandait les raisons de cette arrestation : « Qu'ai-je fait ? » On lui répondait : « J'ai l'ordre. Vous saurez plus tard. » Plus tard, cela signifiait : « Quand nous voudrons » ; cela signifiait aussi : « Jamais. » Les soldats aimaient à plaisanter. Quand ils eurent arrêté, par exemple, l'abbé Vechenauski, qui venait de célébrer la messe à Orny, ils lui demandèrent : « Pourquoi avez-vous été, ce matin, à Chérisey ? — Parce que c'est l'annexe de ma paroisse. — Oui, répliquèrent-ils ; votre annexe, c'est le diocèse de France. » Souvent le prisonnier n'est pas autorisé à rentrer dans son presbytère, pour y prendre un manteau ou du linge. Il faut l'emmener au plus vite à la prison militaire de la ville la plus proche, d'où il sera expédié en Allemagne, à moins qu'on ne préfère le garder en cellule, dans quelque forteresse de Lorraine ou d'Alsace. Il y a des gares où l'on change de train, pour gagner les lieux de destination : aubaines pour la canaille déchaînée ! Soldats et immigrés se rassemblent autour des « espions » ; les injures sont toutes permises, les coups de pied, de canne ou de crosse de fusil autorisés, les plaisanteries teutonnes applaudies, celles surtout qui font beaucoup souffrir, car « c'est la guerre », et la conscience allemande est en syncope. Une des meilleures farces des officiers et sous-officiers consiste à faire aligner leurs captures, prêtres et laïques, le long d'un mur, à les prévenir qu'on va les fusiller, à commander à un peloton de charger les armes et de mettre en joue, puis à déclarer que l'exécution aura lieu à un autre moment. Lorsque le vieux curé de Gélucourt eut été arrêté, en août 1914, un supplice inédit fut inventé par les soldats, dans la gare de Sarreguemines : ils s'approchèrent, en file, du vieillard qu'ils avaient adossé à un mur, et, l'un après l'autre, ils lui écrasèrent les pieds à coups de talon de bottes.

Songez donc : il y avait, parmi ces prêtres, des hommes convaincus d'avoir dit qu'ils étaient fiers d'être nés avant 1870 ; il y en avait d'autres qui avaient refusé de faire des sermons en allemand, devant des populations habituées à entendre le français ; d'autres, qu'on avait vus monter sur les coteaux et approcher l'oreille de terre, pour écouter si le bruit du canon français ne se rapprochait pas, et, de tous, on pouvait dire ce qu'écrivait à l'évêque de Metz, en décembre 1914, un fonctionnaire impérial : « Je ferai observer que, non seulement le sous-préfet de Thionville-est, mais aussi d'autres sous-préfets se plaignent de ce que le clergé, en opposition flagrante avec la vieille Allemagne, ou bien ne parle pas du tout, ou bien parle trop peu, à l'église, de la guerre, dans le sens national allemand. »

Ainsi furent saisis, emmenés en captivité, généralement aux premiers jours de la mobilisation, des curés de paroisses lorraines, ou des professeurs ecclésiastiques, connus pour leurs sentiments français, comme l'abbé Vechenauski ; le Père Bonichut, du couvent de Saint-Ulrich ; l'abbé Hennequin, curé de Moyenvic ; l'abbé Théodore Robinet, curé de Gélucourt ; l'abbé Rhodes, curé de Maizeroy ; l'abbé Courtehoux, curé de Corny, qui mourut peu après ; l'abbé Étienne, aux yeux clairs, fils d'instituteur, oncle de deux officiers français, curé de Lorry-lès-Metz ; l'abbé Jean, curé de Château-Noué, arrêté pendant la bataille de Sarrebourg, et mort par suite des mauvais traitements endurés ; l'abbé Betsch, qui ne rentra dans sa paroisse de Destry qu'au bout de cinquante-deux mois ; l'abbé Reinert, curé de Vannecourt ; l'abbé Michel, curé de Falchwiller ; l'abbé Leidinger, curé de Morange-Silvange ; l'abbé Ritz, alors rédacteur au Lorrain, et collaborateur de ce grand patriote, le chanoine Collin, qu'il avait fait partir pour la France quelques heures avant que les soldats allemands ne vinssent enfoncer la porte du logis de la rue du Haut-Poirier ; l'abbé Lacroix, curé de Norroy ; l'abbé Walbock, curé de Sailly ; l'abbé Pierre, archiprêtre de Delme, accusé d'avoir « combattu l'idée allemande » ; l'abbé Mouraux, curé de Sérouville ; l'abbé Hippert, curé de Longeville-lès-Metz ; et tant d'autres, tant d'autres !

Gérard Baltus fit partie de cette levée en masse de suspects. Saisi par cinq soldats allemands, au petit matin, quand il sortait de son presbytère pour aller dire sa messe, le 1er août 1914, il était conduit à la prison militaire de Metz, et recommandé à la sollicitude particulière du feld webel geôlier Koch. Après un mois, transféré à Coblentz, puis à Cassel, il ne rentra à Metz qu'à la fin de novembre 1918. La prison avait été dure pour ce fils de laboureur, habitué à la vie au grand air ; les « repas impériaux », composés d'un morceau de pain large comme la main, et d'une tasse d'eau, les alertes continuelles, les réveils en sursaut, que multipliaient les gardiens ouvrant à toute heure le guichet, l'absence de nouvelles des siens, la saignée quotidienne que lui faisait subir la vermine des cachots, la douleur où le jetaient les acclamations des Allemands, saluant les victoires annoncées par l'état-major, avaient altéré la plus belle santé de Lorraine. L'abbé Baltus était devenu un géant maigre, travaillé de rhumatismes, sans cesse menacé de crises cardiaques. Il n'avait gardé, du temps d'avant-guerre, que sa foi, sa voix et sa passion de l'histoire lorraine : « tout l'essentiel », disait-il. Et il retrouva, dans la joie, sa petite paroisse de l'arrondissement de Metz-Campagne. Souvent, dans la famille, on l'avait appelé : « Gérard l'Asseuré » ; il demeurait, après la longue épreuve, digne du surnom qui signifiait, ici, que l'homme n'avait point l'air de ceux qui se rendent facilement, ni dans une discussion, ni dans une bataille.

Le second des Baltus avait quitté la Horgne-aux-moutons, comme Gérard, et il était devenu maître d'école. Ce corps des instituteurs lorrains, les Français le connaissaient mal. Ils en donnèrent la preuve immédiate, lorsque la France rentra dans ses provinces reconquises. Il parut alors convenable de rédiger et de publier un petit guide en Alsace-Lorraine, un vade-mecum pour tant de « Français de l'intérieur », qui allaient parcourir le domaine, depuis quarante ans fermé à clé du côté de l'ouest, administré, exploité, et de plus en plus envahi par les Allemands. La joie ne suffisait pas au vainqueur, en effet, pour reprendre sa place. L'administration militaire fit donc savoir aux officiers, aux soldats, aux fonctionnaires, quelles amitiés ils avaient chance de rencontrer, dans les villages, à qui se fier, de qui se défier.

Une petite brochure fut imprimée. Imparfaite et sommaire, elle disait, des instituteurs de Lorraine et d'Alsace : « Il n'y a pas grande confiance à accorder aux instituteurs : ils sont allemands et pangermanistes. Dans les agglomérations agricoles, on pourra les distinguer suivant les promotions. Les vieux maîtres d'école restent fidèles à la France, mais ils sont de plus en plus rares. D'autre part, les tout jeunes instituteurs, partisans actifs du nationalisme alsacien-lorrain, commençaient parfois à se dérober aux influences officielles, et à se rapprocher des idées françaises ; mais ils sont presque tous mobilisés. On se trouvera donc en présence d'instituteurs pliés à la discipline allemande, ou gâtés par la soi-disant culture d'outre-Rhin. »

Ce furent des lignes injustes pour beaucoup de ces instituteurs, vieux, moyennement jeunes ou tout à fait, auxquels on prêtait, avant que l'enquête pût être approfondie, des sentiments qu'ils n'avaient pas. Nous eûmes bon nombre d'amis, au temps de notre abandon, dans le « personnel enseignant » que surveillait le schulrat de Metz ; oui, de grands amis, dont l'amitié fut méritoire, et il faut entendre par là non seulement les religieuses de Peltre, de Sainte-Chrétienne, de Saint-Jean-de-Bassel en Lorraine, de Ribeauvillé en Alsace, admirables femmes, qui continuèrent de former, à la française, le cœur de toutes les femmes de Lorraine et d'Alsace, mais d'autres maîtres et maîtresses d'école, dénoncés, inquiétés, obligés de ne point déclarer leur amour pour le pays de France, habiles pourtant et résolus à ne pas le renoncer. Il y eut des héros parmi eux : Jacques Baltus en fut un.

Avant l'âge de quinze ans, il avait décidé de devenir instituteur, et, le soir même du jour où sa décision fut prise, il en avait avisé le père, le vieux chef qui commandait toute chose à la ferme de la Horgne-aux-moutons. Le père, homme considérable dans le pays, réputé pour sa taille, sa force, sa fortune, et son humeur française, avait répondu : « C'est bien, petit ! Je n'ai que trois fils : l'aîné est déjà, comme moi, paysan ; toi, tu seras maître d'école ; si le troisième, comme il en parle déjà, se fait curé, mes trois fils auront bien servi Dieu et la Lorraine. » Et les choses ne s'étaient point passées autrement.

Que Jacques Baltus, le second, eût, à proprement parler, la vocation de l'enseignement, on aurait pu en douter. C'était, dans sa première jeunesse, un de ces Lorrains, grands lurons tout en bois souple, qui n'aimaient rien tant que de jouer un bon tour aux maîtres germains de la Lorraine, dût la plaisanterie s'achever en bataille. Il évitait, pour ne pas nuire aux intérêts du père Baltus, de provoquer les fils des immigrés allemands qui habitaient le village de Condé-la-Croix, le plus voisin de la Horgne, mais il ne manquait guère l'occasion de manifester ses sentiments français, lorsque, dans les petites villes moins voisines, à Boulay, notamment, ou dans la grande ville capitale, il y avait une occasion de se montrer bleu, blanc, rouge.

Sur ses économies de jeune fils de ferme, — elles n'étaient pas grosses, — il trouvait le moyen de prendre le chemin de fer, et de rejoindre des amis messins, qui le surnommaient « le sergent-major ». On l'attendait à la gare ; le soir, on l'y reconduisait. Il avait ainsi, dans l'été de sa quinzième année, le 15 août, fait à bicyclette l'excursion de Metz à Mars-la-Tour, un peu pour pèleriner jusqu’à Gravelotte, et passer, en sifflant Sambre-et-Meuse, devant l'hôtel du Cheval d'or, où le vieux Guillaume a couché le 17 août 1870 ; mais surtout dans l'intention de rencontrer des bandes de jeunes Allemands qui se rendaient, avec leurs provisions de charcuterie, au monument des Hessois, qui est sur la route ; on s'était battu, dix contre dix, à coups de poing, sur un bas-côté du chemin, avant d'arriver à la Schlucht. Le vingt et unième personnage avait mis en fuite les combattants : c'était un gendarme allemand, chargé de veiller au bon ordre de la fête.

