XIII Madrid

Madrid, jusqu’au 8 octobre.

J’ai rencontré assez d’hommes en Espagne pour juger que l’accueil espagnol est bien différent de l’accueil italien. L’Italien est prévenant ; l’Espagnol est d’une politesse exacte, qui répond à la vôtre, et ne fait pas d’avances. Si vous êtes présenté à un Italien, vous serez immédiatement charmé par sa grâce enveloppante. Il vous étudiera en vous donnant déjà des noms d’amitié, et, dès que sa perspicacité, merveilleusement exercée, lui aura révélé en vous un homme utilisable, soit pour une affaire d’intérêt, soit pour la gloire du pays, il n’est pas d’idées ingénieuses qu’il ne cherche et ne trouve, pour vous plaire et vous amener à servir son dessein. Habileté noble, d’ailleurs, en bien des cas ! Je ne puis me rappeler sans une pointe d’émotion ce vieux sénateur de l’ancienne Vénétie, qui, malgré l’âge et la chaleur, et mille occupations dont il était chargé, se fit, pendant deux jours entiers, mon cicerone, et me dit, le soir où nous nous séparâmes : « N’aurez-vous pas bon souvenir de ma petite patrie ? » Cette récompense lui suffisait. Il était heureux de n’avoir pas ménagé ses forces, si l’étranger, grâce à lui, disait du bien des collines de la cité natale, et des monuments d’autrefois, et des œuvres nouvelles. L’Espagnol est plus réservé. Sa froideur est tout extérieure, mélange de souvenirs, d’insouciance personnelle et d’orgueil national. Il a de beaux usages, il est simple, il est droit, et, qu’il soit hidalgo ou homme du peuple, on pourra bien rarement dire qu’il a manqué de courtoisie. Interrogé, il répondra. Prié de rendre un service, il ne refusera pas, en général. Mais, pour les raisons que j’ai dites, il n’ira pas au-devant de vos désirs. L’action lui coûte, l’étranger lui est suspect, et la pensée de se concilier l’esprit d’un passant lui paraît négligeable. Car c’est là le plus curieux aspect d’une âme espagnole : aucun peuple n’a, peut-être, une plus fière idée de la patrie ; les Espagnols d’aujourd’hui se sentent les descendants légitimes, et nullement dégénérés, des Espagnols du temps de Charles-Quint, et il faut compter avec la susceptibilité d’un fils de croisés. Leur noblesse n’est pas à établir, elle s’impose ; elle est trop grande et trop ancienne même pour qu’il soit digne des titulaires actuels de se donner de la peine et d’en exposer les preuves. Tant pis pour qui ne les verrait pas ! Son témoignage serait sans valeur, contre la conscience du pays et l’évidence des faits.

Un tel état d’esprit fournirait l’occasion de plus d’une observation intéressante. On pourrait prétendre, non sans raison, je crois, qu’un peuple n’a jamais cette mémoire historique et cet orgueil de son passé, lorsqu’il a perdu les énergies qui lui valurent sa gloire. La confiance même qu’il a en soi est un signe de force latente. Les symptômes de décadence seraient bien plutôt le mépris de la tradition, l’engouement de la mode changeante, la recherche puérile et obstinée de la louange. Rien de pareil en Espagne : l’admiration de l’étranger touchera les cœurs comme un hommage, mais on ne la gagnera, on ne veut la gagner par aucun artifice et par aucune réclame. Je laisse ce point aux psychologues. Et je veux seulement noter de quels éléments est faite la réserve d’un Espagnol vis-à-vis d’un Français.

Nous avons contre nous, d’abord, les souvenirs de la francesada, puis, dans les campagnes surtout, le continuel passage de gens sans aveu, Français de naissance peut-être, qui se disent réfugiés, et qui mendient, et qui donnent une idée fâcheuse de la France aux paysans des villages, jusqu’à plus de cent lieues de nos frontières. Mais le plus gros grief, ici comme ailleurs, c’est notre esprit de moquerie, l’éternelle et ridicule habitude que nous avons de comparer Paris avec les moindres bourgs, d’exalter nos goûts, nos chapeaux, nos chemins de fer, nos hôtels, notre cuisine, de parler du Clos Vougeot quand on nous offre du Valdepeñas, et du beurre d’Isigny en présence d’une omelette à l’huile, comme si nous voyagions à l’étranger pour l’unique plaisir de regretter la maison. Si vous êtes mal, pourquoi le dire ? Allez-vous-en tout muets. Vous êtes venus pour votre plaisir, partez du moins sans offenser. Que de sympathies de plus nous nous serions acquises, si nous ne manquions pas un peu de cette faculté d’adaptation, qui est une des formes de la bienveillance, – et si souvent de la justice !

Parmi les Français qui habitent Madrid, plusieurs m’ont fait l’éloge de cette grande ville. « Il n’en est guère, m’ont-ils dit, où la vie soit plus facile, plus simple, mieux entourée. Les relations y sont les plus aisées du monde, et deviennent vite des amitiés, à une condition, celle de comprendre le caractère espagnol et d’adopter les usages, avec la langue et le climat. Sous l’écorce un peu rude des hommes, nous avons découvert très vite des natures éminemment généreuses et dévouées. Nous avons eu des deuils de famille, et je vous assure qu’en France les sympathies n’eussent pas été, autour de nous, plus nombreuses ni plus vives. Les diverses classes de la société se mêlent plus aisément que chez nous. La grandesse n’a aucune morgue avec les humbles. Tout le monde se coudoie, se salue et fraternise au moins d’un petit geste, au passage, à la promenade. C’est quelque chose. Nous regretterons, lorsque nous reviendrons en France, cette atmosphère de cordialité. Nous regretterons aussi, peut-être, la bonne humeur de ce peuple pauvre, qui n’a pas besoin qu’on l’amuse, qui sait encore, l’un des derniers, s’amuser seul, fermer boutique quand il lui plaît, et se faire autant de dimanches qu’il en trouve l’occasion. »

