IV Loyola

Bilbao, 16 septembre.

Je pars de Saint-Sébastien par le train de huit heures du matin, ligne de Madrid, et, deux heures après, je suis à Zumarraga, qui est un gros bourg pyrénéen, avec des maisons à long toit, des plumets d’arbres pointant au-dessus, des hommes qui ont l’air contents de vivre et un bruit d’eau courante, la cigale de ces pays-là. Les moulins se taisent, parce que c’est dimanche. Une diligence attend les voyageurs, ou plutôt les voyageurs attendent une diligence à cinq mules, qui porte, sur son coffre, écrit en lettres rouges : Zumarraga, Azcoïtia, Loyola, Azpeïtia. Je suppose que les modèles se sont transformés, depuis Dumas et Théophile Gautier, car la voiture ne ressemble aucunement à celles que nous voyons, dans les illustrations des voyages en Espagne, rouler dans un nuage de poussière, au tournant d’un précipice. La nôtre s’en va doucement, au trot des mules maigres. Le mayoral est en blouse, et j’ai l’honneur d’être assis à ses côtés et de jouir de l’encouragement paternel qu’il jette à son attelage, blasé sur les tendresses et les sévérités du conducteur : « Macho ! Macho ! » Cela veut dire simplement : « Mulet ! Mulet ! »

La route est jolie. Il fait grand soleil. Nous suivons le torrent de l’Urola, et, comme les montagnes, presque toutes égales, dévient alternativement l’eau du Gave, tantôt à gauche, tantôt à droite, du bout de leurs pointes vertes, nous changeons d’horizon à chaque moment, l’essence du paysage restant partout la même : des croupes de maïs, des taillis en pente raide déjà nués par l’automne, des sommets d’herbe rase, une maison çà et là, et des ponts d’une arche, pointus en leur milieu, et si anciens que les parapets sont tombés et qu’on ne voit plus qu’un petit sentier de cailloux, montant et descendant au-dessus des remous coupés de roches. Verdure, moissons, bois escaladant les cimes, voiles de brume dans les fentes d’ombre où coulent des cascades : sommes-nous en Tyrol, en Suisse, ou près de Pistoia, dans les hautes vallées de l’Apennin ? On peut choisir entre les trois. La physionomie propre du pays basque s’affirme plus nette dans Azcoïtia. La vieille Espagne héroïque y a laissé un des plus farouches monuments que je connaisse : le palais du XIIe siècle des ducs de Grenade, un simple quadrilatère de hauts murs se levant parmi les maisons, mais construit en pierres d’un brun fauve, polies, luisantes comme l’émail et résistantes comme lui. La famille l’habite encore pendant les mois d’été. Nous passons. Les armoiries de haut relief, seul ornement plaqué sur la façade nue, sont recouvertes d’une draperie de deuil. Et peu après, au milieu d’une vallée semée de maïs, barrant tout l’espace entre les collines, coupant la plaine en deux, l’immense couvent de Loyola m’apparaît, longues murailles blanches avec une coupole au-dessus, qui se dessinent sur le fond bleu de montagnes lointaines. La première impression est une impression de grandeur et de sévérité. Je ne connais pas encore l’Escorial, mais je suis sûr que Loyola lui ressemble un peu. Il est en harmonie avec les lignes régulières du paysage. Pas de bois, pas de couleur violente sur les pentes des montagnes ; à peine une dentelure de clochetons au bas de la coupole. Rien ne fixe la curiosité des yeux qui cherchent. On éprouve la sensation de dépaysement, le secret malaise que nous cause d’abord cette chose si peu humaine : la majesté simple. Il faut se faire à cette vue grave. Je m’y fais par degrés. Cinq minutes ne sont pas de trop. La voiture dépasse le couvent, franchit l’Urola, et me laisse devant un péristyle très orné, auquel on accède par un escalier à plusieurs branches, et dont les rampes de pierre sont gardées par des lions. C’est l’entrée de l’église publique, avançant au milieu de la façade blanche, haute de quatre étages, toute pareille à celle qu’on aperçoit en venant d’Azcoïtia. Près de moi, des dahlias maigres, deux corbeilles de zinias fanés, entourées de haies basses d’aubépine ; puis l’avenue, parallèle au couvent ; puis deux charmilles de marronniers, pour les pèlerins d’été ; puis la plaine qui continue, vert pâle, déserte de ce côté comme de l’autre. Un jardin peu soigné, celui des Pères Jésuites. L’ordre n’est pas contemplatif, cela se voit de suite. Il est militaire. Les maisons qu’il construit pour lui ont l’air plus ou moins de casernes. Aucun luxe d’alentours : pourvu qu’une bonne route y conduise, et permette d’aller par le monde, cela suffit.