Lorsque le temps fut venu, Jacques Baltus entra à l'école préparatoire de Saint-Avold, puis à l'école normale primaire de Metz ; il y trouva des jeunes gens comme lui, tous catholiques, — les protestants étaient formés à l'école normale de Strasbourg, — très décidés à ne point servir contre la France, du moins avec un grade dans l'armée allemande, et auxquels nul maître ne tenta d'arracher la foi, ni l'amour de la Lorraine, ni le souvenir de ce que le père et la mère avaient enseigné, par l'exemple, durant la petite jeunesse. Après cinq ans, il se retrouva, au sortir de l'école normale, aussi Lorrain qu'il était entré. Et très vite, après un stage de quelques années dans un autre bourg de la Lorraine de langue allemande, il eut la chance d'être nommé instituteur dans son propre village de Condé-la-Croix. Il y était demeuré populaire : il fut, promptement, un des premiers hommes de la région.

Dans sa chaire de maître d'école, il était redouté, voyant tout, apercevant la main furtive d'un gamin qui pinçait la culotte du voisin, ou lançait une boulette de papier, habile à saisir le coupable en flagrant délit, capable encore de rire avec les petits, lorsqu'il suffisait d'avoir ainsi fait entendre : « Je te vois ! » et qu'une punition eût froissé l'esprit nuancé de cette jeunesse lorraine ; au surplus, attentif à ne point faire de jaloux, à ne point supporter de coteries et de clans parmi les élèves. C'était l'école, le lieu où le maître remplace le père. Ces âmes d'enfants, bourrées de passions, — vingt poussins sous la poule, — intéressaient au plus haut point l'instituteur. « Parbleu ! disait-il, le métier n'est pas commode : de tous mes renards, de mes ours, de mes loups et de mes moutons faire des Lorrains ! » Il avait, du Lorrain, une idée toute belle, qu’à vrai dire il tenait de son père, de sa mère, de ses aïeux, de l’air des forêts et des plaines, et qu’il regrettait de n’avoir pu étudier dans l’histoire. « Que voulez-vous, disait-il, le temps m’a toujours manqué ! Quarante gamins à instruire, les parents à recevoir, les papiers du maire à tenir à jour, ma femme à raisonner, Orane à regarder vivre, et mon petit verre de mirabelle à boire, m’empêcheront toujours d’être savant. Dans la famille, c’est le plus jeune qui est savant, l’abbé Gérard : quand nous serons vieux tous deux, je m’instruirai près de lui. Ce sera ma dernière joie de redevenir écolier. Il aura bien sa retraite, et moi aussi. »

Dure mission, celle d’un maître d’école qui a de la conscience ! Du matin au coucher du soleil, Baltus ne prenait point de repos. S’il n’était pas dans sa classe, on était sûr de le trouver à la mairie, dont il était le « greffier », comme on dit en Lorraine.

Fonctions assez lourdes, devenues très difficiles pour lui, en raison de l’inimitié du maire. Condé-la-Croix, bourg frontière, était une des rares communes du pays administrées par un homme au cœur allemand, et qui s'entendait à augmenter, pour ses administrés, la rigueur de la domination étrangère. Mais il fallait vivre : Baltus était marié.

Il s'était marié dès qu'il avait été nommé instituteur à Condé. Amitié d’enfance ? non. Jeune fille du village ou des fermes ? non. Ses courses à Metz lui avaient fait connaître plusieurs familles de là-bas, et un jour, ayant accepté de dîner dans la famille des Hubert Servières, il avait rencontré, dans leur maison de la haute ville, logis de la rue des Murs, tout moussu, ayant pignon sur l'air frais des collines, une jeune orpheline, qui venait de sortir du pensionnat des Sœurs de Peltre. Elle était Messine, elle s'appelait Marie, elle était brune, longue, et sur son pâle visage, elle avait une âme claire, aimable, pour un rien amusée ou émue. Chez elle, l'éducation avait développé le don de repartie, le sentiment du comique, le goût des nuances, l'aptitude à souffrir non seulement du malheur, mais du mal et de la grossièreté. Par là elle appartenait, bien que de condition modeste, à cette antique élite que, dès le moyen âge, le pays des Trois Évêchés opposait aux voyageurs d'outre-Rhin. Certainement, Marie avait plus de distinction que Baltus, et ce n'était pas une petite raison d'être aimée ; Baltus, ayant moins d'arguments, avait plus de volonté que Marie. Que de fois, même à présent qu'elle avait vieilli, on l'entendait dire à son mari : « Que tu es donc Lorrain, Baltus ! — Et toi Messine ! » Elle employait même l'ancienne appellation, vivante encore après des siècles : « Que tu es bien de ceux du duc ! » Il revenait le premier, toujours, disant : « Tu es plus fine que moi, Marie, tu dois avoir raison : embrassons-nous. »

Baltus le rude pliait devant Marie la fine. Ce n'était point un homme qui faisait deux fois au lieu d'une le signe de la Croix ; mais sa foi était grande, et il aimait ce qu'il croyait. Le matin, pendant que Marie s'habillait en hâte et descendait pour faire chauffer le café, il récitait une courte prière qu'il avait composée : « Dieu le Père qui êtes la Puissance, Dieu le Fils qui êtes la Parole, Dieu le Saint-Esprit qui êtes l'Amour, faites avec moi ma journée. » Le soir, il récitait, avec sa femme, de plus longues formules.

Vint la guerre. La première pensée de Jacques Baltus fut celle-ci : « Heureusement, Nicolas n'a pas l'âge ! Il ne partira pas ! » L'enfant n'avait encore que seize ans. Comment supposer, alors, que la guerre durerait quatre années, et que le frère aîné d'Orane, le blond charmant, l'élève de la maîtrise de Metz, celui qui se préparait, non pas à entrer dans l'enseignement, mais à obtenir le diplôme de fin d'études, et qui avait résolu de passer ensuite la frontière avant l'appel, comment supposer qu'il arriverait un jour où, maintenu en Lorraine par la guerre, il devrait rejoindre, à dix-huit ans, les hommes de sa classe ? Il aurait voulu vivre en France, celui-là ; il avait déclaré qu'il ne serait jamais soldat allemand. Passer la frontière : chose que le père n'avait pas faite, résolution qu'il avait combattue. Que n'avait-il pas dit ? Quelles colères, quelles larmes, aux dernières vacances, lorsque les deux puissances, — le fils, le père, — s'affrontaient d'abord, puis s'attendrissaient, puis demeuraient muettes, sans que l'une ou l'autre eût cédé ! On lui avait dit tout ce qu'on pouvait lui dire, à ce petit, et ceci, avant tout, qu'il fallait demeurer au pays, ne pas diminuer la force lorraine, tenir en attendant l'assaut ; il répondait : « Je suis peut-être faible ; ce que vous me dites est peut-être le mieux, mais je n'en suis pas sûr, et puis, je ne pourrai pas, je ne peux pas ; que de plus forts que moi restent en Lorraine ; moi, je ne peux plus vivre sous le commandement du Prussien : je veux être libre, français, tout moi-même. D'ailleurs, si je suis ainsi, le père, c'est votre faute. Votre sang a revigoré en moi. Je ne peux plus lutter contre lui : je passerai la ligne. Il y a encore une Légion étrangère, n'est-ce pas ? Le nom sera pour moi mensonger, on le verra vite : j'y serai mieux que par ici, sans le commandement de ceux qui n'ont jamais compris. » Chers yeux qui se voilaient lorsqu'il disait cela ; yeux étincelants qui défiaient le père, la mère, l'oncle, le curé même de Condé, appelé à la rescousse, pour tâcher de rendre plus « raisonnable » ce beau petit adolescent de Metz et de Condé-en-Lorraine ! L'image ne quittait plus l'esprit de Jacques Baltus. Et, de l'apercevoir ainsi, le jour, la nuit, en rêve, il était venu des mèches toutes blanches dans la brosse de cheveux fournie que portait l'instituteur tout à coup vieilli.

La seconde pensée qui lui faisait tant de mal, pendant la guerre, c'était celle des défaites françaises. On savait, en pays lorrain, la redoutable force de l'Allemagne, et comment tout avait été préparé pour l'invasion, depuis des années. Le jour où on avait appris la déclaration de guerre, dans plus de soixante maisons, sur soixante-dix qui formaient le bourg de Condé-la-Croix, les mêmes mots avaient été dits avec précaution et avec effroi : « Les pauvres Français ! Que vont-ils devenir ? » Et les nouvelles du premier mois, celles de la première semaine de septembre 1914, comme elles étaient venues augmenter l'angoisse ! À chaque succès de l'Allemagne, la Mutte de la cathédrale de Metz sonnait de sa voix grave. Les cloches des bourgs d'Alsace et de Lorraine étaient contraintes de chanter aussi. La police les épiait. Plus tard, quand il y eut des reculs des armées allemandes, les cloches durent sonner quand même. L'État-major télégraphiait : « Nouveau grand succès ! » ; les préfets transmettaient la nouvelle et l'ordre de se réjouir ; deux fois les Lorrains, dans les camps lointains de Königsberg, entendirent annoncer la prise de Verdun. À chacune de ces victoires, vraies ou fausses, l'instituteur devait expliquer aux enfants que l'invincible Allemagne, refoulant ses ennemis, c'est-à-dire le monde entier, ne pouvait manquer de leur imposer la paix qu'elle voudrait.

Il devait annoncer en même temps aux élèves que la patrie victorieuse leur accordait un jour de congé. L'administration prodiguait les vacances. Elle avait besoin du maître, elle licenciait l'enfant. Le petit discours patriotique de l'instituteur lui était une occasion naturelle de recommander les emprunts de guerre qui, bientôt, se succédèrent rapidement. Par là, et par les affiches, et par les journaux, la population recevait avis de souscrire à la mairie. Et l’instituteur-greffier tenait les listes ; il savait que le contrôle serait fait par le maire et par d'autres encore ; qu'on remarquerait les abstentions ; qu'on établirait une comparaison entre les sommes recueillies à Condé-la-Croix et celles que les villages voisins, de même importance, avaient offertes à l'Empire. Jacques Baltus ne recevait pas souvent les félicitations des agents du Trésor. L'un de ceux-ci lui avait même dit, en 1915, vers la fin de l'année : « Il y a ici bien des « têtes de Français », cela se voit au chiffre des souscriptions : vous serez appelé sous les drapeaux, si la commune continue à montrer aussi peu de patriotisme. »

Le maire, Joseph Hellmuth, Lorrain « assimilé », marié à une Sarroise de Mertzig, père d'un jeune fonctionnaire allemand, que l'Empereur avait nommé juge dans une ville du Rhin, détestait Baltus, mais se gardait bien de se séparer d'un tel travailleur. Il est même probable qu'il empêcha, plusieurs fois, l'administration militaire d'envoyer au « greffier du maire » l'ordre d'avoir à rejoindre une formation de landsturm. Punir le greffier, c'eût été punir le maire. Et par qui l'eût-on remplacé ? Du coin de l'œil, Hellmuth voyait tout en se promenant, et son épaisse oreille entendait à merveille. Son costume de chasse, presque un uniforme pour lui, suffisait à l'étiqueter. Le gros maire de Condé empruntait à l'Allemagne ses modes. Il était renégat depuis le chapeau de chasse vert, pointu, orné, en arrière, d'un pinceau à barbe en poils de sanglier, depuis le col vert en celluloïd, serrant la nuque rouge et courte, jusqu'à l'ample veston, vert aussi, jusqu'aux bas de laine rayés, jusqu'à la pipe à couvercle habituée, comme le greffier, à travailler toujours. Joseph Hellmuth, marchand de bois, faisait de merveilleuses affaires pendant la guerre, puisque les mines du voisinage avaient, comme de coutume, besoin de poteaux pour les galeries, et que l'administration militaire réclamait sans cesse des solives et des planches, pour construire des baraquements.