 

Les rues de Madrid, ni même ses monuments, n’ont jamais, je crois, ébloui personne. Elle est vivante, mais elle manque de couleur, presque partout. Je l’ai parcourue en tous sens, et, si j’ai surpris bien des scènes de mœurs, plus ou moins drôles, je n’ai rapporté de mes courses que deux ou trois paysages vraiment beaux. L’un d’eux, c’est la vue du haut de la terrasse du palais royal. On traverse la cour d’honneur, celle où se fait, chaque matin, la parade militaire ; on pénètre sous la galerie qui termine, vers le couchant, le palais et la ville, et, entre les piliers blancs des arcades, toute une vallée verte s’encadre, vallée profonde qui descend par étages jusqu’au Manzanarès, couverte de jardins et de parcs, et qui remonte sur l’autre rive, et, par une succession de bosquets et de grands bois, va rejoindre des montagnes, pierreuses en leurs sommets. Les lignes sont très nobles, la teinte générale est infiniment curieuse. Elle aide à comprendre les tableaux de Velasquez, qui peignait des lointains immenses, d’un vert triste confinant à des bleus sans éclat.

J’aime aussi, d’un amour singulier, la rue d’Alcalà. Il faut la voir aux dernières heures du jour, et d’en bas, de la place de la Independencia. Elle tourne, en montant vers la Puerta del Sol. Elle est large, bordée de palais. Le soir, un côté est dans l’ombre ; l’autre, d’un jaune léger, s’infléchit avec une grâce heureuse, coupé, çà et là, par une façade rose, et tout en haut, à l’endroit où les toits touchent le grand ciel clair, la poussière du jour lui fait comme une gloire. J’ai passé de longs quarts d’heure à regarder cette belle rue fuyante. Les petites Madrilènes, habituées du Prado, qui trottinaient devant leurs mères, avaient l’air de ne pas comprendre.

Cette rue d’Alcalà est, d’ailleurs, l’une des plus animées de Madrid. Les tramways la traversent et conduisent au Prado, au jardin del Buen Retiro, à la Plaza de Toros. Elle possède plusieurs des cafés les plus fréquentés de la ville, l’Académie des Beaux-Arts avec la Sainte Elisabeth de Murillo, deux ou trois ministères, et le rez-de-chaussée étroit et sérieux où Mariquita vend le meilleur chocolat de l’Espagne, et cette église de Calatrava, où, le dimanche, vers neuf heures, on voit tant de belles Madrilènes arriver, exactes, pour entendre la messe, et tant de beaux messieurs arriver en retard, pour guetter la sortie. Enfin, elle est une des dix rues qui déversent, jour et nuit, le peuple de Madrid dans la Puerta del Sol.

Je ne crois pas qu’on puisse éviter ce lieu fameux, étroit, encombré de voitures, de camelots, de filous, d’innombrables gens qui passent et de groupes d’oisifs qui forment comme des îles parmi ces courants noirs. Il a été trop célébré pour des mérites qu’il n’a pas. L’aspect est médiocre : une place à peu près ovale, avec une fontaine au milieu et des maisons tout autour, hôtels, banques ou palais qui sont de la même hauteur et recrépis en rose pâle. Aucune percée sur la campagne ou sur un jardin, aucun monument d’art. Le grouillement de la foule, ni son bruit, ni la poussière qu’elle soulève ne me semblent justifier les étonnements littéraires dont on nous a comblés. Mais la Puerta del Sol est amusante parce qu’elle a des habitués, un régime, presque une philosophie. Je l’ai étudiée, de ma fenêtre de l’hôtel de la Paix, souvent guidé par les conseils d’un Madrilène érudit. C’est tout un monde. Il appartient, de six heures à huit heures du matin, aux marchands de café et de beignets soufflés, à leur clientèle ouvrière, aux novios qui croiraient avoir perdu la journée s’ils ne la commençaient pas sur un mot d’amour à la novia. Ce qu’on en voit, de ces idylles brèves, au tournant des rues, sous l’abri des porches, autour des fontaines ! Ce qui se murmure de choses tendres, toujours les mêmes, avant que la grande ville soit éveillée ! Les bois, au temps des nids, en entendent seuls davantage. On se sépare sur un geste de la main, on se retourne, on se regarde encore. L’employé court à son bureau, l’ouvrière à son atelier. Vers neuf heures la chaleur est douce. Les amateurs de soleil, qui ont dormi sur les bancs, ou le long des portes, et soupé la veille d’un pauvre puchero aux entrailles de poulet, se retrouvent sur le trottoir, du côté de l’hôtel de la Paix. Ils ont des airs songeurs, et des capes misérables. Trois ou quatre agents de la sûreté, des habitués, eux aussi, échangent leurs impressions matinales, et observent d’un œil de tuteurs inquiets les premières belles breloques portées par un étranger et hasardées dans la foule des gueux. Un groupe d’ecclésiastiques en redingote, chapeau de soie et col droit, stationne au garage des tramways. La place s’emplit de minute en minute d’un plus grand nombre d’êtres humains. Vers cinq heures du soir, c’est une fourmilière. On ne voit plus les pavés : rien que des têtes en mouvement autour de rares points fixes, et dont les glissements compliqués, tournants, difficiles à suivre, font penser aux remous des écluses, quand toutes les vannes sont ouvertes. Les cafés sont pleins. Des toreros en petite veste et grand chapeau gris discutent devant la porte du Levante. On crie les billets de loterie, le programme de la prochaine corrida, les fleurs, les romans illustrés, l’eau fraîche, les journaux du soir. Des équipages traversent au pas. Les grandes dames vont au salut, ou faire un tour aux Récollets, ou prendre un consommé chez Lhardy. Aux oisifs du matin se sont joints les errants de la politique, les familiers les plus nombreux de la Puerta del Sol, les fidèles des ministères morts, les dévots besogneux de la sainte espérance : les cesantes.

