VII Départ à la cloche de bois

À l’aube, par temps pur et frais, Davidée a quitté l’école. Rien ne bouge encore, sur les buttes ni dans les chemins. Le seul rappel de l’industrie des hommes est le bruit de soufflet d’une pompe d’épuisement, qui lance régulièrement son jet de vapeur blanche, là-bas, vers Trélazé, à l’entrée d’un puits de mine ; les champs reposent, et les herbes sont lourdes d’eau et de sommeil. L’institutrice marche vite. Rencontrera-t-elle Phrosine ? Elle ne regarde pas la campagne. Elle a le cœur serré, elle se dit que cette femme va partir seule, sans appui, laisser la maison où Anna Le Floch a vécu, et qu’elle ira au hasard. Phrosine a-t-elle averti quelqu’un ? Des voisins l’aident sans doute, en ce moment, à ficeler un paquet de hardes et à fermer la maison. Voici le toit long ; voici la haie vive. Les maraîchers n’ont pas encore repris le travail, dans l’enclos aux pentes rayées et souples. Un moineau piaille sur la cheminée : on n’a pas fait de feu ce matin chez Phrosine. Comme le silence est grand, autour de celle qui s’en va ! Les brumes s’amincissent en haut du ciel, le bleu transparaît, le soleil doit se lever. On entend le hennissement d’un cheval qu’on lâche dans les prés. Des volets, poussés par une ménagère, heurtent les murs on ne sait où. Et Davidée ouvre la petite barrière de la maison des Plaines. Elle fait trois pas, puis elle s’arrête. Devant elle, sortant de la chambre, Phrosine attire la porte, et tourne la clef deux fois. Elle ne tient plus à ce pauvre logis que par ce morceau de fer qu’elle retire de la serrure, lentement, lentement. Elle regarde le panneau de bois dépeint, éclaté, rongé, et sans doute elle voit au travers, puisqu’elle demeure là, immobile. Enfin elle s’éloigne ; elle a sa clef dans la main droite et, pendu au bras gauche, un gros panier d’osier blanc, dont le double couvercle est soulevé. Car il y a de tout, dans le panier, des vêtements, des provisions, une paire de souliers, des souvenirs de l’enfant. Et elle aperçoit l’adjointe. Alors son visage, qui était triste, reprend sa dure expression. Elle vient. Elle a jeté un coup d’œil sur l’enclos qui est toujours muet.

– Faites pas de bruit, dit-elle. J’ai pas prévenu. Le proprio vendra ce qu’il voudra : je n’ai pas de quoi le payer… Je lui écrirai, pour lui faire prendre patience.

Elle a mis sa robe noire, dont le col est fermé par une broche d’or, la broche de ses noces. Tous les jours elle allait nu-tête dans les chemins de l’Ardésie, et ce matin, comme de coutume, elle n’a mis ni chapeau ni coiffe. Elle sait que ses cheveux sont beaux et que la lumière est belle. Davidée ne peut s’empêcher de l’admirer : « Comme elle est bien ainsi ! Comme elle a l’air jeune ! Et que c’est dommage ! » Elle dit à demi-voix :

– Je vous accompagnerai un bout de chemin. Laissez-moi porter le panier avec vous.

Elle s’est mise à droite ; elle a pris l’anse du panier, et, s’écartant un peu, tirant l’une et l’autre sur le fardeau qui remonte, les deux femmes s’en vont sur la route. Elles se dirigent du côté de la ville. Les maisons sont espacées dans les enclos ; elles sont très vieilles, et quelques-unes très belles, un peu après la maison des Plaines, car déjà, par-dessus l’épaule montante des champs, elles peuvent apercevoir la vallée, et elles ont des fenêtres à meneaux sous des pignons aigus. Phrosine détourne la tête au passage, pour n’être pas reconnue par les fermières qui habitent ces anciens logis. La route tourne autour des vergers. Davidée demande :

– Êtes-vous sûre de retrouver votre mari ?

– Non.

– Et votre fils ?

– Pas plus. Mais je veux les retrouver. Quand je devrais faire le tour de France et entrer dans toutes les maisons où il y a un fils de quatorze ans, je reverrai mon fils.

– Vous ne le reconnaîtrez pas !

– Il me ressemblait. Est-ce que je ressemble à d’autres ?

– Vous allez à la gare. Mais ce soir, où serez-vous ?

Phrosine monte un peu de temps sans répondre. Elle entend venir une voiture derrière elle. Une femme passe, dans une carriole chargée de pots à lait.

– Est-ce que vous voulez que je vous emmène, mère Le Floch et la compagnie ?