D'autres besognes administratives obligeaient encore Baltus tantôt à passer des heures à la mairie, ou dans la villa, très élégamment boche, de M. Hellmuth, tantôt à courir la campagne. À chaque instant l'ordre arrivait de signaler la quantité de blé, d'avoine, d'huile, de cuivre ou d'étain, le nombre des volailles, des porcs, des moutons, des bovidés appartenant à chacun des habitants de la commune ; ou bien de distribuer des cartes de pain, de sucre, de viande, de beurre, de lait, d'œufs, de pommes de terre, de saccharine. C'étaient là des besognes si absorbantes, qu'il fut établi, dans toute la contrée du moins, qu'en dehors du jeudi, les instituteurs auraient deux après-midi de liberté, c'est-à-dire de travail forcé. Donner peu, prendre beaucoup, c'était la devise officielle. Vers la fin de la guerre, quand le cultivateur tuait un cochon, il était expressément invité à donner un morceau de lard pour l'armée : la quête de Hindenbourg, disait-on, Hindenburgspende.

Pauvre homme ! Il aurait bien voulu se soustraire à ce rôle d'agent administratif de l'Allemagne. Il n'y pouvait échapper, pas plus qu'à d'autres obligations que les chefs de l'instruction publique, en Lorraine, tenaient, avec raison, pour des disciplines très probantes, et qui donnaient la mesure du rattachement des maîtres d'école à l'Empire. Par exemple, les instituteurs devaient, et cela, dès le début de la conquête allemande, fêter le jour anniversaire de la naissance de l'Empereur, et faire l'éloge du souverain, devant les élèves. Ils devaient se lever quand une musique jouait un air patriotique, quand un chœur entonnait l'hymne national allemand. Ils mettaient, la plupart, à remplir ces devoirs de leur état, un défaut de ferveur dans le style ou de promptitude dans les gestes, qui était souvent remarqué. Jacques Baltus se trouvait à Metz, en 1917, à la date où tous les instituteurs de Lorraine durent célébrer le soixante-dixième anniversaire du maréchal Hindenbourg. Selon la promesse qu'il avait faite à un de ses chers amis, à un admirable patriote français, son ancien à l'école normale de Metz, il assistait à la fête officielle, dans l'école moyenne des filles que dirigeait M. Charlot.

Pendant que celui-ci parlait, Jacques Baltus, ému de la douleur qui pâlissait le visage de son ami, observait l'assemblée : la satisfaction ou la grosse ironie des maîtresses ou des élèves allemandes ; les yeux baissés ou devenus fixes, — des yeux de crucifix, — des jeunes Lorraines en qui souffrait aussi la France. On savait que M. Charlot avait sauvé l'enseignement du français dans les écoles de Thionville. L'épreuve lui était dure. Volontairement, il prononçait des paroles d'une grande généralité, et décernait au maréchal des éloges d'une tiédeur courageuse. À peine eut-il achevé de parler, que le principal personnage de l'assemblée, un « conseiller supérieur » délégué par le préfet, se leva, prit son chapeau, et s'en alla, disant : « Ce discours-là, n'importe qui aurait pu le tenir ! » Dans là soirée, Baltus parvint à rejoindre M. Charlot, le félicita, et lui dit cent choses qu'il était prudent de garder pour soi, en ce temps-là, ou de ne confier qu'à de sûrs amis. « Nous servons quand même, disait-il : il y a une grande dame lointaine qui nous remerciera, quand elle saura nos peines. Nous sommes obligés de faire nos leçons en allemand, soit, mais les élèves remarquent, à la longue, que nous ne disons jamais de mal de la France, et que nous disons toujours du bien de la patrie lorraine. Ils devinent. Nous laissons les influences, partout répandues sur notre terre, envelopper leur cœur jeune ; les vieux parents, une chanson, une photographie, l'air qui souffle de l'ouest travaillent en paix pour la France, tant que nous sommes ici, nous qui gardons l'âme du pays. J'ai eu quelquefois envie de démissionner : ma femme, ma fille, mes frères, m'en ont toujours détourné.

— Et ton fils ?

— Mon fils, pauvre petit ! Français comme nous ! Mais je ne l'ai plus !

— Où est-il ?

— À l'armée ; je ne sais plus où ; pas du côté de l'ouest, heureusement, mais je crains toujours qu'il ne soit ramené par ici.

Et, de son pouce renversé, Baltus désignait l'horizon, où des nuages rouges diminuaient de lumière, au-dessus des terres occupées par la nuit.

Le fils très cher, le mince, le blond, le frère d'Orane, avait dû, en novembre 1916, à dix-huit ans, rejoindre un corps allemand. La Prusse commandante se défiait des Lorrains et des Alsaciens, elle les écartait du front français, et les jetait à l'est. Les jeunes conscrits furent donc dirigés sur Coblentz, où était le dépôt du 17e régiment d'infanterie, Coblentz, au pied du fort d'Ehrenbreitstein, où de nombreux Lorrains étaient enfermés dans des casemates. Là, ils reçurent l'instruction militaire. Ils n'y furent pas bien accueillis. Dans les premiers temps, à certains jours, des bandes de forcenés, qu'ils appelaient des Hurrah-patriotes, excitées par les victoires qu'on célébrait, et par les revers qu'on savait aussi et qu'on taisait, se massèrent devant les grilles de la caserne où les « non-Allemands » faisaient l'exercice. Pendant des heures, sans qu'on les en empêchât, des hommes purent insulter ces « traîtres à la patrie ».

Huit mois plus tard, la 15e division de réserve était appelée au front oriental, pour lutter contre les Russes, en Galicie. Elle subissait de grandes pertes, en juillet, dans la région de Husiatin. Nicolas Baltus et les jeunes recrues lorraines du 17e régiment ne rejoignirent les autres troupes de la division qu'au mois d'août.

La distance était immense, de cette Galicie aux champs de Lorraine, et les lettres devenaient rares. De temps à autre, il en arrivait une à l'adresse de Marie Baltus, et on eût dit que cette mère inquiète l'apprenait par cœur, la lisant et relisant, l'ayant toujours à portée de la main, dans la poche de son tablier. Elles étaient brèves, d'habitude, les lettres de Nicolas, et le contrôle empêchait le jeune homme de dire ce qu'il pensait, ce qu'il souffrait, la force même de sa tendresse pour la famille. La mère disait : « Lui qui est si chérissant, mon Nicolas, dans ses lettres, il ne me dit pas son cœur : je le cherche, et je n'en ai pas mon content. » Le père la plaisantait. Il la savait d'une extrême sensibilité, plus agitée que l'oiseau de garde, perché sur la branche, l'œil en mouvement, l'oreille tendue, le bec entr'ouvert déjà pour le cri d'appel, tandis que la troupe picore dans l'herbe. Il la rassurait difficilement contre la crainte qu'elle avait eue depuis le commencement. « Pourvu qu'il ne revienne pas se battre par chez nous ! » L'instituteur avait consulté les traités de géographie qu'il possédait, et mesuré, sur les cartes, la distance qui sépare Husiatin de Condé-la-Croix. « Tu comprends, disait-il, que s'ils ont besoin de renforts, les « Bei uns » *, ils les feront venir de pas trop loin ; ils n'iront pas courir après notre fils, un petit jeune, dont ils se défient ; et qu'ils ont, à cause de cela, envoyé dans le grand nord-est, là-bas, là-bas, au pays des canes sauvages. » Elle écoutait ; ses yeux étaient cernés d'une ombre grandissante, elle avait un si pauvre sourire que d'autres que son mari, ou sa fille, ou le vieux Léo, de la Horgne, l'eussent pris pour un signe d'attendrissement, avant-coureur des larmes, Mais elle ne pleurait pas. Elle ne voulait pas pleurer.

*. Les Allemands disaient, à tout propos : « Rien ne vaut, ici, ce que nous avons chez nous, « bei uns », et les Lorrains les désignaient, à cause de cela, par ces deux mots.

Une seule fois, dans cette première année, la lettre de Nicolas fut bien du cœur, de l'âme de ce fils tant aimé. Elle était datée de la fin de novembre 1917. Évidemment, elle avait été écrite avec la certitude que l'autorité militaire allemande ne la lirait pas. Qui s'était chargé de faire parvenir la lettre à destination ? prisonnier libéré ? blessé évacué vers la frontière de l'ouest ? camarade sûr embarqué hâtivement avec sa division fraîche, envoyée par Hindenbourg au secours des armées engagées contre les Français ? On ne le sut jamais. Elle portait un timbre suisse. Elle répondait à la principale crainte des parents : la race continuait de tenir les âmes bien accordées.

« Rien ne fait prévoir que nous puissions être rappelés vers l'ouest. Mes camarades et moi, nous comptons finir la guerre par ici, dans les terres glacées, gardiens de tranchées, quelquefois empierreurs de routes, bûcherons dans les bois. Que maman Marie se rassure : quand je reviendrai par nos champs de Lorraine, c'est que la guerre sera finie ; je monterai la côte de Condé-la-Croix ; j'irai tout en haut ; je frapperai à la vitre de la cuisine, pas plus fort que le bec du rouge-gorge d'hiver, — vous vous rappelez, les jours de neige, — et elle entendra ! Car elle entend nos pas, elle nous devine longtemps avant de nous voir ! »

Hélas ! l'enfant se trompait. Verdun ! Verdun ! quelle dépense de soldats tu faisais ! Les Allemands ne pouvaient plus hésiter. Leurs troupes fondaient. Il fallait, toutes les semaines, des divisions nouvelles. À la fin de décembre, ce fut le tour de la 15e de réserve, et donc du 17e d'infanterie, où se trouvait le fils du maître d'école de Condé. En toute hâte, elle fit un dur voyage : Brest-Litovsk, Varsovie, Halle, Francfort-sur-le-Mein, Mayence, Sarrebrück, Thionville. Au début de janvier 1918, elle était « au repos » du côté de Dun-sur-Meuse. Le 27, elle entrait en ligne, sur la rive gauche de la Meuse, dans le secteur de Malancourt-Béthincourt.

Les lettres de Nicolas Baltus devinrent plus rares encore. Il était devant la citadelle imprenable ; le combat ne cessait point ; les soldats allemands tombaient en si grand nombre que la fatigue et la certitude de mourir inutilement, comme eux, accablaient les survivants ; les grands chefs voyaient l'armée impériale s'user, et leur angoisse se traduisait d'abord par l'excessive rigueur des mesures de police. On avait peur que la correspondance des soldats ne démentît les cloches qui sonnaient tout le temps la victoire. Marie Baltus, chaque semaine, portait à la gare un colis postal, où elle avait mis ce que l'enfant aimait : une galette entre deux pains frais de madame Poincignon ; un pot de mirabelles ; un paquet de tabac blond. Orane lui disait : « Pourquoi pas moi ? je suis jeune ; la course est longue déjà pour vous. » La mère répondait : « Il devinera que c'est moi qui ai tout fait. Je crois l'emmailloter encore, quand je ficelle le paquet. Orane, s'il le fallait, j'userais mes pauvres jambes au service de l'enfant. — Vous êtes pâle, à présent. — D'autres le sont. As-tu remarqué ? les mères, depuis le commencement de cette année, ne peuvent plus être distraites. Tu leur parles, elles répondent, mais elles ont des airs de statues vivantes. Les hommes disent : « À quoi pensent-elles ? » Hélas ! hélas ! Comment ton père peut-il penser à autre chose, et faire sa classe ? »

Il y en eut, parmi les femmes, que leurs pressentiments trompèrent. Elle ne fut pas de celles-là. Le 18 avril, dans le courrier de la mairie de Condé, il y eut un avis officiel marqué du timbre de la cinquième armée, que commandait von Gallwitz. Ce fut le « greffier de mairie » qui l'ouvrit. « La 4e compagnie du 17e régiment de réserve, XIIe armée, regrette de vous faire savoir que le nommé Nicolas Baltus a disparu dans les combats du 15 courant. Elle prie les parents, dès qu'ils auront des nouvelles, de les communiquer à la compagnie. Ce soldat était d'une extraordinaire bravoure.