Je veux visiter le couvent, et je vais à l’extrémité du long bâtiment, où est la porterie. Je me sens méditatif et songeur. Le Père qui m’ouvre ne l’est pas : un Espagnol blond, tout jeune, à physionomie virginale et souriante.

– Vous voulez visiter, monsieur ? Très bien, le Père « ministre » va être prévenu. Entrez dans le parloir.

Le parloir est une vraie cage de verre, dont les barreaux sont peints en jaune. Il a de larges fenêtres ouvertes sur les jardins, un vitrage qui le sépare de la porterie, un autre donnant sur l’intérieur du monastère, et au travers duquel j’aperçois de grands escaliers clairs, un corridor, de jeunes abbés qui passent, le parapluie de coton sous le bras. Ce sont des novices, me dit le portier, qui partent pour la promenade.

Le Père ministre se faisant attendre, je traverse la porterie, et je m’arrête sous une galerie, en face de la maison patrimoniale des Loyola, « Casa solar de Loyola, » qui est enchâssée dans le monastère, et, toute grande qu’elle soit, n’en occupe qu’une minime partie. Elle est carrée, avec quatre tourelles, flanquant les angles. Le mur qu’on voit encore est en pierre de taille et sans autre ouverture que la porte jusqu’au premier étage, en briques depuis le premier jusqu’au toit. Et ces briques formant des dessins, leur couleur rose, les fenêtres régulièrement disposées, l’entablement orné du toit, font un couronnement de palais à ces soubassements de forteresse. L’unique porte est ogivale, surmontée d’une inscription et des armes de Loyola, qui sont curieuses : une chaudière fermée, entre deux loups. La chaudière, d’après les vieux auteurs, voulait dire : « Gens de noblesse, vous êtes riches, et vous avez le droit de lever des troupes à vos frais. » Les loups, qui ne mangent pas, signifiaient : « Gens de noblesse, vous êtes pauvres sous le harnais de guerre. » Je songe que c’est par cette ouverture qu’à la fin de mai 1521, des soldats français apportèrent sur leurs épaules le fils de la maison, un jeune capitaine, leur ennemi, dont ils avaient admiré le courage au siège de Pampelune. Inigo de Loyola n’était pas un saint à ce moment-là. Ses deux jambes ayant été brisées une première fois par les éclats d’un boulet, une seconde fois par les secousses de la litière, furent, paraît-il, mal ressoudées par le chirurgien d’Azcoïtia. « Qu’on me les recasse une troisième fois, dit Inigo : avec de pareilles jambes, je ne pourrais plus porter de bottes fines. » Il était alors, ajoute un auteur espagnol, extrêmement élégant et ami des belles fêtes. Je vois en esprit la bonne dame de Loyola, Basquaise émaciée, aux cheveux gris, toute fanée par les treize enfants qu’elle avait eus, cherchant sans les trouver les volumes de chevalerie que son fils blessé demandait pour se distraire. On lisait peu dans le palais, et en ce temps-là. Toute la bibliothèque se composait de deux livres : la Vie de Jésus-Christ et la Fleur des Saints. Inigo dut partager ses temps de convalescence, – et ce fut long, – entre la méditation de ces pages, qu’il étudiait le jour, et la contemplation des étoiles, qu’il regardait pendant des nuits entières, et qui lui donnaient une idée très petite de lui-même et de la terre. Quand il sortit de son palais, il ne pensait plus à chausser de jolies bottes fines. Il était vêtu d’un sac, dénué d’argent, renié par son frère aîné, décidé à faire de grandes choses, il ne savait lesquelles, et n’ayant changé que de maître, chercheur d’aventures braves au service de Dieu, comme il l’avait été avec l’épée au poing.

