XI LE LENDEMAIN DE LA JOIE

Le lendemain, qui était un jeudi, il fut convenu que les fiancés « iraient aux habits », c'est-à-dire acheter les cadeaux de noce, dans la ville de Boulay.

De bonne heure, Jacques Baltus et Orane quittaient l'école de Condé. À la porte se trouvait une automobile, empruntée à un commerçant du bourg. Au moment où Jacques sortait de la maison, sa femme, l'ayant laissé descendre les marches, disait, debout sur le seuil :

— Au revoir, mes bien-aimés !

Ces deux mots-là firent se détourner l'instituteur et sa fille, déjà montés dans l'automobile. Jacques Baltus se pencha :

— Tu devrais venir avec nous !

Marie-au-pain hocha la tête :

— Que penserait-il, le pauvre petit, quand il va venir, si je n'étais pas ici, ou bien à sa recherche ?

L'automobile descendit aussitôt la pente, et, au bas de la place, tourna à droite. À la sortie du bourg, Mansuy attendait, vêtu d'un complet brun, son bâton à la main, et la moustache relevée. Il prit place à l'arrière, près d'Orane. C'étaient trois heureux qui partaient. Après le long village de Creutzwald, ils entrèrent dans l'immense forêt de la Houve, sapins d'abord, puis chênes, et ormes, et bouleaux. La brume dormait encore, dans les creux ; le soleil ne touchait que les hautes frondaisons ; ni lui, ni le vent léger, n'avaient chassé encore le parfum de la nuit amassé sous les arbres, parfum des aiguilles résineuses, parfum des mousses et des fougères. La route était presque déserte. La voiture, dans la longue traversée des massifs sans clairières, croisa seulement deux de ces chars automobiles qui, de tous les points de l'horizon, amènent des ouvriers aux mines de la Houve. Puis, brusquement, la forêt s'ouvrit sur la lumière des champs. Les seigles, les avoines, les trèfles, les guérets nouvellement remués, buvaient le jour limpide et l'air irrespiré. Toute la campagne était dehors, occupée aux travaux des longs jours d'été. On eût dit que les gens devinaient le bonheur au passage. Beaucoup, même de loin, touchaient le bord de leur chapeau, ou faisaient signe avec la main. Dans ce matin pur, les choses étaient une caresse pour l'âme, et lui disaient : « Bénis ! » Quelques villages : des enfants par gerbes devant les maisons ; des mères qui rappellent, perdrix effarouchées : « Rangez-vous donc ! » des fuchsias au bord des fenêtres ; des fumiers, bien dressés en rectangles, et le coq, au soleil, perché sur un tas d'or. « Le temps ne durait à personne », pas même à Jacques Baltus, qui oubliait le maire de Condé, les soucis de la classe, ceux plus graves du ménage, et les menaces de Paris, pour ne penser qu'à ces deux enfants amoureux, et aux rires de jeunesse emportés par le vent.

On fut bientôt rendu à la gare de Boulay, au commencement de cette longue rue, tige unique, au bout de laquelle il y a une place, et tout un gros dahlia de maisons et de rues autour d'un vieil hôtel de ville. On ne trouve guère, sur nos frontières, de petite ville plus française que celle-là. Les maisons, presque toutes, ont une modeste figure de France ; quelques-unes, les aïeules, portent la coiffure à la Mansart ; beaucoup ont des fenêtres Louis XV ; l'hôtel de ville est de 1770, l'église de 1780. Mais ce qu'il a de mieux accordé à notre civilisation, à nos coutumes, à nos goûts, à nos amours, ce Boulay d'extrême Moselle, c'est le cœur de ses habitants. Les Allemands, pendant l'interrègne, ne l'ont point gagné, ni changé. Ils appelaient Boulay : « un nid de Français ». Jacques Baltus avait un ami commerçant, établi sur la place de la République. Quand il lui eut rendu visite, et qu'on eut goûté les macarons fameux et le vin blanc du pays, ce furent les jeunes gens qui traversèrent les premiers la place, l'un près de l'autre ; le père suivait. Mansuy, chez le bijoutier, acheta l'alliance d'Orane, et Orane l'alliance de Mansuy. Chez le marchand d'étoffes, le fiancé offrit à sa fiancée le coupon de belle soie noire, dans lequel serait taillée la robe de mariage ; la fiancée offrit la cravate, et la chemise de fine toile. On retraversa la place, pour choisir, chez le libraire, — c'était l'un des deux amis de Jacques, l'autre était M. Koune, le maire de la ville, — les deux paroissiens reliés en beau maroquin, et dorés sur tranche, et riches de signets de soie. Il était de bonne heure encore, lorsque ces présents d'usage, et plusieurs autres, eurent été serrés dans le coffre de la voiture, qu'on avait arrêtée devant la porte de M. Steinger, le libraire. Jacques Baltus, qui connaissait à merveille son chef-lieu, proposa à sa fille et à Mansuy de « faire un tour de vieille ville », de voir la mairie, et l'église, les restes des remparts, la rue des Arquebusiers, la rue du Pressoir, celle du Four banal, celle du Chaudron, la place du Couvent, où habitèrent, jusqu'à la Révolution, des bénédictins irlandais, la place de la Vendée où des femmes de Boulay, pendant la Terreur, mirent en fuite de mauvais gars qui commençaient à brûler les ornements sacrés et un crucifix de bois. Orane regarda son père, qui s'apprêtait à remettre en marche l'automobile.