En France, nous connaissons, hélas ! l’ouvrier sans travail. Mais Madrid nous offre un autre type : l’employé sans bureau. À chaque changement de ministère, le personnel est renouvelé. Conservateurs, libéraux, radicaux, tous les chefs de groupes ont leur clientèle de gratte-papier, de comptables, d’appariteurs, d’estafettes, qui chasse les titulaires en place, triomphe avec le ministère et succombe avec lui. Autrefois, les postes les plus humbles étaient, comme les autres, soumis à la loi cruelle des ras de marées parlementaires. Tout tombait à la fois. Les balayeurs passaient le balai quand le ministre passait le maroquin. Le mal est moindre aujourd’hui. Les infiniment petits se sont consolidés. Il n’en reste pas moins, sur le pavé de Madrid, une vingtaine de mille hommes, titulaires dépossédés de l’écritoire officielle, aspirants perpétuels, guetteurs de nuages politiques, dont la vie est précaire et dont l’avenir se joue à la bourse des nouvelles. Ils prennent l’air de la politique à la Puerta del Sol. Ils n’ont pas d’autre métier. Ce sont des bureaucrates en interrompu. Leur dignité ancienne, toujours près de reparaître, leur défend un travail manuel. Leur misère présente excuse les petits moyens, la mendicité déguisée, les expédients douteux, le sablazo, le « coup de sabre » qu’ils donnent avec maëstria. L’un d’eux, par exemple, – j’en sais quelque chose, – un vieux très digne et portant beau, vous aborde, la main tendue : « Eh ! cher, comment allez-vous ? – Mais, monsieur… – Vous ne me remettez pas ? Le vieux picador du café de Madrid, avec lequel vous avez causé… – Pardonnez-moi. – Vous m’avez oublié, je le vois bien !… Je suis, monsieur, un pauvre employé, qui espère la chute de Sagasta… » Il aura de quoi dîner ce soir, et peut-être de quoi acheter une place de soleil pour les toros de demain.

Vers la même heure, le samedi, la reine régente, en grand apparat, se rend par la Puerta del Sol à l’église del Buen Suceso, qui est aujourd’hui la paroisse du palais royal. Elle assiste au chant du Salve Regina, selon une coutume très ancienne, à laquelle les souverains d’Espagne n’ont jamais manqué, pendant leur séjour à Madrid, depuis le règne de Philippe IV. Ce n’est qu’une cavalcade rapide, qu’une coupure brillante dans les remous sombres qui s’agitent. L’instant d’après, la place reprend son aspect accoutumé.

Et c’est ainsi jusqu’à une heure très avancée de la nuit. Car Madrid, l’été surtout, est noctambule. Les marchandes de fleurs sont devenues plus nombreuses. Elles n’ont plus que trois brins de tubéreuse fanée pour excuser leur promenade parmi les groupes. Des femmes passent, deux par deux, un peu raides, la tête enveloppée de la mantille. L’une est jeune ; l’autre pourrait être sa mère, et l’est peut-être, hélas ! La poussière, au-dessus de la Puerta del Sol et des rues avoisinantes, fait trembler les étoiles. Il faudra, pour qu’elle s’abatte, que le jour soit près de naître.

Alors si vous sortez, enveloppé, dans le froid glacial de ces heures douteuses, vous rencontrerez des vieux et des tout petits, gîtés aux encoignures des portes, adossés contre une borne, achevant leur triste nuit. Dans la même guérite, auprès d’un ministère, je me souviens d’avoir vu deux enfants qui dormaient, frère et sœur sans doute, pressés l’un contre l’autre, les jambes ramenées sous eux, les deux visages rapprochés, si pâles et si bien pareils !… On a beau invoquer la douceur du climat, ce qui est un mensonge, et l’habitude de coucher dehors, et tout ce qu’on voudra, moi j’avais envie de crier : « Élargissez-vous encore, bras sacrés de la charité, et abritez ces pauvres ! »

 

Les maisons de Madrid sont, presque partout, très élevées. Les étages se désignent ainsi : primero, principal, segundo, tercero, etc. Le principal correspond à notre premier, dans les belles rues. Les locataires se connaissent tous. L’usage, du moins, leur fournit l’occasion de se connaître. Il veut qu’en prenant possession d’un appartement, on envoie sa carte aux habitants des autres étages, qui rendent immédiatement visite. Dans les provinces, à Séville, par exemple, dès qu’une famille nouvelle s’installe dans une rue, tous les voisins s’empressent de saluer la maîtresse de la maison. On sonne à la grille ouvragée du patio : « Qui est là ? – C’est le numéro six, ou le numéro quinze, ou le numéro neuf, qui vient offrir sa maison. » L’étiquette commande, en effet, et cela dans toute l’Espagne, qu’on n’achève pas cette première entrevue sans avoir dit : « Vous m’êtes très sympathique ; souvenez-vous qu’au numéro six, ou au numéro quinze, ou au numéro neuf, ou au troisième étage, vous avez une maison et une amie. » N’est-ce pas d’une jolie courtoisie ?