Je songe à ces fragments d’histoire qui me reviennent, mal soudés eux aussi, et à cette énergie des hommes du XVIe siècle, dont les méditations avaient des conclusions autrement viriles que les nôtres, et qui ne connaissaient pas cette crainte du ridicule devant laquelle nous humilions tant de nos actes et tant de nos pensées.

Ce sac-là, par exemple, mon ami, je sens bien que je n’aurais jamais osé le mettre, fût-ce au XVIe siècle, et pour aller en pèlerinage à Montserrat.

Je suis interrompu dans mes réflexions par l’arrivée du Père don Ramon Vinuesa, un grand maigre, aux yeux enfoncés, qui doit être une âme tendre à qui la vie du cloître a fait une enveloppe austère, et qui rit, d’un sourire mince, en me voyant si grave devant la porte, la chaudière et les deux loups.

– Vous m’avez « espéré » quelque temps, me dit-il en français, cependant j’en ai bien peu à vous donner. Je prêche une retraite à des laïques, et, dans une demi-heure je dois être à eux. D’ici là, je suis à vous.

Nous montons au premier étage de la Santa Casa, qui n’est, à vrai dire, qu’une succession de petites pièces, basses d’étage, aux plafonds très ouvragés, transformées en chapelles. On y garde des reliques et des souvenirs de toutes sortes : deux lettres de saint Ignace, encadrées ; un portrait, d’après Coello, copie d’un tableau qui se trouve à Madrid, et où le saint est représenté avec le visage plein, le front large, les yeux bridés et doux, le nez aquilin si commun dans la noblesse espagnole ; la chasuble que portait saint François de Borgia, le jour de sa première messe, et qu’avait brodée sa sœur, Anne de Borgia et d’Aragon ; des meubles de la famille de Loyola, qui habita deux siècles encore le palais après la mort du saint.

Nous suivons les immenses corridors blancs, éclairés par des cours intérieures, sur lesquels ouvrent les cellules des religieux. Le P. Vinuesa pousse une porte, çà et là, et je vois la cellule classique, avec l’alcôve, deux chaises, une table chargée de livres. Nous montons encore, et j’entre dans la bibliothèque, pleine de lumière, de belle lumière tombée d’un ciel de montagnes. Oh ! la réjouissante et savante odeur des reliures de cuir ! Est-ce le vieux papier ? n’est-ce pas plutôt la pensée humaine, comprimée et serrée comme une fleur entre les feuillets, qui répand ce parfum : parfum de vie, puisqu’il enivre ?

Je me sens là un peu chez moi, et je m’attarde. Je demande :

– Est-il possible de voir la salle où s’est réunie récemment ce que vous appelez, je crois, la « congrégation générale » ?

– Très facile. Nous y touchons. Elle est encore meublée.

– Quand a eu lieu la dernière élection du général de l’Ordre ?

– En 1892, le premier dimanche d’octobre. Ne pouvant se faire à Rome, elle s’est faite ici.

Une longue salle, presque sous les combles, très éclairée, comme la bibliothèque. Sur les murs, blanchis à la chaux, des tableaux religieux de valeur médiocre. Des pupitres noirs, tout semblables à ceux des élèves de nos écoles primaires, sont disposés sur deux rangs, en forme de fer à cheval. En face, la petite table de bois blanc du président, avec la sonnette de cuivre. Il y a en tout soixante-treize places. Des cartes, fixées aux pupitres, indiquent le nom de chacun des délégués. Je m’approche, et je lis : P. Antoninus Cordeiro, elector Lusitaniæ ; – P. Clément Wilde, elector Neerlandiæ ; – P. Ambrosius Matignon, elector Franciæ ; – P. Petrus Gallwey, elector Angliæ… Presque tous les pays du monde étaient représentés là.