— Si vous voulez nous faire plaisir ? dit-elle…

— Je suis venu pour cela…

— Vous nous conduirez à Bérus, où est le tombeau de ma patronne, et nous déjeunerons chez Johann Haas Kaas.

— Tu le connais ?

— Non : je voudrais montrer à Mansuy des choses qu'on voit de là.

Il savait que cette fille, plus ardente que lui-même, ne parlait jamais à l'étourdie. Sans comprendre bien ce qu'elle voulait, songeuse aux longs projets, il accepta. Rentrer quelques heures plus tard à Condé, qu'importait, ce jour-là ?

Les voyageurs remontèrent dans la voiture, qui, sortant de la ville, prit une route vers l'Est. On suivit les vallées, quelquefois dans les bois, plus souvent parmi les terres cultivées, ou les prés de la Wéyère. Il faisait chaud. Juin était tout au travail de mûrir les épis. Après Merten, on entra dans la Sarre : les voyageurs aperçurent un paysage étendu, couleur d'herbe, vers la droite, et, de l'autre côté, tout près, un massif escarpé et boisé. On tourna la hauteur en traversant Bisten. Deux minutes plus tard, un haut éperon apparaissait, cap avancé dans la plaine de Sarrelouis.

— Bérus ! dit Orane. Si vous pouvez, le père, arrêtez-vous quelquefois sur la pente ; c'est si beau !

La pente était rude ; on montait parmi des vergers qui, tout du long, couvraient le flanc de la falaise, et au sommet, demi-cachés par les buissons, les têtes d'arbres, les bouts de haie, des maisons dormaient en longue file. Une seule rue. Jacques Baltus eut vite fait d'amener l'automobile jusqu'au bourg de Bérus, haut porté par sa roche dans la lumière, et il rangea la voiture à l'ombre des murs de l'église.

La jeune fille et son fiancé prièrent un moment devant l'autel, puis devant la statue de la patronne de la frontière lorraine, qui est près de l'autel. Mansuy, ayant examiné avec attention le médaillon encastré dans le socle, et où la sainte est représentée tenant la croix, vêtue d'une robe rouge et d'un manteau bleu, et la tête couverte d'un voile blanc, dit gravement :

— Tu lui ressembles !

Orane répondit en riant :

— Elle était fille de roi !

— Eh bien ! ça se trouve encore ! dit-il.

Et, comme il disait cela en français, il ne s'expliqua pas davantage.

Dehors, ils retrouvèrent Jacques Baltus. Les dernières maisons du village n'étaient pas loin. On laissa l'automobile à la garde de dix petits Sarrois qui l'admiraient. Les trois voyageurs prirent un sentier et, sous les branches des pruniers et des pommiers, gagnèrent l'auberge qu'avait désignée Orane. Tandis que l'instituteur entrait dans la maison, et faisait mettre le couvert, Orane et Mansuy traversaient le jardin, où, le dimanche, des pèlerins et des promeneurs, de toute la plaine visible de la Sarre, viennent faire de longues beuveries et fumeries. À cette heure-là, et ce jour-là, on n'y voyait personne. Les tables de bois blanc, disposées avec ordre, occupaient presque toute la largeur du rocher. Des brassées de genêts secs, étendues sur des fils de fer, à trois mètres au-dessus du sol, faisaient de l'ombre, par places. Mais, l'espace se resserrant, entre les deux murailles à pic de l'éperon, il avait bien fallu laisser l'extrême pointe aux pierres et aux buissons de ronces. Là, sur un bloc de roche, Orane et Mansuy montèrent, et se tinrent debout, se donnant la main.

— Regarde ! dit la jeune fille. Tu es venu ici deux fois, peut-être ?

— Une fois, en septembre, pour le grand pèlerinage du troisième dimanche, et il y a longtemps.

— Moi, je suis une habituée de Bérus, à cause de mon nom, tu comprends. Et puis, notre père nous menait à Bérus, chaque année, au temps des Allemands. Tu vas voir pourquoi.