Le même sentiment chevaleresque et magnifique a réglé ce petit débat, tout de forme, qui se reproduit chaque jour. Vous admirez un bibelot quelconque, un tableau, une bague. Le possesseur doit se hâter de dire : « Il est à vous ! » et vous de répondre : « Mille grâces, il est trop bien là où il est ! »

À la promenade, aux portes des églises, on est sûr de recueillir, sur le passage d’une jeune fille ou d’une jeune femme, l’une de ces exclamations : « Est-elle jolie ! Mais voyez donc, quelle grâce ! quelle beauté ! quelle robe bien choisie ! que bonita ! que guapa ! » Les mères entendent, et restent dignes ; les filles écoutent, et le coin de leurs yeux s’amincit. J’ai demandé à un élégant de Madrid :

Vous connaissiez mademoiselle X… ?

– Non, puisque je ne l’ai pas saluée.

– Et vous avez dit : Que guapa !

– C’est l’habitude.

– Mais vous avez répété à sa voisine : Que bonita ! Elle était beaucoup moins bien. Où est la sincérité ?

– Que voulez-vous, nous autres, à Madrid, nous ne pouvons pas nous en taire : elles ont toutes quelque chose !

Les formules épistolaires ou oratoires ne sont pas moins tendres, galantes ou nobles, suivant les cas. J’en ai fait collection. On écrit à un supérieur : « Mon très seigneur et de ma plus grande considération ; » à un homme, on baise les mains, toujours en abrégé : « Q. b. s. m. Que besa sus manos ; » à une femme, on baise les pieds : « Q. s. p. b. » Mais les plus belles qualifications sont réservées aux corps délibérants et aux villes. Les conseils municipaux, par exemple, ont droit au titre d’illustre, d’illustrissime ou d’excellentissime. Et comme ils constituent une personne morale, on s’adresse à eux au singulier : « Excellentissime monsieur le conseil municipal. » Pour les villes, il faudrait un dictionnaire. Elles possèdent chacune, outre leurs armes, une sorte de légende héroïque, vraiment de belle allure, qui accompagne leur nom et résume leur histoire. Et ne croyez pas que la tradition soit brisée, qu’il s’agisse uniquement d’usages anciens, d’une liste fermée, destinée à perdre avec l’âge, un à un, ses alinéas. Je viens de lire un décret qui accorde nom d’excellence à un ayuntamiento, et celui de villa à deux pueblos. Madrid est imperial, coronada, muy noble, muy heróica y excelentissima villa ; Malaga, siempre la primera en el peligro de la libertad y excelentissima ciudad ; Jaen, muy noble, muy leal, guarda y defensa de los reinos de Castilla, y excelentissima ciudad ; Barcelone, « deux fois très noble, deux fois très fidèle, cinq fois notable, insigne tête et colonne de toute la Catalogne, éminente et excellentissime cité ; » Séville est « très noble, très loyale, très héroïque, invaincue et excellentissime ».

Je suis frappé de cette politesse grandiose des hommes entre eux. J’y crois voir, beaucoup mieux que dans la familiarité, le signe de mœurs démocratiques, parce que le sans-gêne des appellations est un mensonge qui ne satisfait personne, un sacrifice dont la vanité se venge immédiatement par d’autres ambitions.

 

Le théâtre de l’Apolo donne, en ce moment, avec beaucoup de succès, la Verbena de la Paloma, c’est-à-dire la Fête de la Vierge de la colombe, une sorte de vaudeville populaire, tout à fait dans le goût espagnol. On y voit un pharmacien goguenard et potinier, un vieux monsieur noceur qu’une fille abandonne pour un jeune amoureux, une brave cabaretière vite apitoyée par les misères de cœur, des buveurs, des mantilles, des commères de faubourg, qu’un air de guitare fait encore danser, des serenos avec leur lanterne. Et tout le monde rit. Les jeunes filles savent la partition par cœur, et la chanteraient, au besoin, avec les acteurs. J’ai passé là une heure très agréable, dans une jolie salle, pour le prix modeste de soixante-quinze centimes. La soirée était divisée en quatre spectacles différents. On pouvait retenir son billet pour l’une ou l’autre des quatre pièces. Il y avait foule. J’ai attendu sous le péristyle. Les spectateurs de la première pièce sont sortis par une porte, nous sommes entrés par une autre. Aucune bousculade ne s’est produite. Et j’aime assez cette manière de prendre le théâtre par petites tranches, à l’heure que l’on choisit, pour une somme qu’on ne regrette jamais.

 

Sauf exception, – et je citerai parmi les exceptions, les hommes politiques, devenus cosmopolites quant aux usages, – les Espagnols reçoivent assez rarement un étranger à leur table. Ils l’invitent à l’hôtel. Pour quelles raisons ? Pour celle-ci, d’abord, que le luxe des repas est moins répandu en Espagne que chez nous ; et pour cette autre encore, plus profonde à mon avis, et plus vraie, que l’intimité est, traditionnellement, plus étroite et mieux défendue. On reçoit plus volontiers le soir, très simplement, sans gâteaux ni thé. Vers dix heures, on passe un verre d’eau. La conversation est cordiale, enjouée, souvent spirituelle. Les femmes possèdent un répertoire très étendu d’histoires locales, car on connaît un peu tout le monde et tous les mondes, à Madrid. Elles racontent bien, et elles ont un si joli rire qu’on ne sait trop d’où vient le plaisir qu’on éprouve, de la drôlerie des mots ou du rire du conteur. J’assistais, hier soir, à l’une de ces réceptions familiales. La fille de la maîtresse de la maison m’a dit :

– Je regrette que vous ne soyez pas arrivé quinze jours plus tôt. Je vous aurais fait voir une de nos amies qui est une des beautés de Madrid. Mais elle est fiancée, et son novio ne veut pas qu’elle sorte.