– Vous n’avez pas tout vu, me dit le Père ministre. Nos congrégations générales ont quelque ressemblance avec les conclaves. Les électeurs ne sortent qu’après l’élection faite. Regardez cette petite salle, à côté, qui n’a d’entrée que par ici. Le jour de l’élection, on y a mis du pain sec et de l’eau. Les délégués entendent une messe à cinq heures et demie du matin, font une heure de prières, prennent leurs places dans la salle de vote, et sont enfermés à clef jusqu’à la nomination du général.

– Et la dernière fois ?

– Personne n’a touché au pain ni à l’eau. Tout était terminé à dix heures, par l’élection du P. Martin.

Nous descendons par un nouvel escalier. Le P. Vinuesa s’excuse encore, prend congé de moi avec une politesse d’homme du monde espagnol, ce qui n’a rien de banal, et ajoute :

– Vous devez traverser au moins la grande église du monastère. Vous la trouverez, je vous en préviens, riche et « un peu rococo ». Nous avons bâti beaucoup de nos églises à une époque où régnait le mauvais goût, et nous lui avons payé tribut.

Il avait raison, ô colonnes de marbre tordues, frontons énormes qui les faites plier, pierres admirables enlaidies de mosaïques !

Je sors de Loyola avec une impression assez différente de celle que j’avais eue en l’apercevant, de loin, du bout de la plaine. Il m’avait paru surtout très sévère. À présent, il me reste une vision de grands escaliers clairs, de salles blanches où la lumière entre à profusion. Et je comprends de moins en moins pourquoi les Guides s’obstinent à surnommer ce monument, remarquable par son immensité, ses belles lignes droites et par les souvenirs qu’il renferme ou qu’il rappelle, « la perle du Guipúzcoa ». La perle ? On dirait avec la même justesse : « Le gentil Saint-Pierre de Rome. » Mais les Guides ne sont pas faits pour être ouverts en voyage : j’ai eu tort d’ouvrir les miens.

Au bas du grand escalier, un panier attelé en poste m’attend. Je l’ai loué à l’auberge voisine, car je veux me rendre à Bilbao sans regagner la ligue de Madrid. Je prendrai la route de montagne, je descendrai sur un village perdu qui se nomme Elgoïbar, et de là, par un chemin de fer à voie étroite, j’arriverai, cette nuit, dans la capitale de la Biscaye.

À peine là voiture a-t-elle tourné à droite, au milieu d’Azcoïtia, et dépassé les dernières maisons, que je sens s’éveiller l’émotion des grands paysages, le frisson délicieux qui nous avertit et dit : « Regardez, écoutez, abandonnez votre âme, voici la beauté pure ! » La route n’était que jolie ce matin : celle-ci est admirable. Bordée de hêtres trapus qui joignent leurs branches pour former l’ogive, pavée de cailloux et de poussière, cloître blanc et vert lancé dans l’espace, elle remonte, elle va, contournant les montagnes, entre une pente qui se lève, hérissée de bois, et l’abîme d’un gave invisible. Des arbres que nul n’a plantés, que le vent d’hiver émonde seul, couvrent les deux murailles de la profonde gorge ; ils descendent, pressés en houles, cimes rondes des chênes et des noyers, aigrettes blondes des bouleaux, écume rouge des cerisiers sauvages ; ils se voilent tout en bas, d’un peu de vapeur bleue ; ils remontent, en face, jusqu’aux forêts de sapins qui ombrent les sommets. Le soleil tombe par larges bandes sur ces masses de verdure. Un parfum puissant, le souffle des terres boisées, remplit les vallées, déborde les crêtes, se déverse dans le vent, et va réjouir le monde. Ceux qui le boiront ne sauront pas de quelle coupe divine il est sorti. Et je ne presse pas les chevaux, qui vont doucement, et je devine aux lignes de peupliers, tremblants au fond du gouffre, le cours de ce torrent qui n’a pas de nom pour moi, et je vois grandir la lumière, et, à chaque détour de la route, les lointains s’élargir.

