XV La permission

Les brumes de novembre, si froides, lourdes et tenaces, corrompaient et tiraient à terre les dernières feuilles. Depuis plusieurs semaines, les poiriers n’avaient plus l’air de torches allumées. Le vent était tout le jour muré sous les nuages, et les maisons y laissaient couler et se tordre leur fumée, lorsqu’un matin, la maison des Plaines ouvrit sa porte et la fenêtre qui donnai sur le petit enclos. Mais elle ne fuma pas, et parmi toutes les voisines, et les lointaines, ce fut comme si elle était seule silencieuse. Phrosine fit le tour de la chambre, où la moisissure blanche couvrait le carreau, par plaques, de sa mousse de savon. Le chat, crevé, devenu momie, était couché sur la cendre du foyer. L’odeur de la mort avait pénétré les murs et les solives. Phrosine n’entra pas dans la pièce d’à côté ; elle se hâta de sortir, et, dans le courant glacé du brouillard, dehors, à deux pas du seuil, les bras pendants, elle écouta. Depuis une heure, Maurice Le Floch devait courir les fermes des environs, tâchant de trouver une place pour l’hiver. La valise de carton ornée de cuir de mouton gisait au milieu de la petite allée, dans l’herbe haute, que personne n’avait fauchée. D’un moment à l’autre, il pouvait revenir, avec la nouvelle souhaitée. Mais Phrosine attendait une autre visite. Pour celle-ci, elle s’était habillée et coiffée avec soin, dans la petite auberge de banlieue où elle avait couché. Il ne pouvait tarder, lui, puisqu’elle lui avait écrit deux jours plus tôt :

Monsieur Maïeul Jacquet,

compteur à l’Ardoisière et au bourg

de La Forêt, près Combrée.

« Je t’attendrai, mon chéri. Je serai à la barrière de la maison. Je veux au moins te dire adieu, car tu ne peux pas m’avoir oubliée. »

Elle ne doutait pas. Elle avait calculé qu’en descendant du train, il prendrait le tramway de la Pyramide, et qu’à midi et demi, par les chemins qui tournent entre les vergers, il apparaîtrait, et qu’elle saurait bien le retenir, et « se remettre » avec lui, ici ou là, à l’Ardésie ou à La Forêt : qu’importait ?

Elle écoutait. C’était l’heure où le dîner, dans les fermes, dans les fabriques, les chantiers, interrompt le travail. Et on aurait pu entendre le pas d’un homme dévalant de la butte du château rouge vers les champs de pierre bleue, si le vent n’avait récolté au passage tant de rumeurs de la ville, et tant de plaintes des branches, des pignons, des haies émondées au ras du sol et aiguisées en sifflets. Toute la vie passée dans cette maison était dans les yeux de Phrosine, était dans le cœur battant de Phrosine, tout le temps qu’elle avait vécu là avec Maïeul, excepté les jours où une grande peine l’avait fait pleurer : car elle ne voulait pas se souvenir de la douleur.

Et quand il fut à peu près midi et demi, un bel homme jeune tourna, du chemin invisible qui descend de la ville, dans le chemin que Phrosine ne cessait plus de regarder. Elle était venue à l’entrée du mince verger plein d’herbe, elle avait croisé ses bras sur la barrière à claire-voie. Elle était fraîche de visage, et jeune par la passion cachée ; elle se sentait puissante, puisque Maïeul venait à elle ; un sourire faible et dangereux allongeait ses lèvres.

L’adjointe, au loin, là-bas, surveillait la récréation de quelques enfants, et elle ne se doutait pas que Maïeul fût si près de Phrosine.

Maïeul, en apercevant la femme qui le guettait, avait pâli et il avait ralenti le pas. Par faiblesse et par confiance en soi, il avait obéi à l’appel de Phrosine. De loin, à peine ému, il avait dit : « Sans doute, j’irai lui dire adieu, il faut bien. » Pauvre homme qui croyais que le passé est un mort ! Depuis le matin, il voyageait vers cette minute redoutable et vers cette femme. Son inquiétude avait grandi. Maintenant, il avait Phrosine devant lui, et, la voyant en ce lieu, dans l’enclos où chaque soir, pendant des mois, il était rentré comme un homme marié qui retrouve sa femme, il était dans l’épouvante, de sentir si violente, autour de son cœur, la bataille de son sang. Sa gorge était serrée. Le sourire de Phrosine l’appelait avec une douceur affreuse, inévitable. Elle ne parla pas tant qu’il fut un peu loin, mais quand il se fut approché jusqu’à pouvoir lire dans les yeux tout éclairés et agrandis par la folie mauvaise, elle dit :

– Je savais que tu viendrais. Viens, mon grand ! On était heureux autrefois. Viens !