» Le capitaine : (illisible). »

Le « greffier » garda la lettre, d'abord, sans en rien dire à personne. Le lendemain seulement, après l'heure du courrier, — il avait espéré on ne sait quoi, un démenti, un avis nouveau, ce qui ne pouvait venir, — il entra dans la cuisine, où se trouvait Marie, et dit qu'il y avait des nouvelles, qu'elles n'étaient pas mauvaises tout à fait, mais qu'elles n'étaient pas bonnes non plus. La femme répondit : « Donne le papier, je suis forte. » Quand elle eut parcouru l'avis, elle demanda : « Baltus ? disparu, cela ne veut jamais dire mort, n'est-ce pas ? — Mais non, heureusement ! Il n'est pas revenu, le soir, ni le lendemain, ni le surlendemain peut-être, à sa compagnie… Cela arrive souvent… Peut-être prisonnier ?… »

Le pauvre homme regretta, par la suite, d'avoir essayé de la consoler. Elle était d'âme héroïque. Elle se tut. Elle disparut presque du village où elle habitait. Désormais, on ne la vit plus causer sur le pas de la porte, acheter des légumes chez Noiron, quand elle en manquait ; elle refusa d'assister aux réunions où ses amies, même en deuil d'un enfant, acceptaient de se rendre ; elle n'accueillit pas celles qui voulaient lui parler de sa peine, levant seulement la main, et faisant signe d'effacer les mots qui traversaient l'air : « Inutile, je vous remercie ; laissez-moi. » On lui obéit promptement, et plusieurs dirent : « Marie Baltus s'en va de chagrin. » Même Léo, son beau-frère, ne put obtenir qu'elle sortît de la perpétuelle contemplation de ce petit visage blond, disparu. « Car vous lui parlez ? demandait-il, vos lèvres remuent ! — Oui, tantôt à lui, tantôt à Dieu. — Que leur dites-vous ? — Qu'il revienne ! » Il fallut s'accoutumer à une douleur qui refusait l'amitié et la pitié. Chez elle, Marie Baltus demeurait la ménagère attentive, ennemie de la poussière, de la tache et du retard, peu accueillante aux gamins de l'école qui venaient rôder trop près de la cuisine ou du jardin, obéissante envers son mari, tendre pour Orane, qu'elle embrassait parfois si fort que la petite songeait : « Sûr, elle croit embrasser Nicolas ! » Mais la santé, qui avait toujours été médiocre, déclinait. Marie Baltus, en quelques mois, avait perdu toute fraîcheur et toute jeunesse. Son long visage, son cou, ses mains étaient si pâles que des enfants, jouant sur la place et voyant passer la femme de l'instituteur, avaient rapporté chez eux : « Nous avons vu la maman blanche d'Orane », et que le nom lui était resté. Plusieurs l'appelaient « la maman blanche ». Mais bientôt un autre surnom lui fut donné, plus étrange.

Entre ces deux époques, il y eut la fin de la guerre, et tant de choses alors, qui émurent chaque homme ou femme vivant en ce monde.

Chez les Baltus, l'un des premiers événements qui marquèrent cette époque, fut le retour de l'abbé Gérard.

Jusqu'en juin 1918, la famille n'avait eu de lui que bien peu de nouvelles, quatre ou cinq lignes, d'une banalité sévèrement contrôlée, écrites sur des cartes postales qui arrivaient, soit à Condé-la-Croix, soit à la Horgne-aux-moutons, avec des retards considérables. Tout à coup, vers le milieu du mois, un après-midi que le chef de ferme, les femmes, les enfants engagés à la place des hommes pour travailler aux champs, étaient descendus vers les prés, pour faucher et faner le foin, le maigre abbé au nez mince et courbé, l'abbé qui ressemblait maintenant à un vieux moine, absorbé dans la méditation de la mort et par elle adouci, monta jusqu'à la grande maison familiale, heurta trois fois le bois de la porte, du bout de son bâton de noisetier sauvage, et, n'ayant pas eu de réponse, s'assit sur la marche du seuil.

Ce fut Orane, — on la voyait souvent à la ferme, — qui le reconnut d'en bas, de la bordure du pré où elle travaillait. Ce fut sa voix claire, lancée au frémissement de deux lèvres tendues, qui cria :

— L'oncle Gérard ! C'est lui ! La guerre est donc finie ?

Elle n'était pas finie, la guerre ; les Allemands avaient relâché l'abbé Baltus, sans plus de raison apparente qu'ils n'en avaient eu pour l'arrêter. Ils lui avaient dit, un matin : « Vous êtes libre. » Les Lorrains, empressés de trouver, aux événements mystérieux, un petit air d'espérance, disaient : « La très dure nation fléchit : elle doit être mal nourrie. »

Ils étaient soutenus, dans cette heureuse disposition d'esprit, par les rumeurs qui couraient la Lorraine. On se gardait de parler trop librement sur la place publique, mais dans les chemins, dans la forêt, ou dans les maisons, quand on se trouvait entre Lorrains, on se racontait des nouvelles qui n'étaient pas toutes vraies, mais qui étaient toutes bonnes. Des anciens, qui avaient eu tant de raisons de pleurer, reprenaient l'habitude de rire. On voyait une flamme brève au coin de leurs yeux, quand on leur demandait : « Comment ça va ? » et qu'ils répondaient : « Ça va très bien. » Le mot d'armistice, — quel mot ! — sifflait déjà sous les branches des pruniers, oiseau de passage dont le chant était doux. À Condé-la-Croix, les premiers qui le prononcèrent furent des enfants du pays, venus en permission, et qui dirent : « Les soldats allemands n'en veulent plus, de la guerre ; ils se sentent battus : l'armistice n'est pas loin. » En septembre, qu'est-ce qu'on apprend ? Et la nouvelle, cette fois, est tout à fait sûre : l'Empereur est arrivé, à Courcelles-Chaussy, le 23, dans l'après-midi, par train spécial. Tout le monde le connaît, le château de l'Empereur, à quinze kilomètres de Metz. Tout près de la gare de Courcelles, le château jaune d'Urville, qui n'a point l'air impérial, que l'Empereur avait acheté faute de pouvoir acquérir Pange ou quelque noble demeure ancienne, et où, pas une fois depuis 1910, le « seigneur de la guerre » n'a reparu. Qu'est-il venu faire ? commander le déménagement. Il est resté un quart d'heure à peine, le temps de choisir ce qu'on devait emballer. Son train spécial l'attendait, à deux cents mètres de là. Quelques jours après, les tentures ont été détachées par huit serviteurs de la maison impériale, et les pendules, les lustres mis dans des caisses, les fauteuils, les canapés, les chaises, entassés, les pieds en bas ou les pieds en l'air, dans les voitures qui les emportent directement à Berlin. On ne s'est pas caché. Cela ne fut pas le déménagement à la cloche de bois. Des curieux s'approchèrent, cachés dans les massifs du petit parc bourgeois, ou sur la route, près de la halte, et ils virent que l'hôte indésirable comptait bien ne pas revenir. Dans les fermes de la plaine, dans celles qui bordent la forêt Sarroise, et au fond des boutiques, tout le long des rues des petites villes, l'aventure a reçu bon accueil. La Lorraine ne doute plus de sa délivrance. Elle murmure, à huis clos : « Bon voyage, Guigui ! » En octobre elle connaîtra que le temps est tout proche.

Cette fois, la nouvelle paraît d'abord invraisemblable. Elle est vraie cependant. L'Empereur a quitté le front de bataille de Saint-Mihiel ; il a pris, comme les meubles d'Urville, la direction de l'est ; il arrive à Vatimont, un village sur la grand'route de Sarrebrück. Bien des témoins sont là, postés derrière les vitres des fenêtres, pères, mères, enfants, en grappes, retenant leurs voix. Car l'Empereur va passer, accompagné d'un état-major d'officiers de guerre et de Cour. Les soldats sont alignés le long des rues et sur la place ; les commandements ont retenti ; les musiques annoncent que le voici. Le voici, en effet, à cheval, accompagné, flanqué étroitement, botte à botte, de colosses en uniforme « feldgrau ». Il est sombre, il est voûté, il passe dans le silence, après que la fanfare s'est tue. Et les plus audacieux des spectateurs, ceux qui ont soulevé le rideau, aperçoivent que les troupes sont sans armes. Est-il possible ? Pas un fusil ! Pas un revolver ! On a eu peur d'un mauvais coup : on a désarmé les compagnies d'honneur ! L'Empereur n'est plus sûr de rien, si ce n'est du désastre.

Et alors, ce furent les grandes dates de novembre. Le dimanche 10 novembre 1918, la nuit venue, les habitants de Condé-la-Croix étaient dans leurs lits, excepté le directeur de l'école, qui corrigeait des cahiers, et le mitron de madame Poincignon, le grand mitron demi-nu, enfermé dans une cave d'où l'ahan s'échappait avec la régularité d'une détonation de moteur. Une nuit calme, des nuées disjointes, pâles, qui venaient de France. Au dixième coup de dix heures, voici la cloche de l'église, la seule à présent, la petite, car les deux grosses, il y a beau temps qu'elles ont été descendues de la tour, chargées dans un wagon, envoyées à Essen et fondues pour la guerre : voici la cloche qui se met à sonner, d'abord irrégulièrement, maniée par des mains inexpertes, puis à grandes volées presque régulières. Qu'y a-t-il ? le feu ? Jacques Baltus écoute un moment, jette sur ses épaules un vieux caban, pendu à un clou du cabinet de travail, et prend son bâton d'épine dure.

— Où vas-tu, Baltus, à cette heure-ci ?

Du bas de l'escalier, il répond en hâte :

— Ne te tourmente pas, surtout ne te lève pas… C'est une réquisition, pour sûr. Le greffier de mairie doit y aller : le maire est malade. Reste en paix, Marie : Orane est près de toi !

La cloche sonne toujours.

Il fait froid dehors. Baltus descend à grands pas. Une lumière, deux, trois, aux fenêtres du côté de la gare. Il y aura des compagnons. Une ombre sort de la maison du vétérinaire.

— Hé, par là, Chardat !

— Je vous vois à peine dans l'ombre… monsieur Baltus !

— Oui, c'est moi, venez vite. Où est l'incendie ?

— Peut-être dans la campagne. Ici, rien, c'est sûr.

— Descendons ensemble.