Cette belle montée dure deux heures. La descente se fait parmi des terres cultivées, des vergers, des fermes assises sur des prés en bosse, où l’herbe, piétinée par les moutons, semble avoir conservé l’humidité des neiges anciennes. Elgoïbar s’agite encore aux derniers rayons du soleil. Les hommes achèvent une partie de paume, sur la place ; des filles, en taille rose, promènent des bébés blancs sous les arcades, et regardent les joueurs ; au bord de la rivière, qui coule d’un seul jet, de vieilles maisons de bois surplombantes, étayées, vermoulues, éventrées par le temps et peintes par la mousse, laissent pendre et flotter des hardes éclatantes. Je passe là une demi-heure, accoudé au parapet d’un pont, à faire en esprit des aquarelles. Puis je monte dans le train. La nuit est toute venue.

Comme le milieu est différent ! Que je suis loin déjà de Saint-Sébastien, que j’ai quitté ce matin ! Le long wagon de première classe, sans séparations, contient, je pense, quarante voyageurs, mais pas un touriste, pas un « baigneur » : des industriels, des propriétaires de mines, des avocats, des occupés, qui causent de leurs affaires. Je sens avec délices l’inquiétude et la fièvre de la vie, car les hommes qui s’amusent ne vivent qu’à moitié, il leur manque cette vigueur de ton, cette passion de l’intérêt qui rapproché les gens de conditions diverses, les met aux prises, et les met en valeur, l’un par l’autre, jusqu’à donner une physionomie, une conversation au plus obscur travailleur. Mes voisins parlent tout haut, par petits groupes serrés autour des piles de valises :

– Voilà qu’on ouvre la ligne de la Robla à Valmaceda. Excellent pour nos houilles ! Tout cela va augmenter encore l’importance de notre Bilbao.

– Oui, quand les digues de pleine mer seront achevées, nous aurons le plus beau port du Nord. Savez-vous que nous exportons à présent plus de trois millions de tonnes de minerai ?

– Santander ne s’en relèvera pas. Je vous verrai demain à Portugalete ?

– Non, je vais aux mines.

Dans l’angle, en face de moi, une scène amusante. Un jeune homme s’avance du bout du wagon, pour saluer une famille composée du père, de la mère et des deux filles. La mère, qui doit avoir une quarantaine d’années, a conservé des yeux magnifiques, ce qu’il faut de taille pour s’habiller en jeune, et l’humeur vive de ses vingt ans qui étourdit ses grandes filles muettes. « Buenas noches, doña Rosalia ! » Elle tourne la tête vers celui qui la salue ainsi, et, de l’air d’une déesse offensée : « Je suis donc bien vieille, que vous m’appelez doña ? Si vous voulez que je vous écoute, dites, je vous prie, Rosalia tout court. » La coutume veut, en effet, dans cette Espagne où la courtoisie prend vite une forme affectueuse et familière, qu’un homme supprime le « Madame » dès qu’il a fait deux ou trois visites dans la maison. « Vous avez raison, Rosalia : je ne l’oublierai plus. »

Nous courons, dans la nuit, à travers des gorges, des vallées, des massifs de rochers percés de tunnels ; la lune pose la corne de son croissant sur la bruyère des crêtes ; j’entrevois des villages éclairés à l’électricité, des fenêtres rouges d’usines, des cheminées de forges, des moulins, aussitôt disparus derrière une vague nouvelle de cette terre montueuse. À dix heures du soir, je descends dans un Terminus-hôtel, très vaste, tout neuf, illuminé selon Jablochkoff, possédant l’ascenseur hydraulique et le peloton des garçons en habit, rangés sur deux lignes, et dont les masques graves, les mêmes en tous pays, bleuissent sous les lampes. Je ris, malgré moi, en entrant. Ce contraste entre le matin et le soir ! Ce mot aussi, qui me revient, d’un Perrichon français arrivant dans un hôtel tout semblable, à Naples, et disant, un peu intimidé par la solennité de l’accueil : « Est-ce singulier, de se recevoir ainsi, entre hommes ! »

Au fond, il avait raison, c’est singulier. Je m’endors en méditant cette parole profonde d’un homme qui avait de la philosophie, et n’y prétendait pas.

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