– Et elle obéit ?

– Sans doute ; cela rentre dans les droits du novio. En général, il est parfaitement renseigné sur les moindres démarches de sa fiancée ; il sait qu’elle passera à telle heure, par telle rue et pour telle raison, et il s’arrangera pour la rencontrer. Si la visite lui déplaît, il l’interdira. Dans les bals, dans les réunions, il accompagnera sa novia. Celle-ci ne dansera qu’avec lui, ou avec ceux qu’il aura désignés, et qui ne sont jamais nombreux.

– Alors les fiançailles ne durent guère ?

– Pardon, monsieur, elles durent souvent deux ans, trois ans et plus. Parfois nous nous lassons de nos novios, s’ils sont trop exigeants, et nous les remercions. Mais c’est pour en prendre un autre. Les familles ne sont pas toujours averties. Plusieurs de mes amies ont eu des novios qui n’étaient pas reçus dans la maison, des novios par correspondance… Il est tombé bien des billets dans les rues de Madrid… Les chapeaux de nos papas en ont porté plus d’un…

Elle ajouta, d’un air entendu :

– Ces novios-là sont les plus jaloux.

– Mais, mademoiselle, je suppose une contredanse illicite, avec un inconnu…

Je vis ses yeux noirs s’agrandir encore ; sa main mignonne se tendit vers moi, comme pour prêter serment ; mademoiselle Juana cessa de sourire un tout petit instant :

– Il y a parfois des drames ! fit-elle.

Je me suis renseigné depuis. Mademoiselle Juana m’avait dit vrai, au moins en ce qui concerne les fiançailles dans un certain monde, celui de la classe moyenne.

 

Un homme du monde, très lettré, a fait devant moi, aujourd’hui, une sorte de distribution de prix littéraires, qui devait être équitable, car il était compétent et désintéressé. « Notre littérature, disait-il, quoique peu répandue au dehors, mériterait une étude attentive. Plusieurs pays, qui passent pour féconds, vous rendent simplement vos idées en travesti : ils habillent les poupées qui sortent de vos maisons de fabrique. Nous aurions à vous offrir, au contraire, je ne dis pas des chefs-d’œuvre, mais, dans chaque genre, des œuvres moins servilement imitées des vôtres. Ainsi, le théâtre espagnol, qui n’a jamais été pauvre, à aucune époque, pourrait être considéré, aujourd’hui, comme un théâtre riche, lors même qu’il n’aurait, pour le représenter, que ces deux hommes : Tamayo, le secrétaire de notre Académie, l’auteur de cette merveille un peu ancienne déjà, un Drama nuevo, et notre étonnant Echegaray, à la fois ingénieur, financier, homme d’État, dramaturge, poète, et que je préfère, comme plus Espagnol, à Tamayo lui-même, un peu teinté d’idéalisme allemand. Dans le roman, j’accorderais la première place ex æquo à Pereda, notre grand écrivain du nord, et à Juan Valera, le souple Andalou, dont nous avons fait notre ambassadeur à Vienne. Pérez Galdós marcherait sur le même rang, styliste moins parfait peut-être, mais ouvrier consommé dans l’art de conduire une nouvelle. Et que d’autres on pourrait citer après ceux-là ! Je vous nommerai, par exemple, madame Pardo Bazán, la romancière des mœurs galiciennes, dont le salon est un des plus recherchés de Madrid ; Leopoldo Alás, esprit mordant, critique redouté, romancier à ses heures, très connu sous le pseudonyme de Clarin ; Octavio Picón, et aussi le P. Coloma, qui me semble un satirique sans rival et un romancier de second ordre. Je ne parle pas de nos orateurs, dont la réputation a franchi la frontière, ni même de nos savants. Vous n’ignorez pas, j’en suis sûr, le nom de D. Marcelino Menendez y Pelayo, le premier et le plus jeune de nos érudits et de nos historiens littéraires, qui, à vingt-quatre ans, avait achevé la publication de ses Eterodozos españoles, trois gros volumes, où se trouvent analysées, avec une clarté admirable, toutes les hérésies soutenues en Espagne, pendant le cours des âges. Il travaille en ce moment à une histoire de la poésie lyrique nationale, dont le cinquième volume va paraître. Croyez-moi, monsieur, les hommes ne nous manquent pas ! »

J’ai eu l’heureuse fortune d’être présenté à M. Menendez y Pelayo et à M. Echegaray. Le premier est un homme de trente-huit ans, long de visage, portant la barbe en pointe et les moustaches tombantes, extrêmement nerveux, un pur intellectuel, dont la redingote professorale se plisse en vain pour chercher le corps et ne le rencontre pas. L’œil est voilé, à la fois très affiné et très fatigué par la lecture. Sa main, quand elle feuillette un livre, caresse involontairement les pages, et joue avec les chapitres, aussi sûre d’elle-même, aussi légère et amoureuse que les doigts d’un grand artiste touchant une mandoline. M. Echegaray, beaucoup plus âgé, a dû être blond, et l’est encore un peu. Il ressemble à Mistral, sauf par les moustaches, qui sont roulées : tête énergique, militaire, les yeux clairs et vivants, d’un vert pâle qui change vite, des manières aisées, et l’air d’un de ces esprits libres, doués pour comprendre toute la vie, à qui tout est facile. On le trouve, chaque après-midi, à ce très beau cercle de l’Ateneo, dont les Madrilènes sont justement fiers, où l’on prononce des discours politiques, où on ne joue pas, où les associés ont à leur disposition quarante mille volumes, et tous les journaux, et toutes les revues, pour dix francs par mois.