— Je devine !

— Non, tu ne peux pas deviner pourquoi j'ai voulu venir. Regarde bien !

Au-dessous d'eux, jusqu'à l'extrême horizon, c'était la plaine d'un vert tendre et mouillé, où les villages nombreux, se suivant comme grains de chapelet, formaient des taches d'un rose éteint : puits de mines avec les corons, habitations ouvrières, ateliers de métallurgie, que la fumée couvrait, mais humblement, au bas d'un ciel immense. L'herbe et les moissons vertes gardaient leur seigneurie dans le paysage sarrois. Et puis, çà et là, si loin parfois que les yeux ne pouvaient estimer la distance, on apercevait un massif de brume dont les bords, aux deux extrémités, tombaient droit sur la plaine, et qui la bleuissait. Et c'était, parmi les prairies, les seigles, les avoines, et plus haut que les toits des villages, une futaie antique, épargnée, détachée des forêts qui couvrent, au delà, les collines.

— Tout cela, Mansuy, fut à la France avant 1815. Le savais-tu ?

— On me l'avait dit.

— Tout cela peut nous revenir.

— Oui, je sais.

— Nous cultiverons une des fermes les plus proches de la Sarre. Tu commanderas tes chevaux ; et les bûcherons, dans les bois de la Sarre, pourront dire : « C'est monsieur Mansuy, de la Horgne. »

— « Celui qui a épousé une Baltus. »

— Eh ! oui, et tu iras quelquefois à Sarrelouis ou ailleurs. Il faut donc que je t'apprenne, mon Mansuy, que nos officiers et soldats d'autrefois avaient laissé, dans les bons cœurs de plusieurs villes d'ici, un goût de la France. La Horgne, vois-tu, c'est comme la dernière motte de notre pays ; il faut connaître les mottes voisines.

Elle était fière, cette fille de Lorraine, de confier ainsi le secret de son âme à l'homme qu'elle aimait. L'or des belles rayées de juin était sur son visage. Pas un bruit ne montait vers eux. Mansuy éprouvait pour elle une admiration qui grandissait son amour et qu'elle devinait. Elle reprit, désignant de la main une région vers la droite :

— Là, ce village a nom Picard. As-tu demandé pourquoi ?

— Non.

— En souvenir du régiment de Royal Picard, qui était de chez nous. Là-bas, en face, pas très loin, tu vois la petite ville rose ? C'est Bourg-Dauphin. Encore un nom de notre royauté ! Comme elle en a des filleuls dans la Sarre, la France d'autrefois ! Regarde encore plus loin, Mansuy, la ville, tout devant nous, qu'est-ce que c'est ?

— Sarrelouis.

— Ce Louis-là, on le connaît par toute la terre. Oui, tu sais cela. Mais j'ai appris de mon père des choses qui me passionnent, parce que je suis Française, comme tous les Baltus, comme tu l'es toi-même. Il disait, à table, regardant Nicolas, et moi aussi : « Sarrelouis, fortifiée par Vauban, jamais prise par fait de guerre : 1792 ! 1814 ! 1815 ! trois bombardements, des morts, des incendies, point de reddition. Il a fallu la force des traités, pour qu'elle fût prise. Entre ces deux dates extrêmes, que je vous indique, en vingt-trois ans, elle a compté, dans les armées françaises, plus de quatre cents gradés »… C'est pour te dire ces choses-là que je suis venue ici !

— Quatre cents ! dit Mansuy, et c'est grand comme la main ! Es-tu sûre ?

— Oui ; je sais encore les chiffres ; je les avais appris comme un pater, avec Nicolas le blond, et nous les récitions. Attends : Ney, maréchal de France, douze généraux, neuf colonels, soixante-neuf capitaines, quatre-vingt-douze lieutenants ou sous-lieutenants ; des sous-officiers, plus de deux cents ! Et ce n'étaient pas des conscrits, mon Mansuy : c'étaient des volontaires, des engagés…

— Chic !

— Tu vois bien que tu sais le français : les mots d'argot te montent du cœur aux lèvres !

— Plus vite que les autres !

— Écoute encore : une seule famille, du nom de Sellier, — si nous n'étions pas en équilibre, tu pourrais lever ton chapeau, — a donné, dans ces temps-là, à la France, sept officiers de cuirassiers, tous sept décorés, tous sept tués à l'ennemi. Ils n'étaient, vois-tu bien, qu'à dix lieues de Metz : le vent portait.

— Dis encore des noms de famille : j'en connais peut-être.

Orane leva les yeux vers le bleu du ciel, comme si les noms avaient été écrits là-haut.

— Les Ganal…

Elle se tut.