– Merci, répond Phrosine, je vas pas loin.

Elle se tourne vers Davidée, et dit, avec volubilité :

– Il y a deux ans, il a retiré le fils de l’Assistance publique ; il a été à Paris pour ça, et il ne peut pas le nier, non, car ceux de l’Administration, pour avoir des renseignements sur lui et sur moi, ont écrit au père Moine que vous avez vu à l’enterrement de ma petite. Mon mari, en ces temps-là, était à Orléans, ou pas bien loin. Je prendrai un billet pour Orléans, et puis je chercherai… Ne racontez cela à personne.

– Je vous le promets, madame Le Floch.

La femme haussa les épaules :

– Appelez-moi toujours Phrosine, allez : vous n’avez pas longtemps à le dire.

Elles sont parvenues à ce point de la montée où l’air, qui coule horizontalement au sommet des collines, touche déjà le front du voyageur. Et de sentir cet air vif de l’autre pente, ouverte sur la Loire, sur les routes plus grandes, sur la vallée immense, et par elle sur le monde entier, il vient, aux deux femmes, une subite faiblesse. Elles déposent le panier dans la poussière.

– Oh ! dit Davidée, voici que nous ne sommes plus dans l’Ardésie.

– Le vent ne sent plus le genêt. C’est fini : je m’en vas ce matin plus loin que je n’ai jamais été.

Elle levait ses yeux durs, ses yeux résolus du côté de la vallée, qu’elle ne pouvait pas voir.

– Allons ! reprit-elle, faut pas mollir. Je pense que c’est le pays qui est si lourd dans le panier. J’en ai le bras comme de la laine. Si je pouvais tout laisser là !

– Oui, tout le mauvais du passé !

– Toute la misère !

– Pas tout le chagrin : emportez-le, Phrosine, il vous protégera. Le soleil est déjà haut : voyez.

La tuile cornière d’un toit, au bord de la route, avait l’air d’une rose nouvelle. Les deux femmes se baissèrent, et repartirent, le fardeau se balançant en mesure, au bout de leurs bras. Elles firent ainsi trois cents mètres encore, et elles arrivèrent devant la grille rouillée d’un château rouge, tout fermé, qui regardait jadis la vallée. Une seconde fois elles s’arrêtèrent, et elles tournèrent la tête, d’un même mouvement, vers la gauche, d’où venait le vent et d’où venait la clarté. Elles avaient, sous leurs pieds, un dernier plateau de la veine de schiste qui va s’enfoncer dans les profondeurs ; elles avaient devant leurs yeux un tertre abandonné, vêtu d’herbe maigre et déjà roussie par la chaleur, et qui descendait pour se souder un peu plus loin au sol léger de la plaine. Des peupliers en ligne se levaient là pour marquer que le limon du fleuve nourrissait les racines. Au delà, on devinait que la courbe de la terre fléchissait encore, qu’il y avait, sous les brumes allongées, des maisons blanches avec leur joie, des chemins, des prairies, çà et là des frondaisons : arbres bordant les champs, futaies, massifs, gerbes aiguës dont les pointes émergeaient. Et d’immenses espaces étaient ainsi noyés dans le brouillard, jusqu’aux collines par qui la Loire est embrassée et conduite, jusqu’au bleu qui fait le cercle au bas du ciel. Les deux femmes éprouvaient sans doute la même émotion, à respirer dans ce large paysage, et elles suivirent du regard la vallée du côté du matin, par où le fleuve vient de l’autre bout de la France. Elles virent le coteau de Saint-Saturnin, qui fait seul figure de montagne, et les berges boisées qui le continuent, et qui étaient comme des fumées bleues au-dessus des brumes éclatantes. Phrosine demanda :

– Orléans, c’est par là ?

Davidée fit un signe affirmatif.

– Si je pouvais seulement retrouver mon fils !

– Oui, dit Davidée avec ferveur, le retrouver !

– Et l’enlever à mon homme ! Je ne veux pas qu’il l’ait, lui ! Dire pourtant que je ne reverrai pas Maurice, si mon homme ne m’en donne pas le moyen !

Elle disait cela avec une colère ancienne, nourrie dans la solitude, et dont l’expression est prête à tout moment. Elle regardait tantôt la vallée, tantôt les maisons bordant le chemin qui s’ouvrait au bas du tertre roux ; et peut-être ne voyait-elle rien, distraite par sa rancune et par l’avenir prochain, que les villages où elle entrerait, bien loin, mère inconnue, cherchant l’homme infidèle et le fils peut-être mort et peut-être caché. Il n’y avait point de témoin, et leurs cœurs étaient libres.