 

Le musée de Madrid m’a produit une impression que ni le Louvre ni aucun musée italien ne m’avaient donnée. Nous sommes trop préparés, en général, aux émotions artistiques. Des souvenirs, des images, des comparaisons, empêchent l’étonnement et déflorent toute nouveauté. Ici, vraiment, deux peintres se révèlent, s’imposent par toutes leurs œuvres entassées devant nous : Velasquez et Murillo. Les tableaux isolés de l’un et de l’autre ne m’avaient rien appris. Et je crois bien que je comprends le premier, que je ne suis pas indifférent à la sûreté de son dessin, à l’aisance cavalière de ses grands seigneurs si laids de visage et pourtant de si haute mine : mais je sens que j’aime mieux le second. Les critiques d’art ne sont pas de mon avis. Ils ont des raisons, assurément meilleures que les miennes. Moi, je ne suis que la foule qui passe, l’âme ouverte, et si j’admire les Fileuses de Velasquez, j’ose le dire, c’est qu’elles rappellent par leurs tons mêlés, leur lumière venue d’en haut, leur grâce populaire et non apprise, les toiles où l’autre peignait une humanité supérieure en de très pauvres corps, et mettait sur le visage des bergers à la crèche, ou dans les yeux d’une gueuse regardant sainte Elisabeth, l’émotion que l’habitude des cours a tuée, paraît-il.

Je préfère ne pas écrire ce que je pense de Goya. Mais je soutiendrais volontiers que le musée de Madrid possède le plus beau tableau de Raphaël : simplement le portrait d’un cardinal inconnu, dont la tête patricienne exprime toute l’Italie. Que de chefs-d’œuvre aussi, de l’école flamande ou allemande ! Ce vieux van Eyck, par exemple, dans la salle Isabelle II : une femme assise lit un livre enluminé, un livre d’Heures. Elle a un visage en losange, pâle, transparent et doux, coiffé d’une mousseline à grandes ailes, à peine un peu plus blanche ; sa robe bleue, son manteau vert aux plis cassés, rehaussé de broderies d’or, se tassent à ses pieds et font comme un massif autour de la haute chaise de bois. Ce doit être la fin de l’hiver. La jeune femme tourne le dos à un feu très soigné par le peintre, gerbe de flammes rouges, crochues, sifflantes, léchantes, qui montent entre deux chenets, dans la cheminée aux chambranles immaculés, lavés toutes les semaines. Elle n’attend personne ; son cœur bat lentement ; elle a fermé sa porte. Pour symboliser encore mieux la paix réglée de cette maison, son élégance très sage et la jeunesse pourtant qui fleurit en serre close, le maître tout naïf a mis près de la fenêtre, au fond, sur les dalles, un iris incliné, veiné de mauve délicat, et dont la tige plonge dans une eau invisible, qu’on devine toujours fraîche.

Ce tableau m’avait pris les yeux. J’avais vécu plus d’une demi-heure en Flandre. Quand je descendis les marches du musée, le soleil éclaboussait de rayons les façades du Prado, et, sous les arbres fanés de chaleur, les Madrilènes buvaient délicieusement la poussière.

 

Les jeunes gens qu’on est convenu d’appeler de famille, que je rencontre ici plus nombreux peut-être qu’à Paris, offrent ce singulier phénomène de ne pas être complètement antipathiques. Les plus occupés sont titulaires d’un coin de bureau où ils ne vont pas. Pour la plupart, une utilité quelconque serait une déchéance. Ils éprouvent pour toute profession un dégoût instinctif renforcé par des traditions séculaires. Et malgré ce long désœuvrement de la race, le type est demeuré énergique. L’expression est souvent fade, les traits ne le sont presque jamais. On devine, chez ces jeunes gens, un capital inutilisé de vaillance héritée. Ils ont l’air de bonnes épées qui ne servent pas. Supposez que l’éducation, lentement réformée, leur rapprenne la loi du travail, quel merveilleux tiers état surgirait dans ce peuple !

J’ai fait une autre observation d’esthétique. La différence caractéristique entre les races espagnoles et la nôtre me semble être dans l’inflexion du sourcil. Chez l’Espagnol, le sourcil n’a qu’une pente ; il descend régulièrement vers les tempes, de sorte qu’aucune partie de l’arc ne dépasse le point d’attache près du nez : signe de gravité et de volonté. Chez nous, il est presque toujours aigu en son milieu, ironique, batailleur, spirituel et léger.

On m’avait bien recommandé d’aller, au café de la Pez, voir les danses et entendre les chants populaires. J’y suis allé. C’est, dans une rue borgne, un café aveugle, où il doit faire nuit en plein jour, bas d’étage, enfumé, dont les becs de gaz se mirent dans des glaces suintantes. De neuf heures à minuit, des filles fardées, vêtues de pauvres robes voyantes, crient tour à tour des paroles d’amour désespéré, sur des airs qui commencent dans les hauteurs de la voix, pour tomber en cascade jusqu’aux profondeurs du contralto ; ou bien elles se tordent et se déhanchent, au rythme des olé ! olé ! poussés par les autres femmes et par des messieurs à casquettes de soie, assis en rond au fond de l’estrade.