Ils descendent ; deux, trois, six hommes, les yeux mal éveillés, se joignent à eux. Presque au bout du village, à gauche, il y a la petite place de l'église : oh ! qu'est-ce que c'est que cela ? L'église est ouverte, les lampes électriques l'illuminent comme aux fêtes : elles éclairent le terrain devant le portail, et le bas des premières maisons de la place. Mais là, sur les marches du péristyle et à l'intérieur, ces hommes ?… des soldats allemands ! « Serrons-nous, les enfants ! » dit Baltus à voix basse. La cloche continue de se démener. Ils entrent tous les huit, franchissant la porte de l'église, huit Lorrains en gilet de tricot, culotte et sabots ; trois seulement ont eu le temps de prendre leur veste de travail. Baltus va droit au bénitier. Il commence par se signer. On l'a laissé se porter en avant, comme s'il était le chef. Il y a, près du bénitier, quatre soldats, deux couchés sur les chaises, deux assis, la tête tournée vers les Lorrains.

— Que faites-vous ici ? demande Baltus. Pourquoi sonnez-vous ? Je suis l'instituteur de Condé, et le greffier de la mairie.

— Où est le maire ?

— Malade.

Le vieux « feldgrau », qui est le plus proche de lui, n'a ni casque ni calotte de drap sur la tête. Il est coiffé d'une casquette de laine à oreilles, et il n'a aucun grade, à moins que… Mais oui, ces pattes de drap rouge, cousues sur ses épaules avec de la ficelle, et ces yeux surtout, luisants d'ironie et de mépris à travers les lunettes, le nez gonflé d'orgueil de la lourde brute importante, la barbe fauve que la tête, en se renversant en arrière, porte en avant, vers Baltus : ce doit être, sinon un officier, du moins un homme qui prétend commander. Il a bu : ses paupières le disent, et aussi les mèches mouillées et tordues de sa barbe.

— Pourquoi sonnez-vous la cloche ? répète Baltus.

— Parce que ça nous plaît, aux camarades et à moi.

— Qui êtes-vous ?

Plusieurs gros rires montent sous les voûtes, et se mêlent aux appels de la cloche. Mais, en même temps, des Lorrains du village, hésitants d'abord, étonnés, puis décidés en apercevant Baltus, et Chardat, et d'autres, pénètrent dans l'église. Les intrus commencent à s'émouvoir. Les deux dormeurs se lèvent. Partout, dans la nef, on voit le mouvement des têtes qui se tournent vers la porte.

— Monsieur le greffier du maire, dit l'homme roux, nous sommes un conseil de soldats… Vous ne savez pas ce que c'est ?

— Non.

— Vous l'apprendrez plus tard, vous en verrez d'autres. Nous arrivons du front. L'armistice sera signé demain.

— Ah !

— Ça vous fait plaisir, je le vois ? À nous aussi. Nous rentrons chez nous. Et sur le passage, nous sonnons la fête du peuple… Les Français vont nous suivre. Dans trois ou quatre jours, ils seront ici… Je vous étonne, évidemment… Regardez les camarades : ils peuvent certifier ce que je dis.

Des cris s'élèvent de la nef, de la tribune là-haut, de l'escalier du clocher.

— Oui, oui ! la guerre est finie ! Finie !

Tous les soldats couchés sur les bancs ou les chaises se redressent. Il y en a beaucoup. On entend un bruit de fusils et de sabres heurtant les dalles.

Très maître de lui, l'instituteur, qu'une douzaine d'habitants ont maintenant rejoint, et pressent en arrière, considère la troupe campée en désordre dans l'église. Rien que des uniformes de simples soldats. Cependant, le long du mur de droite, ces trois Allemands, serrés, assis, très droits, mais tournés de façon qu'on ne puisse voir leurs visages ?… L'étoffe et la coupe de l'uniforme, l'attitude, la honte même, est-ce que ceux-là ?…

— Il n'y a plus d'officiers, dit le camarade roux ; nous les avons mis à la suite… Dites donc, je crois que vous nous comptez ?

— Précisément.

L'homme lève la tête, aussitôt menaçant ; il est aussi grand que Baltus, et plus jeune.

— Eh ! tête de Français, nous sommes armés !

Avec un fracas d'armes, des jurons, des cris contre les Lorrains, les membres du conseil de soldats se mettent debout, et, par l'allée centrale de l'église, en troupe serrée, s'approchent. Le vétérinaire se penche à l'oreille de Baltus.

— Prends garde ; la moitié sont ivres.

Sans paraître le moins du monde ému, l'instituteur demande, très haut :

— C'est vrai, je ne puis pas savoir le nombre. Dites-le-moi : j'ai l'intention de vous offrir le café.

— Tiens, tiens ! répondent des voix qui rient.

— À la condition que vous continuerez votre route, lorsque vous aurez bu, oui, je vous offre le café. Bien des gens de la campagne seront ici dans un quart d'heure, vous comprenez. Il pourrait y avoir des malentendus. Chardat, mon ami, allez donc prévenir le cafetier de la Pomme de Pin, voulez-vous ?

Le bas de l'église est plein d'hommes à présent, soviétisants et Lorrains les uns en face des autres, incertains, formant deux groupes séparés par la largeur de trois dalles. Le « feldgrau » à la barbe rousse crie :

— Chargez vos fusils, et sortez ! nous allons boire le café. Vous payez aussi l'eau-de-vie, monsieur le greffier du maire ?

— C'est l'habitude, ici.

— Sans cela, nous en prendrions !

— N'exagérez pas, répond Baltus. Dépêchez-vous : cela vaut mieux. Vous avez si bien sonné la cloche que les gens du pays sont tous éveillés, à présent. J'ai cru, d'abord, qu'elle sonnait pour un incendie.

— C'en est un ! dit l'Allemand.

— Vous ne serez pas étonné de ce que je vais ajouter : j'ai donc envoyé, aussitôt, des jeunes gens, à bicyclette, prévenir les hommes des fermes, et ceux des communes voisines, ceux de Creutzwald d'abord.

Cela était dit sous la voûte du porche. La lueur sortant de l'église faisait un clair tunnel dans la nuit, et laissait voir une centaine d'habitants de Condé, hommes, femmes, qui se tenaient rassemblés en deux masses compactes, comme le dimanche, après la messe. Mais à peine avaient-ils aperçu les soldats allemands, ils se taisaient ; les hommes faisaient se retirer les femmes au second rang. Quand le chef roux du soviet apparut, la foule, d'elle-même, s'écarta. Plus personne devant lui. À droite, à gauche, des hommes protégeant des femmes : le passage était ouvert.

— En rangs ! cria le chef ; que personne ne tire !

Il bourra, d'un coup de poing, l'épaule de Jacques Baltus.

— Expliquez à vos administrés ce que je vous ai dit !

Baltus s'avança, et dit :

— La guerre est finie ! L'armistice sera signé demain ! Voici les premiers éléments des troupes allemandes, qui regagnent leur pays. Laissez-les passer. Ils ne feront de mal ni aux gens, ni aux maisons. Écartez-vous ! Pas un mot ! J'ai promis.

Il était étonnant d'aisance et d'autorité, ce grand maître d'école, tête nue, vêtu à la diable, les yeux ardents, dans la clarté du porche de l'église. La race, et l'habitude de tenir une classe d'enfants, lui faisaient, en cette minute, un visage de vieux chef de guerre. Les Lorrains le regardaient, et se taisaient. La lueur des lampes électriques coulait, comme au début, sur la terre nue, molle et libre.

Alors, la colonne se mit en marche : soixante hommes, que l'homme à la barbe rousse avait secoués, et rassemblés sous les orgues. Il allait en avant, sans autre arme qu'un revolver au poing, sans casque, une canne dans la main gauche, et Baltus, otage évidemment, et qui acceptait le rôle, marchait près de lui. Le défilé devait faire rire les habitants de Condé-la-Croix, plus tard, pendant des mois, et, même en ce moment, il y eut des hommes qui eurent la bravoure de rire, sans bruit, mais les lèvres écartées, et les dents luisant dans la nuit. Spectacle inimaginable ! La révolution avait fait, d'une compagnie de l'armée impériale allemande, une troupe de masques. La moitié des hommes avaient jeté leurs fusils, leurs baïonnettes, leurs cartouchières ; ils n'avaient gardé que leurs bidons, qui devaient être vides, à voir ces trognes allumées, ces autres pâles, farouches, capables d'une seule expression, et d'un seul cri : « La guerre finie ! plus d'officiers ! » Une dizaine avaient encore le casque ; les autres étaient coiffés de casquettes, de vieilles toques militaires, même, une demi-douzaine, de chapeaux hauts de forme, volés dans les villages français du front. Ils défilaient sans cadence, en désordre, deux ensemble, ou trois, ou quatre ; on entendait, entre les cris et les commencements de couplets, les notes d'une musique grêle, que des rires sonores encourageaient. On se penchait pour découvrir les musiciens : c'étaient deux membres du conseil des soldats, dont l'un jouait de la guitare, l'autre de l'accordéon. Et les soixante, titubants, bruyants, dépassèrent le seuil de l'église, descendirent les trois marches, inclinèrent à droite, vers l'Allemagne. Au dernier rang, il y avait deux, hommes, chargés d'une mission de confiance, et qui la remplissaient. Ceux-là étaient armés, ils se retournaient à chaque instant, l'un ou l'autre, car, derrière eux, venaient ceux qui ne faisaient point partie des hommes libres, ceux qui ne chantaient pas, ne criaient, pas, et regardaient à terre. C'étaient les prisonniers du soviet : ils levaient le bras, souvent, pour cacher leur visage. Il y avait un gros homme, au milieu, qui s'efforçait de marcher correctement, comme il avait appris aux autres à le faire, et dont le front et les joues étaient couverts de sueur. La honte et la fatigue, la conscience qu'il ne pouvait s'échapper, lui faisaient un visage digne de pitié, mais qui avait dû être effroyablement dur, aux jours de prospérité et d'autorité. Les deux plus jeunes qui le flanquaient, tous deux élancés, nerveux, n'accusaient aucune lassitude, aucune diminution de l'orgueil du rang et du sang. L'un avait la figure imberbe, l'autre de fines moustaches cassées et relevées, à la mode impériale. Les Lorrains qui purent rencontrer les regards de ces deux lieutenants dégradés par leurs soldats et traînés à la remorque, ont raconté depuis que c'étaient là les seuls hommes de cette tourbe. Les deux lieutenants avaient jeté sur leurs épaules un manteau noir, pour qu'on ne vît pas que les insignes du grade avaient été arrachés. Une femme, — allemande sans doute, — cria : « Vive l'armée ! » Ils tournèrent la tête vers elle, et ne la virent pas.

— Plus vite !

La voix, qui venait du premier rang, là-bas, dans la nuit, devait être celle du chef du conseil. Ils passèrent. Derrière eux, les deux groupes de Lorrains et de Lorraines se fondirent en un seul, où la rumeur s'accrut, et devint joyeuse, quand les pas lourds s'éloignèrent. Quelques amis, le vétérinaire Chardat, l'épicier Noiron, et l'énorme charpentier Cabayot, avaient suivi, à peu de distance, la compagnie révoltée. Ils voulaient savoir ce qui arriverait à Baltus, et, au besoin… Un seul avait un revolver, arme prohibée, mais il le tenait caché, la main droite dans la poche de son veston.

Après que la colonne eut monté la côte, jusqu'à l'endroit où s'ouvrait la place de l'école, et descendu une cinquantaine de mètres au delà, Baltus dit au chef du soviet :

— Voici l'auberge de la Pomme de Pin. Entrez-vous ? On vous attend.