Elle le regarda si doux, si doux qu’il eut le cœur tout chaviré, et elle ouvrait la barrière, lentement, pour qu’il ne vît que ses yeux et n’entendît que les mots qui tiennent captif. Mais quand la claire-voie fut ouverte et le sentier libre, Maïeul regarda la terre. Il vit l’herbe haute, et les pruniers miséreux sous lesquels Anna Le Floch avait vécu les derniers jours ; et il revit en esprit l’enfant qui chassait le péché de la maison, et qui en mourait. Alors, lui qui était si faible et comme perdu, il fut soutenu par une force nouvelle. La prière de Davidée le secourait, le mérite de la petite Anna lui venait en aide. Il commença à se détourner de la femme et de la maison, et il dit :

– Je suis venu pour te dire adieu, Phrosine, et voilà qui est fait.

– Déjà ! On ne peut se quitter si vite, toi qui arrives de loin, et moi aussi ! Viens, mon Maïeul !

Elle espérait qu’il la regarderait encore une fois. Mais il se détourna tout à fait.

– Phrosine, dit-il, je ne dois plus être ce que j’ai été.

– Qui te le défend ?

– Une qui en a le droit.

– Je la connais !

– Oui, tu l’as connue : c’est ta fille qui est morte !

Il s’écartait déjà de la haie. Il allait vers l’Ardésie. Phrosine courut à lui, furieuse, criant :

– Ce n’est pas la petite, c’est l’autre ! Ah ! la canaille, elle m’a pris mon amant !

Mais elle n’essaya pas de le rejoindre. Et comme un autre homme, beaucoup plus jeune, sortait du petit chemin qui rôde autour des fermes, et débouche près de la barrière, elle cria de nouveau :

– Maurice ? T’as rien trouvé ?

– Non.

– Moi non plus ! Allons, ouste ! charge la valise et continuons le voyage !

Dans la cour de l’école, Davidée surveillait la récréation. L’heure de la classe n’était plus éloignée. Les enfants étaient presque au complet. L’une d’elles vint, effarouchée, dire à l’adjointe :

– Il y a quelqu’un, à la porte, qui vous demande.

Elle ne savait pas qui la demandait, la pauvre Davidée Birot. Mais comme il y avait un souvenir qui ne la quittait point, elle était aussi blanche que les maisons peintes de Blandes, lorsqu’elle ouvrit le portillon de châtaignier. Maïeul Jacquet s’était découvert. Il se tenait derrière le pilier, dans son costume des dimanches, et si ému, lui aussi, que les mots ne venaient pas à ses lèvres, et qu’il avait l’air d’un pèlerin devant la ville de son rêve.

– C’est moi, mademoiselle Davidée !

Elle ne souriait pas, celle-ci ; elle ne se faisait point tentatrice : elle ressemblait à une morte, parce que son destin allait être jugé par elle-même.

– Oh ! dit-elle, je ne vous attendais plus.

– Je ne pouvais revenir. Mais j’ai travaillé pour vous.

– Merci.

– Je suis compteur à La Forêt. Ils me donneront du travail à l’Ardésie quand je voudrai.

Il comprit qu’elle attendait autre chose. Après un moment, il dit :

– Mademoiselle, je peux habiter l’Ardésie à présent.

Elle ne répondit pas, mais elle commença de s’attendrir sur elle-même, comme ceux qui remontent du fond de la peine.

– Oui, à présent, je peux relouer le pavillon de la Gravelle. Mais j’ai besoin de votre permission.

Voyant que la jeune fille ne pouvait répondre, à cause du chagrin qu’elle avait encore du passé, l’homme reprit :

– Ça serait plus que mon bonheur si vous vouliez : ça serait mon salut.

Il ajouta :

– Pour ce monde et aussi pour l’autre.

Davidée leva les yeux, vers les brumes que le soleil dissipait avec effort. Puis elle répondit :

– Louez le pavillon de la Gravelle, Maïeul Jacquet.

Et la cloche sonna l’heure de la classe.

FIN

Share on Twitter Share on Facebook