XIII LA DICTÉE

Le lendemain, les enfants qui jouaient sur la cour de récréation de Condé-la-Croix, en attendant l'heure de la classe, remarquèrent que le maître avait l'air préoccupé. D'ordinaire, notre humeur, s'ils n'en sont pas victimes, leur importe peu. Ils n'eurent point de mérite à observer que Jacques Baltus était moins gai que de coutume, ce fils de la Barisey, ce petit Laître, ce Noiron, ce Chardat et les autres, compagnons de l'équipe du jeu de balle au pied. Ils étaient avertis qu'il avait dû se passer, ou qu'il allait se passer quelque chose de grave à l'école. Cette automobile devant la porte, la veille : la destinée voyage ainsi. Un chef, et dès lors, probablement, — le peuple a cette idée, — une punition, une menace. Plusieurs mères avaient dit : « On va nous l'enlever, notre bon monsieur Baltus. Et qui viendra à sa place ? un de l'intérieur, un qui, peut-être, sera mauvais. Mes petits, je le jure : il n'aura pas votre âme. » D'autres avaient demandé : « Retiens bien ses paroles, s'il raconte quelque chose. Et s'il ne raconte rien, tâche de voir mademoiselle Orane, la jolie, tu sais bien ? — Oui, maman. — Et tu lui diras : « Mademoiselle, est-ce que vous restez ? »

Ils étaient donc sept ou huit, parmi les élèves, qui regardaient le maître au lieu de jouer, ou qui se détournaient pour le regarder, après avoir lancé la balle. L'instituteur se promenait, les mains dans ses poches, nu-tête comme à l'ordinaire, mais, contre son habitude, il ne parlait à aucun de ses élèves ; on ne l'entendait pas demander : « Eh ! Jérôme, tu n'as plus mal aux dents ?… Ton père a-t-il rentré tous ses foins, mon petit Thierry ?… Viens ici, mon pauvre Pierre : est-ce que la maman va mieux ? » Le maître avait l'air de ne porter intérêt qu'aux nuages d'orage qui montaient, de l'est et de l'ouest, noirs d'un côté, fauves de l'autre, et ne laissant entre eux qu'un intervalle bleu, étroit, — la paix, — des deux côtés rongé.

Un coup de sifflet, et les élèves se sont mis sur deux rangs, sans un mot.

— Au pas ! dit le maître, et entrez sans bruit : gauche, droite, gauche, droite !…

La prière récitée, Jacques Baltus donne une leçon à repasser, aux plus petits de la classe.

— Pour les grands, maintenant. Cahiers de dictées ; un ! deux ! trois !

Les pupitres s'ouvrirent ensemble, se fermèrent de même et silencieusement ; au commandement de « trois ! » les grands de l'école de Condé, porte-plume en main, tête levée, étaient prêts à écrire ce que le maître allait dicter.

Jacques Baltus ne prit pas un livre ; il déplia une feuille de papier qu'il avait tirée de sa poche, et posée sur le bois de la chaire.

— Écrivez !

Les têtes se penchèrent, mais plusieurs enfants levaient les yeux, quand la voix du maître marquait un point, et ils trouvaient bien pâle le visage que le soleil touchait au front.

« Ne jugez pas un pays sur le premier homme de son peuple que vous rencontrez, ni d'après le premier journal que vous lisez, ni selon les commères, — attention ! commères, c'est un mot difficile ! — qui remplacent trop souvent le savoir par l'invention. Ne le condamnez pas parce qu'il a commis une erreur, ou deux, ou même plus. Étudiez son histoire. Voyez s'il a toujours eu des saints chez lui, car alors les pauvres y sont aimés ; s'il a encore aujourd'hui des saints parmi ses hommes et ses femmes, car alors on peut tout espérer pour lui ; s'il ne tient pas trop à l'argent, s'il est plus facile qu'un autre à tromper par de belles paroles, car alors il y a des chances pour qu'il soit chevalier. C'est ce que nous faisons, en étudiant l'histoire de France, notre patrie retrouvée. Vous n'avez point à approuver les injustices qu'elle peut commettre, mais souvenez-vous, mes enfants, que notre esprit et celui de nos pères, c'est elle qui l'a embelli ; que le courage des nôtres l'a servie en tous lieux, et qu'on ne connaît pas de peuple qui ait si vite quitté la barbarie, et y soit moins souvent retombé. La France a besoin de sa Lorraine, comme nous avons besoin de la France. Vous l'aimerez mieux si vous la comparez. Servez-la, et elle sera meilleure encore. Quand elle se trompe de catéchisme, cette missionnaire, ce n'est jamais pour longtemps. Sa charité ne cesse point d'inventer ni d'agir. Croyez en la parole de ceux qui savent plus de choses que vous et moi. Mon frère l'abbé me disait : « Dieu veut qu'elle vive encore et qu'elle refleurisse, puisqu'il n'a préparé aucune nation pour la remplacer. »

Il s'arrêta, toucha sa poitrine, comme s'il avait eu mal, puis il dit encore :

— Vous montrerez à vos parents la dictée de ce matin. Vous leur porterez vos cahiers.

Un enfant, un des grands, leva la main :

— M'sieu ?

— Que veux-tu ?

— De qui elle est, m'sieu ? Vous le dites toujours ?

Jacques Baltus ne répondit pas. Deux larmes coulèrent sur ses joues. Un élève, un des petits, dit au grand :

— Pourquoi demandes-tu ça ? Tu vois bien que c'est de lui !

FIN

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