Il y avait, en effet, de la lumière aux deux fenêtres d'en bas.

— Inutile, fit l'homme ; les camarades sont reposés… Nous allons chez nous, vous comprenez. La guerre est finie. Adieu !

— Adieu !

Au milieu de la seconde rue de Condé, à l'entrée d'un sentier qui remonte vers la Sarre, un moment après, des cris sauvages s'élevèrent : les soixante hommes durent crier ensemble. Quelles paroles et pourquoi ? Nul ne perçut les mots : injures adressées aux Lorrains ? révolte de ces énergumènes contre le soldat qui avait refusé de les laisser boire encore ? Trois autres cris furent entendus, à peu d'intervalle, mais assourdis : le conseil des soldats devait s'être engagé sous les futaies des grands bois d'Uberherrn, dans une des lignes de la forêt Sarroise. Baltus, demeuré sur la route, en face de l'auberge, pensa : « Ils ont dû passer bien près de la Horgne-aux-moutons ! S'ils étaient entrés chez mon frère ! »

Mais il n'avait pas le droit de songer aux siens, en ce moment. La foule le tenait, la foule délivrée. Il était entouré par les amis qui l'avaient suivi, il le fut bientôt par ceux qui accouraient, hommes et femmes. Parmi les femmes, il y avait la petite veuve tranquille, la boulangère. Elle était venue au tocsin, l'une des premières, habillée, coiffée à l'ordinaire, vêtue même de sa robe des dimanches. Deux fois, elle avait été rudoyée par un des Allemands qui gardaient la porte de l'église. Et, à présent, légère, elle arrivait, plus pressée que les hommes, apparition blanche en avant de leur groupe.

— Bravo, monsieur Baltus ! Bravo ! Les voilà partis, hein ? Grâce à vous !

Elle attendait, essoufflée, contente d'être première, les hommes qui, eux, tendirent les mains :

— Oui, bravo, Baltus ! Tu as eu une riche idée, de leur dire que les habitants des villages allaient venir voir ce qui se passait chez nous. Est-ce que, vraiment, tu avais envoyé à Creutzwald ?

— Personne !

— Des bicyclistes ?

— Je n'aurais pas eu le temps : j'ai couru tout de suite à la cloche…

— Très fort ce que tu as fait là !

— Écoutez !

Tous se turent. Le vent venait de France, et, cependant, du côté de l'Allemagne, on entendait chanter en partie ces soldats révoltés et travestis, que l'esprit de révolution avait reformés en tribus et jetés contre la patrie. En approchant de l'Allemagne, sous la voûte des forêts, quelque chose de l'ancien usage leur revenait dans la mémoire et dans le sang. Le chant qu'ils chantaient, bien que la distance ne permît pas de le suivre tout entier, était grave et religieux. Le vieux dieu du Rhin reprenait ses fils, un à un.

— Ce sont des choses que nous n'aurions pas imaginées, dit Baltus, et des ruines aussi surprenantes que celles qu'ils ont faites. Si toute l'armée allemande ressemble à ces gens-là, nous passerons de mauvais moments, mes amis. Il faut veiller. Moi, je ne me coucherai pas. Je serai derrière la fenêtre du premier, qui ouvre sur la place. Si j'entends du bruit, je cours à l'église, et je sonne la cloche, et vous viendrez de nouveau. Il faudrait bien un autre veilleur, dans le bas du bourg. Y a-t-il un volontaire ?

— Moi ! dit une voix.

— Très bien, Cabayot. S'ils ne sont pas plus de dix, tu n'auras qu'à te montrer pour les faire filer doux ! Bonne nuit, mes amis, je remonte à mon poste.

Serrant la main du grand charpentier, puis des autres, saluant de la tête madame Poincignon, il ouvrit la porte de l'auberge, et dit en riant :

— Soixante mauvais clients partis, mon pauvre Grimard ; ne les regrette pas ! Pour les frais, j'arrangerai cela avec le maire. Que diable ! tu étais en service commandé !

Et il remonta vers l'école, qu'on apercevait dans la nuit, ombre vague, où brillait, tout en haut, un point lumineux. Marie attendait Baltus. Elle ouvrit la porte, au bruit des pas qui s'approchaient.

— Ah ! que j'ai eu peur ! Te voilà sauvé… Ils ont crié : « Vive Baltus ! » les gens d'ici. Et ils ont eu raison.

Elle ferma la porte, poussa les deux verrous, donna un tour de clé, puis, mettant la main sur l'épaule de son mari, qui tâtait du pied la première marche de l'escalier :

— Jacques, as-tu pensé à ton fils ?

— Non. Pourquoi ?

— Ils revenaient du front, ces « carnavaux »-là ; peut-être de Verdun ? Ah ! je vois bien que tu n'es pas comme moi, toujours occupée de lui…

— Va, Marie, va… J'irai là-bas, s'il le faut, une fois encore, deux fois… Nous arriverons à savoir… Non, je ne pouvais pas leur parler de ces choses-là, il fallait délivrer le bourg… À présent, je monte dans la soupente… Je dois veiller encore. Donne-moi le gros manteau.

Quand ils furent arrivés au premier étage, Marie donna le gros manteau d'une étoffe usée, mais épaisse d'un doigt, une sorte de cape longue, qui avait servi à couvrir les châssis du jardin, par certaines nuits de printemps.

Et la paix des choses ne fut plus troublée. Mais beaucoup de gens ne purent reprendre leur sommeil interrompu. Il y eut des lames de lumière sous les volets, et des reflets sur la route montante ou descendante, jusqu'aux premières heures du jour.

Le matin du lendemain, 11 novembre, fut éclatant et presque doux. On découvrait, dans la cuve du chemin bas et des terres labourées, un vaste lac de brume, déjà en mouvement, et qui s'envolait par flocons, sans hâte, caressant les labours, puis les arbres de la route de Sarrelouis, puis ceux du Warndt. Les gens de Condé se levaient en retard. Ils changeaient les projets qu'ils avaient faits la veille. « Non, je n'irai pas dans la forêt », ou bien : « Je ne veux pas faire aujourd'hui le voyage de Boulay. J'irai la semaine prochaine. » La joie de l'armistice, la crainte aussi que d'autres bandes de soldats ne traversassent la contrée, divisaient les esprits. Il fut bêché, ce matin-là, dans les jardins et les vergers, plus de terrain qu'on n'en voyait remuer à pareille époque, depuis des siècles. On restait au ras de la maison. Des mères avaient recommandé à leur fille : « Si les Prussiens sont annoncés, tu iras te cacher dans les fossés et dans les bouillées de saules des prairies du Nassau. » Baltus n'eut presque pas d'écoliers, à huit heures.

Mais, pour la classe de l'après-midi, les enfants vinrent au complet. Ils étaient énervés. On leur avait dit que l'armistice avait été signé ; que les hostilités devaient être suspendues depuis onze heures, et, sans comprendre l'immensité des mots, ils répétaient ce qu'avait dit le père ou la mère, devant eux : « La victoire est aux Français ; on va les revoir avant trois jours ; c'est un Prussien qui l'a dit à papa. »

La salle de classe était pleine de rumeurs et de mouvements. Cependant, l'instituteur ne grondait pas, lui, si sévère. Il avait des distractions ; il regardait par la fenêtre ; il se taisait, pendant des minutes entières. Les enfants remuaient les jambes, sous les tables. Ils devinaient que la traversée du ciel, une dernière fois, ce jour-là, était permise aux bourdons, aux abeilles et aux mouches, et qu'il y avait promenade, pour les bêtes de l'air, à quoi ils ressemblent, eux, quand ils jouent. Et ils n'auraient jamais osé demander congé ; non, ces choses-là ne peuvent être accordées que par les autorités qui écrivent sur du papier à en-tête, ou télégraphient des ordres, mais qu'on ne voit jamais à Condé-la-Croix ; une idée pareille ne serait jamais venue à ces écoliers blonds de Lorraine : ils laissaient voir, pourtant, que la journée de l'armistice n'aurait pas dû ressembler aux autres. Maître, élèves, tous, ils avaient l'âme en voyage. Vers trois heures, un nuage s'étant écarté, qui avait caché le soleil pendant dix minutes, une rayée de lumière et de chaleur vive entra dans la salle de classe. Elle passait au-dessus des enfants, mais elle illuminait, elle éclaboussait les épaules et la tête du maître assis dans la chaire. Il sentit la brûlure, porta la main à sa joue, contempla, un long moment, la place bordée de maisons, les deux rues soudées à la place, la belle campagne au delà, et cet homme en deuil se mit à rire silencieusement.

— Qu'a-t-il ? se demandaient les élèves.

Aucun bruit dehors. Personne ne devait traverser la place.

Le maître ne parlait pas, il avait l'air absent. M. Baltus, ébloui par tant de clarté, avait fermé les yeux, et demeurait là, dans le rayon, tourné vers le village, et il riait.

— Qu'a-t-il donc ?

Il n'entendait même pas les deux fils du facteur Renguillon qui faisaient rouler des billes, sur le dernier banc de la classe, dans une enceinte de livres et de plumiers. Non, il devait penser à des choses gaies ; les rides de son front, même la grosse entre les sourcils, s'étaient effacées. On le vit se lever, saisir la poignée de fonte, et ouvrir la première baie, toute grande, comme au plein été. Puis il dit :

— Mes enfants…

Il parlait français, à présent ! En classe ! C'était défendu. L'attente d'un grand événement saisit les écoliers. Les petits Renguillon s'arrêtèrent de jouer aux billes. L'instituteur les regardait maintenant avec des larmes au coin des yeux !

— Mes enfants, qui sait la chanson française ?

— Moi ! moi ! moi !

Trois petites voix répondirent d'abord, puis trois autres, et six bras se tendirent vers la chaire.

— Toi, Mansuy Renguillon, chante la chanson française, puisque la guerre est finie !

Sans demander s'il fallait se lever, Mansuy se leva.

C'était le plus grand de la classe. Fier de l'honneur, et de voir toutes les têtes vers lui, il regarda les camarades, tout riant, et il chanta :

Vous n'aurez pas l'Alsace et la Lorraine,

Et, malgré vous, nous resterons Français !

La jolie voix, qui s'envolait !

— Non, pas cela ! dit Baltus. La chanson française, c'est la Marseillaise.

— Je la sais, monsieur l'instituteur !

— On va bien voir. C'est moi qui entonne, vous chanterez avec moi, les gars de Lorraine, si vous savez…

Comment ces vieux mots de France, peu usités en Lorraine, lui venaient-ils à l'esprit ? Vague de fond, qui s'étale au rivage.

Ayant battu une mesure pour rien, debout dans sa chaire, Baltus commença donc, de sa forte voix :

Allons, enfants de la Patrie,

Le jour de gloire est arrivé…

Les écoliers suivirent. Ils ne chantaient pas tous ; plusieurs ne savaient que la moitié de l'air, d'autres que la moitié des paroles, et la prononciation n'était pas irréprochable. Mais l'entrain y était. Les notes aux timbres différents, les mots écorchés et reconnaissables, sortaient par la baie ouverte, et visitaient les maisons du village. Les anges de la nuit de Noël, antiques chanteurs de la paix, durent sourire dans les cieux.