Les spectateurs, la bohème assez sombre de Madrid, applaudissaient en jetant, sur le marbre des tables, les soucoupes de métal où pyramident les trois morceaux de sucre. L’unique compensation à cette vulgarité du spectacle et de la salle, consistait dans l’incroyable tristesse de ce divertissement. Les mélopées se traînaient, lamentables, et finissaient en l’air, sur une note boiteuse. Je pensais que l’Orient était là, le génie des peuples du Midi, qui pleurent dès qu’ils chantent. J’étais même un peu emballé dans cette voie de rêverie. Au moment où je sortais, je croisai, dans un couloir, une des danseuses, qui me demanda pourquoi je m’en allais. Je lui répondis qu’elle dansait bien.

– Alors, fit-elle en riant, bonsoir, monsieur !

– Vous parlez français ?

– Parbleu ! Mais j’ai dansé au Casino de Paris !…

Et les étrangers continueront d’être introduits, avec précaution, au café de la Pez, pour y voir ce qui reste de la couleur locale et de l’Espagne primitive…

 

La reine régente ne sera pas de retour à Madrid avant la fin du mois. J’espère avoir l’honneur de lui être présenté, lorsque je reviendrai d’Andalousie. J’ai fait, à cette intention, quelques visites, et, au cours de l’une d’elle, un homme d’État espagnol m’a longuement parlé de Marie-Christine.

– Vous l’admirez, m’a-t-il dit, et votre admiration serait plus vive encore si vous saviez toutes les difficultés que cette femme extraordinaire a pu vaincre ou tourner. C’est une question que j’ai étudiée de près, à laquelle le hasard de la vie politique m’a mêlé. Eh bien ! la réponse a été, de ma part, un dévouement absolu à la reine régente. Songez donc à cette sombre situation, et, je puis dire, à cette incertitude tragique des premiers jours ! Alphonse XII venait de mourir au Prado, le 25 novembre 1885. Grâce à la fermeté de M. Canovas del Castillo et du conseil des ministres, la régence avait été proclamée sans trouble. Mais la jeune régente avait tout contre elle. Étrangère, – ce qui est un défaut grave en Espagne ; – seconde femme du prince, et, par là même, associée seulement, dans l’opinion, à la partie la moins populaire du règne ; tenue jusqu’alors à l’écart des affaires ; en butte à l’hostilité sourde ou déclarée d’une fraction de la cour, elle se trouvait presque seule, inconnue, accablée de chagrin, grosse de trois mois, avec la perspective presque assurée de ne pas garder le pouvoir, si le dernier enfant à naître d’Alphonse XII était encore une fille. Les préjugés ont été assez vite dissipés. On a dû reconnaître, chez la régente, une intelligence, un tact supérieurs, une aptitude naturelle au maniement des choses politiques. J’ai même pensé quelquefois que les souverainetés constitutionnelles, dont le propre est de conférer peu de droits certains avec beaucoup d’influence possible, sont mieux appropriées au tempérament féminin, et que les femmes s’en tirent plus habilement que les hommes. Mais peu importe. Ce qui ne désarme pas, monsieur, devant une preuve de courage et d’intelligence, ni même devant l’évidence du bien public, ce sont les ambitions, les basses jalousies. Les ennemis de la régence ont parfaitement compris que la force de ce gouvernement résidait surtout dans la haute valeur morale de la souveraine. Marie-Christine, par sa vertu, par sa dignité dans le malheur, en imposait aux partis. Soupçonnée, elle eût été perdue. Vous devinez pourquoi je n’insiste que sur les conclusions : la reine a su déjouer tous les calculs, s’il y en a eu ; jeune et très charmante, aucune médisance ne l’a jamais atteinte, et si l’on me demandait sur quoi s’appuie la monarchie actuelle, dans un pays où les républicains sont nombreux, et les carlistes encore puissants, je dirais que c’est d’abord sur le respect pour une femme. Oui, nous bénéficions de la trêve du respect. Bien peu de gouvernements peuvent en dire autant. Nous-mêmes nous n’avions pas l’habitude. Mais nous commençons à reconnaître qu’il y a là un secret de gouvernement d’une puissance singulière. Nous lui devons neuf années de paix. Et chaque jour accroît les chances de durée, l’autorité, le renom dans le monde de la régence d’Espagne… Tenez, je suis sûr que, pour Marie-Christine, toute l’armée se ferait tuer !

 

Un autre homme politique m’a dit :