– Fallait-il qu’il fût méchant ! M’enlever mon petit qui n’avait pas trois ans, partir avec lui dans la nuit, un soir que j’avais tardé à rentrer parce que la laverie était forte, et que je recommençais à être enceinte.

– Il n’avait pas menacé ?… Rien ? Pas une scène ?

– Non. Des scènes, on n’est pas marié sans en avoir. Mais il n’avait pas menacé ; il avait dit seulement, quand je lui annonçais ma grossesse : « Deux gosses, ah ! mais non ! » Et quand je suis rentrée, moi qui étais si lasse, j’ai trouvé la maison,… tenez comme elle est à présent : avec la cendre qui m’attendait.

– Quel lâche !

– Comme ils sont tous, un peu plus, un peu moins.

Phrosine se mit à rire tout haut, elle montra ses dents saines, et elle secoua ses cheveux dorés.

– J’étais une belle fille, pourtant, je vous assure. Il m’avait fait la cour ; il avait dépensé, pour nos noces, comme si j’avais été une reine : mais il y en a, par le monde, des reines pour deux ans ! Je ne sais pas pourquoi je vous dis ça : il me semble que je vas le revoir, là, au bout de la ruette, et qu’on va se tuer l’un l’autre, en se revoyant. Je l’ai tant maudit ! Il est cause de tout ! de tout !

Davidée étendit la main vers les collines qui bordent la Loire.

– Qui sait, Phrosine ? Il a peut-être changé ?

– Oh ! que non !

– Si vous alliez le trouver malheureux ?

– Lui ? Il fait la noce avec une autre : j’en suis sûre comme de vivre !

– S’il était touché de vous revoir ? Si vous le rameniez ?

– Que pensez-vous ? Le ramener ?

– Mais oui ; essayez.

– Ma pauvre demoiselle, il faudrait avoir le cœur plus neuf que nous ! On se déteste, à présent, moi, lui, tous deux.

– Même si vous reveniez avec l’enfant tout seul, voyez, ce serait le salut pour vous. Vous commenceriez une vie nouvelle, soutenue par votre enfant, même un peu aidée par moi, si vous voulez. On me défend de vous voir ; je vous verrais quand même. Vous ne seriez plus désespérée comme vous êtes. Bien des gens vous entoureraient…

Phrosine écoutait. Le même rire de moquerie douloureuse tordait ses lèvres molles. Elle ne connaissait guère le son des paroles de pitié. Elle ne l’aimait pas. Elle s’en défiait. Se moquait-on ? La vallée s’emplissait de lumière, et la brume s’ouvrait sur des villages nouveaux.

– Allons, mademoiselle Davidée, ne faites pas l’innocente : vous n’avez pas d’intérêt à vous occuper de moi ; au contraire !

– Je ne vous comprends pas.

– Suffit. Vous ferez mieux de vous occuper de vous-même…

– J’aurai le temps, quand vous serez partie.

– … De votre position. Vous êtes dénoncée.

– À quel propos ?

– Je vous préviens. Vous l’êtes : je le sais.

– Eh bien ! je me défendrai.

– Prenez garde à cela d’abord. Et puis, ne désirez pas mon retour. Il vaut mieux pour vous que je ne revienne jamais !

– Pourquoi, Phrosine ?

La femme se baissa, saisit l’anse du panier, et, tandis qu’elle se redressait, et qu’elle marchait, le regard devant elle, vers les maisons du faubourg commençant, elle dit :

– Je ne vaux pas cher. Défiez-vous de moi aussi. Je ne suis pas de votre espèce. Si je revenais, n’en doutez pas, vous regretteriez de m’avoir connue… Causons d’autre chose. Voici la grande route, là-bas.

La réponse ne vint pas tout de suite.

– Vous ne m’aimez pas. J’en suis persuadée à présent. Si vous aviez besoin de moi, appelez-moi quand même.

Phrosine haussa les épaules. Elles étaient à l’endroit où le chemin débouche sur la grande route d’Angers à Briare. Le tramway arrivait, roulant, se démenant et ronflant sur les rails, comme un bourdon accroché à un fil d’araignée.

– Je vous remercie, dit Phrosine. Ce que vous avez fait, c’est en souvenir de la petite, je le sais bien.

Elle fit arrêter la voiture qui passait, monta, et, quand elle eut placé le panier sur la plateforme de l’arrière, accoudée sur la balustrade elle cria :

– Il vaut mieux pour vous que je ne revienne pas ! Adieu !

Il y eut une gerbe de poussière tout autour du tramway, et cependant, au travers, Davidée reconnut, longtemps, les yeux de Phrosine encore tout pleins de l’Ardésie.

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