Il y en avait, par le village, des femmes qui écoutaient, s'arrêtant de remettre la vaisselle dans le dressoir ; il y en avait, des filles appliquées au travail de couture, derrière le contrevent à demi fermé, comme en juillet ; il y en avait des hommes, surpris, dans les jardins, par la chanson française, l'ancienne chanson prohibée, s'arrêtant de bêcher ! La troisième fois que les écoliers et l'instituteur de Condé chantèrent le refrain de la Marseillaise, une voix du dehors se mêla à toutes celles qui s'échappaient de l'école ; au quatrième couplet, ce fut toute une foule qui répondit : voix de femmes et voix d'hommes, voix hautes et voix graves, qui durent courir dans les vallées, bien loin, et apprendre aux villages voisins que le jour du 11 novembre n'avait point eu, depuis longtemps, son pareil. Le refrain achevé, sous les fenêtres de la classe, des applaudissements, des bravos en français et en allemand, et son nom vingt fois crié, apprirent à Jacques Baltus que les gens de Condé trouvaient bonne sa manière de fêter l'armistice. Il se pencha et dit, en riant, à ceux du dehors :

— Excusez ! nous chantions pour notre plaisir. Ne faut pas vous déranger ! On fera la fête quand les Français seront là !

— Bravo !

Une femme cria :

— Non, pas bravo ! Il en fait trop pour les Français.

On grogna dans la foule. L'instituteur se pencha, et reconnut les cheveux blonds mousseux.

— Et pourquoi donc, madame Poincignon ?

— N'êtes-vous pas trop bon pour eusses ?

— Eh ! que dites-vous là ?

— Ils ne vous remercieront pas, allez ! Ceux qu'ils préfèrent, ce ne sont pas les meilleurs !

Un vacarme véritable accueillit les propos de la boulangère. Elle fut entourée par des femmes du bourg, et reconduite, poussée plutôt jusqu'à la boulangerie, dont la porte, ouverte et fermée, fit trois fois sonner le timbre.

À chaque instant, le nombre des habitants grossissait devant l'école. Tout le village à peu près était là. L'instituteur ne pouvait plus empêcher ses élèves de monter sur les bancs, sur les tables, d'ouvrir les deux autres baies, d'interpeller les gens de connaissance. Quelle imprudence d'avoir chanté si haut ! Il fit signe qu'il allait parler. Il voulait demander à cette foule de se retirer, et de laisser le maître d'école à son devoir quotidien, lorsque, au bas de la place, à l'endroit où elle se sépare en deux rues qui descendent à droite et à gauche, un groupe d'hommes apparut. C'étaient les plus vieux de Condé, ceux qui avaient connu le temps français. Ils étaient sept ; ils montaient vers la bâtisse en rumeur ; un grand ancien, tout blanc de moustaches, marchait en tête, et portait un drapeau tricolore au bout d'une perche de châtaignier. Le drapeau, c'est eux et leurs femmes, ou leurs filles, qui l'avaient fabriqué avec la toile d'un drap ; c'est eux et elles qui avaient teint un morceau de l'étoffe en rouge, un morceau en bleu.

Et ils s'avançaient, fredonnant la marche de Sambre-et-Meuse. Pauvres voix lasses ou faussées par l'âge ! Tous ceux de la place s'étaient tus pour les entendre. Ils s'écartaient pour les laisser passer. Eux, les compagnons du drapeau, à mesure qu'ils approchaient, ils se redressaient plus fièrement, voyant qu'on leur faisait accueil, et qu'on saluait le tricolore. Où allaient-ils ? droit à l'école. Oh ! qu'il y a de belles minutes ! Ils s'approchèrent de la porte de l'instituteur. Car Baltus, devinant qu'on venait à lui, et ne voulant pas que la salle de classe fût envahie, l'avait quittée ; il allait apparaître sur la place. Dans le couloir de sa maison, il passa près de sa femme, immobile à l'entrée de la cuisine, et qui dit :

— Comment peux-tu chanter, toi qui n'as pas encore retrouvé ton fils !

— Marie, nous le retrouverons peut-être !

Elle tressaillit à ce mot-là, qu'il disait par pitié.

— Marie, écoute-les ! Ils apportent le drapeau. La France vient : faut-il pas la recevoir ?

Il avait, en passant, pris la main de Marie, et Marie avait eu un pauvre sourire, qu'à moitié détourné, il regardait encore.

— Ah ! les hommes, dit-elle, comme vous êtes !

Il n'entendit pas. Il ouvrit la porte. Devant lui, au bas des marches du perron, le vétéran des armées de 1870 tendait la hampe du drapeau ; l'étoffe rouge et un peu du blanc retombaient sur les épaules du vieux ; la foule criait :

— Prends le drapeau, Baltus ! Promène-le par le bourg ! Tu as reçu les Prussiens comme il fallait : c'est à toi de le porter !

— Non pas !

L'ancien combattant continuait de tendre le bras et la hampe.

— Non pas ! c'est à toi de le porter, mon vieux, à toi qui t'es battu ! Nous irons côte à côte ! Viens avec moi !

Il passa le bras gauche sous le bras droit du vétéran ; ils avaient l'air, serrés l'un contre l'autre, enveloppés dans les plis tricolores, d'avoir tous deux la main sur la hampe, mais c'était le vieux seul qui tenait le drapeau, et jalousement. D'elle-même, l'assemblée s'ouvrit pour leur faire place. Tous les froissements, toutes les plaintes de naguère, du temps où Baltus faisait exécuter les réquisitions allemandes, étaient oubliés.

— Laissez-les passer !

La bise soufflait. Les deux hommes s'avancèrent, longeant le mur. Tous les écoliers, sur trois ou quatre rangs, se pressaient aux fenêtres. Têtes roses, yeux ardents, lèvres ouvertes, ils regardaient le maître.

— Allons, bouquet fleuri ! Vous êtes du cortège ! Descendez !

Une acclamation le remercia. On put croire que tout le mobilier de l'école volait en pièces. Ils se mêlèrent aux parents. Et il y eut des commencements de chansons dans le cortège ; mais les gens de Condé ne savaient pas assez de mots français, et ils ne voulaient pas chanter en patois lorrain, en ce moment, à cause des trois couleurs qui allaient devant. Baltus était déjà au bas de la place, quand les derniers rangs quittèrent l'école. Il tourna à gauche ; une petite couturière, dans la seconde maison, agitait un drapeau pas plus haut que la main, et qui devait être de sa façon, car le rouge était le long de la hampe : un qui savait, par hasard, lui chanta un demi-couplet de la Madelon. Plus loin, la porte du maire était fermée, et il y eut des poings qui s'abattirent sur les panneaux de bois. On descendit jusqu'à l'église, et beaucoup s'attendaient à ce que le cortège fît halte. Il continua ; les dernières maisons du bourg furent laissées en arrière. Où prétendait aller Baltus ? À la gare ? Et qu'aurait-on fait là ? Mais non : tout à coup, une émotion nouvelle saisit les cœurs. Comme la route était droite, tous les habitants purent voir, à trois cents mètres de Condé, que la tête du cortège s'engageait dans un chemin de moindre largeur, à gauche.

— On va au cimetière ! dirent les gens.

Les conversations, les vivats, les commencements de chansons, tout le bruit cessa. Ce fut Baltus qui ouvrit la vieille barrière peinte en noir et surmontée de la croix. Puis il reprit son poste, près du porteur de drapeau, et tous deux, suivis de la foule qui avait encore grossi, se dirigèrent vers le calvaire érigé, aux temps anciens, au milieu des tombes. Tout le monde observait Baltus. Quelle idée avait-il ? Des mains du vétéran de 1870, il prit le drapeau ; il l'éleva au-dessus de tous ces hommes, de ces femmes, de ces enfants qui remplissaient l'avenue, et qui pour mieux voir, se glissaient entre les tombes, autour des croix de fer, de pierre ou de bois. Alors, lui, le maître déjà ancien, le lien vivant entre ces hommes et ces enfants de Condé, plantant le drapeau dans le piédestal du calvaire, dans une fente qu'il y avait là, au pied de la grande croix de fonte, il cria :

— Pour que nos morts sachent que la Lorraine est redevenue française, je leur donne le premier drapeau !

Bien des gens pleurèrent, qui ne s'attendaient point à pleurer.

Toute la fin de l'après-midi fut joyeuse. Les auberges ne désemplirent pas. On n'aurait pas pu compter dix hommes dans les champs ou dans les jardins. Les nuages ne parurent point dans le ciel, et la lumière de ce jour ne fut point abrégée. Aucune dépêche n'était venue du front. Un homme de Boulay avait passé, disant qu'un avion avait apporté le communiqué officiel et que, du terrain d'aviation, la nouvelle s'était répandue dans la ville, où la bonne Lorraine exultait.

Baltus résolut de veiller encore cette nuit prochaine. Il se rendit, à la brune, chez son ami, le charpentier Cabayot.

— Dis, Cabayot, m'est avis qu'il ne faut pas laisser le bourg sans guetteurs une nuit d'armistice ? Moi je veillerai encore.

— Moi aussi. Je peux dire, puisque ma maison est au bout du village, pas loin de la gare, que j'habite à la porte de France. S'ils viennent, je les entendrai le premier.

— Sans doute.

— Alors, je t'envoie mon fils, l'aîné, qui n'a pas peur : dix-sept ans, songe donc ! S'il le faut, il fera le tour par les jardins, il débouchera par la ruelle, près de la boulangerie de madame Poincignon, et il t'appellera…

— Pas trop haut : cela ferait peur chez moi, tu comprends ? Il n'aura qu'à siffler un petit air ; je serai derrière la lucarne du grenier.

— Qu'est-ce que tu feras, s'ils viennent ?

— Rien, s'ils ne nous disent rien. Mais s'ils ont quelque chose à demander, j'irai parlementer, et ton fils te préviendra que je suis avec eux.

— Agent de liaison, alors ?

— Cela même.

— Il va être flatté, dit Cabayot.

Les hommes se séparèrent.

L'instituteur alluma sa lampe, là-haut, tout petit phare que les voyageurs durent apercevoir du chemin creux et des champs qui se relèvent au delà. À dix heures, tranquillité parfaite ; à onze heures, de même ; à minuit moins dix, un sifflement de rossignol monta de la place. Baltus se pencha.

— Qu'y a-t-il, Dominique ?

Une voix haletante :

— Monsieur Baltus, ils approchent ; ils vont au pas ; ils doivent bien être un cent, au bruit qu'ils font.

— Pas de mandoline ?

— Non, dit le gars en riant ; pas de musique du tout. C'est peut-être des Français !

— Reprends ton chemin ; dis à ton père que, si ce sont des Français, il les embrasse ! Si ce sont des Allemands, qu'il les suive de loin, en se cachant. Si je crie, qu'il aille sonner la cloche : mais, si je ne crie pas, quoi qu'il arrive, c'est que je n'aurai pas besoin de lui.

— Compris ! dit le jeune.

Et il disparut, bondissant, dans la ruelle de la boulangerie.

Un quart d'heure d'attente. Le dur battement des pieds faisait sonner la route, et le rythme de la marche s'en allait dans la nuit, cherchant des esprits éveillés, pour dire : « C'est eux, entendez-les donc, c'est eux ! » La cadence restait égale, le bruit grossissait. Il s'épanouit tout à fait au moment où la troupe sortit de la rue de gauche, et déboucha au bas de la place. L'instituteur eut envie d'éteindre la lampe : un tout petit mouvement, et nul n'aurait deviné qu'un homme veillait là-haut. Il ne consentit pas. Il crut qu'il devait résister à la peur. Il avança seulement la tête hors du cadre de la lucarne.