– Jamais peut-être les relations n’ont été aussi bonnes, entre l’Espagne et la France. Les signes en sont nombreux. Vous avez pu en voir un dans la cordialité de la réception faite, par la reine et par la population de Saint-Sébastien, à vos officiers de marine. Effet de l’apaisement général qui semble détendre les rapports de peuple à peuple ; effet surtout de causes plus particulières et plus profondes. Je ne sais pas si vous vous rendez compte de cette vérité, que l’étranger vous estime beaucoup moins d’après l’éclat de vos modes et de votre esprit que d’après votre fidélité, plus ou moins grande suivant les temps, à votre caractère et à vos traditions nationales. Vous êtes entourés de peuples moins mobiles que vous. Entre les Espagnols et les Français il y a cette communauté de sang latin qui a bien son importance, quoi qu’on dise, et qui prédispose à une entente. Encore faut-il que nous reconnaissions dans votre politique, même intérieure, ce souci de la continuité, ce respect du droit, je dirais même volontiers cette pointe de chevalerie qui sont merveilleusement compris en Espagne. Si vous voulez un exemple, je vous avouerai que votre charité si grande, si spontanée, si naïve, quand un malheur la sollicite, nous rapproche de vous, et que l’œuvre mesquine et souvent violente de vos Chambres nous en écarte. Il y a encore cette défense des intérêts catholiques, à laquelle, par un phénomène étrange et heureux pour votre nation, vous restez fidèles, à l’extérieur. C’est là un lien dont la puissance n’échappe pas assurément, aujourd’hui, à quelques-uns de vos hommes d’État. Quand le pape s’adresse à la France, et manifeste publiquement cette espèce de confiance et de préférence qu’aucune de vos erreurs ne vous a encore enlevée, l’Espagne, qui est croyante, écoute la réponse. Elle est impressionnée par l’idée qu’il a de vous. La mémoire lui revient de ce que firent, dans le passé, les deux nations, sœurs dans la foi, et cette fraternité aussi se réveille et nous tend vers vous. Ne croyez pas que j’exagère. Je suis, par tempérament, si éloigné même de toute sentimentalité, dans les questions de cet ordre, que j’aime mieux m’en tenir à cette simple indication. Je vous répéterai seulement un mot qui me fut dit, voilà quelques semaines, par un prélat italien. Je causais avec lui d’une affaire, où la France et l’Espagne avaient agi d’un commun accord. « Ah ! s’écria-t-il, la France et l’Espagne, à elles deux elles meublent le cœur du Saint-Père ! » Mot très italien, c’est-à-dire, si vous y réfléchissez, coloré d’un peu d’imagination, mais plein d’un sens exact et profond. Il y a enfin ceci, monsieur, pour nous faire entendre, que nos ambitions nationales ne sont pas opposées aux vôtres. Elles sont très franchement avouées. Si vous lisez, ce que je vous conseille, l’intéressante brochure intitulée : Las Llaves del estrecho (les Clefs du détroit), vous les trouverez exposées, dans une préface, par le ministre de la guerre lui-même, général José López Dominguez. Nous en avons trois : la reprise de Gibraltar, une union politique étroite avec le Portugal, et une situation privilégiée au Maroc. Elles sont naturelles, et ni l’une ni l’autre ne menace un de vos droits ou ne contrarie un de vos projets. Je suppose, en effet, que votre action, au Maroc, tend uniquement à retarder l’époque du partage, et, l’échéance venue, à vous assurer un bon voisin : et j’estime que nous devons être ce bon voisin, et que vous devez nous aider à le devenir. Notre intérêt, je n’en parle même pas. Mais le vôtre, le voici : avant cinquante ans, l’Afrique aura été colonisée par l’Europe. Chaque nation d’Europe créera sa route, et battra la caisse, pour tâcher d’attirer à elle les caravanes de l’immense inconnu du milieu. Vous aurez votre voie de pénétration, et nous aurons la nôtre. Mais remarquez que nous sommes, en ligne droite, à trois quarts d’heure de Tanger, et que la nature elle-même nous a désignés pour être le trait d’union entre les deux continents. Nos chemins de fer attireront, plus sûrement que les navires, les marchandises et les voyageurs, et, au bout de ces chemins de fer, qu’y a-t-il ? la France, qui bénéficiera de notre établissement sur la terre d’Afrique.

 

Comme dans les autres capitales de l’Europe et dans plusieurs villes d’Orient, la France d’autrefois avait fondé des œuvres d’assistance à Madrid. La France d’aujourd’hui les a adoptées et développées. On est fier de l’y retrouver fidèle à sa double mission de charité et d’enseignement. Et la plus ancienne de ces œuvres est celle de Saint-Louis-des-Français, dont l’origine remonte aux donations et legs de Henri de Savreulx, gentilhomme picard du commencement du XVIIe siècle, qui fut d’abord soldat, et mourut chapelain de Sa Majesté catholique. Elle comprend une église, celle de Saint-Louis-des-Français, calle de las très cruces ; un hôpital pour nos nationaux, avec refuge de nuit et consultations gratuites ; un externat tenu également par les sœurs de Saint-Vincent de Paul, et qui compte de cent quatre-vingts à cent quatre-vingt-dix élèves. Quelques difficultés étant survenues, relativement à l’administration des biens de l’hôpital, une convention a été signée, en 1876, par les représentants des deux gouvernements. Je l’ai lue. Il y est dit que le gouvernement français et le roi d’Espagne sont co-patrons de l’hôpital ; que l’établissement est propriété française ; que le Patriarche des Indes a la haute juridiction en ce qui concerne le spirituel ; que toute l’administration temporelle relève de la France ; que le personnel, exclusivement français, sera nommé par l’ambassadeur, et que les quatre députés désignés, selon le testament de M. de Savreulx, pour veiller à l’administration de l’hôpital, seront pris parmi les Français les plus distingués qui soient à Madrid.

Une autre œuvre est due à l’Alliance française. La Société française de bienfaisance, d’assistance mutuelle et d’enseignement de Madrid possède aujourd’hui sa maison, son école primaire de garçons, où sont instruits de cent trente à cent quarante enfants, en majorité espagnols, et qui contribue puissamment, avec l’école de filles dont j’ai parlé, à répandre la langue française en Espagne. J’ai relevé, dans le dernier compte rendu, ce fait assez éloquent que, sur vingt-huit boursiers de la Société, quatorze étaient Français et quatorze Espagnols.

Il y aurait un bien joli et bien touchant livre à écrire sur nos fondations à l’étranger. L’histoire en est presque partout intéressante. Et puis, comme ce serait doux de voir vivre cette France du dehors, réduite souvent à quelques poignées d’hommes, mais unis, sentant bien la nécessité, sous l’œil de l’étranger, de ne pas se diviser, et faisant tous effort, avec peu de ressources, pour garder à la chère patrie lointaine son vieux renom de nation très puissante, très juste et très aumônière.

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