— Les Hautz, dit une voix, derrière elle et en bas.

C'était le père, qui était revenu.

— Les Hermann, reprit Orane.

— Les Tellinges.

Baltus ajouta :

— La frange du pays a toujours été belle de ce côté… Allons, mes petits, descendez de votre rocher : la fille de Johann a mis votre couvert. Venez !

Il aida Orane à descendre dans le sentier.

Tous trois, gaiement, ils traversèrent de nouveau le jardin, et ils entrèrent dans une salle que l'aubergiste avait réservée pour eux. La demi-heure qu'ils passèrent là fut d'abord très joyeuse, paisible, et telle qu'ils disaient : « Nous n'en perdrons jamais le souvenir. » Hélas ! en parlant ainsi, ils ignoraient à quel point ils allaient avoir raison.

Vers la fin du repas, Orane proposa de téléphoner à sa mère.

— Si elle répond, je lui parlerai, dit Mansuy.

Il sortit de la salle, avec Orane, et, dans une pièce voisine, décrochant l'écouteur du téléphone, la jeune fille demanda « la communication avec Condé-la-Croix, numéro sept ». Presque tout de suite le timbre sonna.

— C'est bien à madame Jacques Baltus que je parle ? dit en riant Orane.

— À elle-même. Pourquoi n'êtes-vous pas revenus encore ? J'étais tout inquiète.

— C'est ma faute.

— Alors, je pardonne.

— Le père a bien voulu nous mener de Boulay à Bérus. Bonne journée, je vous assure. Mansuy m'a gâtée : non seulement une robe de la plus belle soie, non seulement nos livres, nos alliances, mais un bracelet d'or, que vous verrez. Dans cinquante minutes, nous serons à Condé.

— Tu es heureuse, mon Orane ?

— Tout à fait.

— Alors, moi aussi, je vais l'être. Croirais-tu…

— Dites la nouvelle ?

— Trois des pains que j'avais mis, pour lui, le long de la lisière du Warndt, ont été emportés. Quelqu'un m'a dit avoir vu un jeune homme, tout semblable à celui que j'attends, errer sur la route que vous suivrez en revenant. Regardez bien ! Ce jeune homme était vêtu pauvrement, et portait un paquet de hardes sur l'épaule. Il ne cessait d'observer de loin notre Condé, et il s'avançait, et il s'arrêtait.

— Ne vous tourmentez pas, comme vous faites, de ce que les gens vous racontent. Tenez, j'ai là, près de moi, un autre jeune homme, Mansuy, vous savez bien…

— Oh ! oui.

— Il demande la permission de causer avec vous.

— Dis-lui de parler.

Orane tendit l'écouteur à son fiancé.

— Est-ce bien vous qui parlez ? reprit la voix lointaine.

— Mais oui.

— N'est-ce pas toi, plutôt ?

Le pauvre gars ne comprit pas. Il répondit :

— Si vous voulez, moi je veux bien ; tutoyez-moi, ça me fera honneur : bonjour, maman !

Orane poussa un cri d'effroi.

— Qu'as-tu fait ? mon pauvre ami ! Donne-moi vite l'écouteur : « Maman ? maman ?… » Elle ne répond pas !… « Maman ?… »

Deux fois encore, elle essaya d'avoir une réponse, et n'en eut point. Elle se précipita hors de la pièce, et courut jusqu'à la salle où Baltus, ayant achevé de déjeuner, fumait en regardant le jardin de l'auberge.

— Vite ! Partons ! J'ai appelé au téléphone. Maman, tout à coup, a cessé de répondre. Je l'ai demandée de nouveau, et rien ne répond. Partons, je vous en supplie !

À l'autre extrémité du fil, dans la cuisine de l'école de Condé-la-Croix, Marie-au-pain, entendant la voix de Mansuy, a cru entendre la voix de son enfant. Le sang a battu violemment dans toutes les artères et les veines de son corps. Lorsque le mot lui est parvenu, « maman », elle n'a plus eu de doute : de trop de joie qu'elle a eu, le cœur lui a pâmé.

Doucement, le long du mur de sa cuisine, elle s'est étendue sur le carreau. Elle dit, tout bas, pour se rassurer elle-même : « Ce n'est rien. » Mais elle a mis les deux mains sur son cœur, qui saute trop vite. Son visage est tourné du côté de l'ombre. Une longue minute, elle demeure évanouie. Puis elle se soulève un peu, sur le coude, sans plus rien voir. Elle ouvre encore les lèvres : « Je savais bien que mon fils reviendrait, et il est revenu ! Maman ! Maman ! » Mais la tête retombe, les lèvres baisent le sol et s'y appuient. Marie-au-pain a refermé les yeux, et plus jamais ne les a rouverts.

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