Le commandement « Halt ! » retentit au même moment. Le premier quartier de la lune, très vif, donnait un peu de lumière. En bas, la troupe était dense, en formation régulière ; les soldats avaient le fusil à la bretelle ; ils étaient vêtus de l'uniforme que Baltus connaissait bien, et un officier se portait vers le haut de la place, suivi de l'œil par tous les soldats, et marchant comme l'Allemand sous les armes, en service commandé. Il ne fit guère plus de quinze pas, s'arrêta, et, jugeant la distance assez faible pour qu'il pût se faire entendre :

— Eh ! là-haut, l'homme !

— Que voulez-vous, monsieur le capitaine ?

— Le chemin le plus court vers Creutzwald ?

— Devant vous : vous arriverez entre le Neudorf et le Nassau.

— Vous avez appris l'armistice, ici ?

— Hier, par une compagnie…

— Je sais, je sais. La mienne ne ressemble pas à ces traîtres-là… Dites : aucune embuscade à craindre, dans la seconde partie du village ?

— Aucune.

— J'ai vu s'allumer des lumières devant nous ?

— Le bruit que vous faites a réveillé les gens, voilà tout.

— C'est bien : s'il est tiré un seul coup de fusil, tout sera brûlé.

Il tourna sur ses talons, et rejoignit ses hommes.

Aucune troupe allemande ne traversa plus le village pendant la grande retraite collective qui suivit l'armistice.

Baltus s'inquiétait un peu de la visite de ses nouveaux chefs de l'administration française. Ce qui le troublait le plus, c'était la crainte de ne pas assez bien parler le français quand viendraient ces inspecteurs, ou ces collègues du cadre métropolitain, dont il s'imaginait que le langage était de Racine, et l'élégance toute semblable à celle des modèles en cire des grands magasins. Il les vit. Les chefs furent courtois, abondants en formules patriotiques, peu explicites sur d'autres points, renvoyant à plus tard les difficultés, ce qu'ils nommaient la « réadaptation », ce que l'un des plus jeunes collègues appela « l'unification des méthodes d’instruction ».

Le maître d'école, bon enfant et soupçonneux tout ensemble, répliqua : « Nous avons la parole de la France. » L'autre consentit d'un signe de tête. Baltus pensa que des mots eussent été plus clairs. Puis les années passèrent ; rien ne changea. Il y eut beaucoup de discours pendant les deux premières, et même après, en Lorraine, en Alsace. La proposition qui lui fut faite, à deux reprises, d'être nommé, avec avancement, dans une autre commune du pays, l'instituteur la rejeta, avec les plus sincères remerciements pour l'honneur qu'on lui voulait faire. Il expliqua qu'il n'avait nulle ambition, hors celle d'achever sa carrière là où il était connu de tous, aimé de la plupart, près de son frère de la Horgne-aux-moutons ; il ajouta sans insister, — c'était là, cependant, son argument majeur contre tout changement, — que sa femme ne pourrait pas quitter une maison où la douleur, et un peu d'espérance la retenaient si fort.

Jusqu'en 1923, Marie Baltus ressembla à tant d'autres mères qui n'attendent plus celui dont on n'eut jamais de nouvelles. Dix mois après la fin de la guerre, dans l'été de 1919, elle avait obtenu de son mari qu'il fît le voyage de Verdun. Baltus, dans la ville en ruines, avait interrogé les officiers de la garnison, les chefs de bureau de la mairie ; il avait visité le grand cimetière militaire, lisant toutes les inscriptions sur les croix de bois ; puis, à travers les territoires bouleversés de la rive gauche de la Meuse, il s'était avancé jusqu'aux pierrailles qu'on appelait encore le village de Béthincourt ; nulle part il n'avait pu trouver de réponse à la question qu'il adressait aux hommes et aux choses : « Nicolas Baltus, porté disparu à la suite des combats du 15 avril 1918, est-il vivant, ou est-il mort ? » Les gens avec lesquels il avait causé, confidents habituels de ces sortes de recherches, hôteliers réfugiés dans des baraques, prêtres, soldats ramasseurs d'obus et de grenades, lui avaient répété, avec un geste de pitié : « Mon pauvre homme, il ne faut pas vous y tromper : un disparu, c'est un mort dont on ne sait pas la tombe. » Il était revenu désespéré de ce voyage. Et Marie n'avait plus parlé à personne, pas même à lui, des imaginations dont son pauvre esprit était parfois traversé.

Marie ne prononçait plus le nom de son fils, mais elle se tenait obstinément dans la maison où il avait vécu ; on ne la voyait presque jamais dans les rues du bourg, sauf le dimanche, quand elle se rendait aux offices ; Orane, grande déjà, faisait les provisions et les courses. La Horgne-aux-moutons, qu'elle aimait, étant de race paysanne, ne recevait plus la visite de Marie. Le maître d'école y montait seul, rarement, car il avait peur qu'il n'arrivât quelque malheur en son absence. Elle était à présent si fragile, sa femme, d'une nervosité si inquiétante ! Une porte s'ouvrait-elle brusquement ? la mère regardait, avec une flamme dans les yeux, l'ouverture qui s'élargissait, et la flamme s'évanouissait tout de suite, dès que l'homme ou la femme était entré. Il y avait des matins où elle était si blanche, que Baltus lui disait : « Il faudrait aller au médecin, ma Marie ? » Et il « n'y » allait point, parce qu'ils savaient bien, l'un et l'autre, où était le mal. Elle cousait, tricotait, repassait mieux que les lingères du bourg, mais elle s'interrompait quelquefois dix bonnes minutes et plus, le regard levé, les bras pendants, pareille à ces saintes martyres, qu'on voit dans les images, avec un glaive ou une roue, à leurs pieds. Orane, travaillant près d'elle, et la voyant ainsi absente, n'essayait point de la ramener au présent ; il fallait que la songeuse s'éveillât toute seule. Et la mère, quand elle s'éveillait, ne manquait guère de dire en quel monde de souvenirs, les mêmes toujours, elle avait voyagé : « Je me rappelle le plaisir que j'ai eu à coudre ses premières chemises de petit garçon ; la toile venait de Metz, d'une maison qui n'est plus, « en Fournirue » ; ou bien : « J'ai cru entendre son cri. Lorsque les enfants glissaient sur la patinoire, au bas de la place, dans les jours de grand hiver, Dieu sait qu'ils criaient tous ; mais sa voix, à lui, dominait toutes les autres : un chant de merle dans une bataille de geais. Tu te souviens aussi que notre curé l'avait voulu avoir dans la maîtrise ? Je parle de l'ancien : celui d'aujourd'hui n'a pas d'oreille. » C'était alors, entre la mère et la fille, penchées sur l'ouvrage, au ras de la fenêtre de la cuisine, un échange de souvenirs que Marie Baltus ne trouvait jamais long.

Une fois, longtemps après, vers le milieu de l'été de 1923, elle avait dit, d'un ton de confidence : « Orane, figure-toi, je ne puis me défaire de l'idée qu'il est vivant ; je ne la combats pas beaucoup, il est vrai : elle grandit en moi. Je n'ose pas le confier à ton père : tu sais qu'il est rude, et que nos pressentiments de femme, il les traiterait de folie ; à toi cependant, je peux avouer qu'il me vient une douceur, à penser que ton frère est seulement disparu. Cela peut reparaître, un disparu ? Il y a eu des exemples déjà. Il avait le goût des voyages et des aventures… » Elle avait une grande crainte, en parlant de la sorte, que sa fille ne répondît comme tout le monde, et vraiment son cœur cessa de battre, tandis qu'elle épiait les mots qui allaient sortir des lèvres qu'on ne voyait pas, des lèvres de cette jeune fille, penchée si bas au travail de couture, que la mère n'aurait pu baiser que le front d'Orane ou les bandeaux de cheveux d'or souple et vivant. Orane n'avait rien répondu. Deux larmes seulement étaient tombées sur ses mains : la mère ne sut jamais pour qui elles furent versées.

Vers la même époque, Jacques Baltus, ouvrant le tiroir d'un petit secrétaire qui appartenait à sa femme, trouva une enveloppe non fermée, sur laquelle Marie avait écrit : « Espérance. » Il en retira des coupures de journaux, soigneusement pliées. Chacun des fragments portait le texte d'un télégramme d'agence française, annonçant que dans telle commune de Lorraine, ou d'Alsace, un ancien combattant, disparu en 1914, en 1915, en 1917, était rentré inopinément au foyer. L'un de ces jeunes hommes avait été retenu en Russie, contre son gré, disait-on, et avait traversé toute l'Allemagne à pied. Un autre, dont on ne racontait point les aventures précédentes, s'était présenté à la porte de sa maison, avait trouvé sa femme mariée à un camarade, et, n'ayant pas été reconnu, s'était éloigné, sans plus parler. C'étaient là les trésors de Marie Baltus, la cause de ces sourires mystérieux qui recommençaient d'allonger ses lèvres déshabituées, et lui donnaient une si étrange expression, car les yeux ne souriaient pas en même temps, et l'angoisse y demeurait. Elle avait pleuré, d'abord à deux, avec son mari ; puis douté, sans autre raison que le besoin de vivre ; maintenant, elle se prenait à espérer, parce que d'autres disparus avaient été rendus à leurs mères.

Enfin, Pâques de l'année 1924 approchant, elle avait répété à Jacques Baltus, le soir, dans la chambre :

— Puisque tu m'aimes, puisque tu as eu pitié de moi, retourne à Verdun : ils ont tant de choses à faire, là-bas, qu'ils peuvent bien avoir eu des nouvelles de Nicolas, sans nous les écrire. Tu interrogeras ; tu t'assureras que son nom n'a pas été peint sur les croix récemment piquées dans les cimetières. S'il ne figure point parmi les noms des morts, maintenant que l'inventaire est fait, et que toute la terre a été fouillée, quelle douceur déjà, tu comprends ? Je te promets d'être plus calme après…

Elle mettait sa tête sur l'épaule de Baltus ; elle disait encore :

— Laisse-moi, en attendant, porter le pain aux carrefours par où il peut passer… Cela coûte cher, je le sais bien ; d'autres que moi seraient peut-être moins mères : moi, je le vois errer dans la plaine et dans la forêt ; il approche, et il hésite, il n'ose pas venir jusqu'à la porte ; il a peur de nous faire du mal, à cause de la joie que j'aurais… Tu permets que j'emporte, dans mon tablier ou dans un sac, du pain de chez madame Poincignon ?

— Oui, Marie-au-pain.

— Ils m'appellent ainsi, en effet. Mais il n'y a que les Bei Uns, une demi-douzaine demeurés ici, qui se moquent de moi. Les autres comprennent, toi le premier. Tu es bon. Tu n'as pas cessé d'être bon avec moi, quoique j'aie bien changé… Tu feras le voyage, n'est-ce pas ? Tes élèves seront en vacances, pendant la semaine de Pâques ; je garderai la maison ; je n'ai plus la santé qu'il faudrait pour aller au loin ; tu emmèneras Orane ; vous serez deux : moi je resterai avec le souvenir qui ne me quitte jamais…

Il avait promis.

Le mardi de Pâques, 22 avril 1924, l'instituteur de Condé-la-Croix et sa fille étaient donc partis pour Verdun.

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